Reportage dans les universités, à Paris et à Tours, sur la façon dont a été préparée cette nouvelle journée d'action.
Corrigé ou non, le texte du projet de loi sur le travail ne remporte toujours pas l’adhésion des étudiants mobilisés de l’université Paris-1. Vingt-trois organisations syndicales étudiantes, parmi lesquelles l’Unef, la Fidl, l’UNL, appellent à protester le 17 mars. Réunies dans le grand amphi du site de Tolbiac, traditionnellement à la pointe dans les mouvements sociaux, 400 personnes ont débattu de la suite à donner à la contestation née en réaction à la réforme annoncée du Code du travail. Une semaine après la mobilisation qui a vu défiler dans les rues de France entre 200 000 et 500 000 personnes, les étudiants se sont longuement interrogés sur la pertinence de bloquer ou non la fac et se sont étripés sur la monopolisation de la parole par les organisations syndicales à la tribune. Celle-ci se voulait neutre et paritaire. À plusieurs reprises, des étudiantes souligneront la difficulté qu’elles ont eu à prendre la parole sans être huées.
Dehors, une étudiante donne de la voix dans un mégaphone pour sonner le rappel des troupes : « Contre la loi El Khomri, AG amphi N ». Il est midi et quart. D’abord, les procédures de forme classiques. Après le vote, le responsable du site Pierre Mendès France est invité à quitter la salle, ainsi que les personnels de sécurité. Avant de partir, l’homme à la cravate rouge rappellera au micro « la nécessité d’assurer la continuité éducative ». En clair, ne pas empêcher la tenue des cours suivants.
La présence des médias, malgré quelques virulentes contestations sonores, qui subsisteront tout au long de l’AG, est autorisée. Une « zone neutre », c’est-à-dire un périmètre non filmé ou photographié, est instaurée sur le côté gauche la salle. D’autres journalistes sont restés coincés à l’entrée, empêchés de pénétrer dans l’amphi par la présidence, disent les étudiants. « Ils ne sont pas nécessaires », hurle un jeune homme.
La question épineuse du temps de parole – trop long c’est ennuyeux mais trop court on ne peut rien dire – est aussi soumise à la démocratie. C’est adopté, trois minutes sont allouées à chacun des intervenants à la tribune. Un peu plus tard, un second vote pour amputer une minute d’expression à chacun sera acquis. Trop de personnes sont inscrites, il faut libérer l’amphi à 15 heures comme convenu. Il est décidé, toujours après consultation à main levée, de ne pas éructer les uns sur les autres et de se laisser parler dans le respect. La suite démontrera que cette demande relevait du vœu pieux.
Ces quelques préalables évacués, les étudiants entrent dans le vif du sujet, « le débat de fond ». La nouvelle mouture de la loi, présentée le 14 mars aux organisations syndicales, est qualifiée par un étudiant à la tribune « d’opération cosmétique ». Il poursuit : « Certains médias ont parlé de grand bond en arrière, en réalité sur 42 articles seuls 4 ont été modifiés. » Et de décliner les ajustements effectués pour redire leur inefficacité. Il appelle à rester sur la même ligne intransigeante, à savoir le retrait pur et simple du texte. Il relève « la fébrilité » du gouvernement, prompt à négocier aujourd’hui, alors qu’au départ, l’usage du 49-3 avait été évoqué par la ministre du travail pour éventuellement faire passer le texte en force. Un signe, selon lui, de l’efficacité du mouvement de mobilisation et la nécessité de le renforcer. Les autres interventions empruntent la même tonalité.
C’est au tour de Raphaël, du NPA et de l’Unef, de se saisir du micro : « On n’est pas dupes des aménagements. 25 % des jeunes sont au chômage, en moyenne on obtient notre premier CDI à 27 ans. Il faut qu’on dégage des revendications positives et dire qu’on ne veut pas de contrats précaires, faire de l’intérim ou enchaîner les CDD. Nous, les jeunes, sommes juste une variable d’ajustement. Il y a 5 millions de chômeurs et il faut qu’on partage le temps de travail entre tous et toutes. On est déterminés à organiser la confrontation contre ce gouvernement pour qu’il dégage ! » Son intervention déclenche une cohorte de « Valls démission » et d’applaudissements nourris. Un étudiant comparera les concessions du gouvernement à « deux, trois miettes lâchées ».
Progressivement, l’idée d’une « massification du mouvement » émerge. Puis le champ s’élargit puisqu’il est question d’élargir le mouvement aux travailleurs. Une banderole épinglée sur les murs du balcon de l’amphi clame « grève générale ». C’est ce pour quoi un étudiant plaide. Instaurer un blocage de l’économie du pays. Cette perspective soulève l’enthousiasme des jeunes et s’exprime avec vigueur et bruit. Les syndicats de salariés, dont la CGT, se sont greffés à cette journée de mobilisation.
Les modalités concrètes de la lutte sont envisagées. L’expression « convergence des luttes » est lâchée. Un syndicaliste de la CGT parle au nom des cheminots de la gare d’Austerlitz, pour appeler à lancer une passerelle dans la lutte des salariés et des étudiants. Deux lycéens prennent la parole pour expliquer qu’« il n’y a pas besoin d’avoir le bac pour comprendre que faciliter les licenciements n’aidera pas à lutter contre le chômage ».
Un professeur, doctorant, se définissant comme précaire, apporte son soutien aux étudiants. Lui-même a manifesté contre le CPE, il y a dix ans, se souvient-il. Pour galvaniser l’auditoire et les encourager à durcir le mouvement, il raconte, façon vieux briscard des luttes sociales, ses faits d’armes d’alors : « On avait bloqué la fac. On a passé des nuits ici, à discuter, projeter des films. La question se pose, sinon on va ronronner. Les AG ou se contenter de ne pas aller en cours ça ne marche pas ! Il faut occuper ce lieu, qui est à nous pour montrer qu’on est légitimes. » Un second enseignant surenchérit : « Il faut la grève générale ! Il faut que les travailleurs bloquent tout. Quand on construit un rapport de force, on doit réfléchir à tout cela. On est dans un chemin. La prochaine AG doit être pleine, il faut que les UFR se mettent en grève. Parce que le souci, c’est qu’une fois qu’on sort de là, tout le monde reprend sa vie normale. »
« Pour une grève générale »
Certains rêvent « d'auto-organisation démocratique ». D’autres mentionnent la nécessité de mobiliser les autres sites de l’université Paris-1 pour étoffer le défilé, surtout les étudiants en droit, mieux armés pour décrypter le projet de loi. Une étudiante propose quant à elle « une mobilisation festive ».
Pendant ce temps-là, un carton, transformé en caisse de mobilisation, circule dans l’amphithéâtre pour collecter des fonds destinés à payer l’impression des tracts et des affiches par exemple.
Ismaël, étudiant bravache, brise le consensus ambiant et clame à la tribune être favorable à la future loi, « pas parfaite, mais nécessaire ». Il étaye son propos : « Il faut relancer la compétitivité française. » La suite est inaudible. Ses paroles, dans une salle majoritairement réfractaire à l'exécutif, sont noyées dans le brouhaha général et les huées. Le syndicaliste de la CGT ironise : « C’était la coupure pub du gouvernement. » Le suivant lui répond : « On ne peut pas être d’accord avec les patrons, ça s’appelle la lutte des classes ! »
Une heure après le début de l’AG, une poignée d’étudiants quitte la salle. Le débat se grippe, personne n’arrive à dégager un consensus, les modérateurs essaient désespérément de donner une ligne directrice aux discussions. Beaucoup de monde s’est inscrit sur la liste pour s’exprimer à la tribune. De plus en plus, les interventions se ressemblent et recyclent les mêmes arguments, d’une prise de parole à l’autre.
Chaque étudiant à la tribune décline son appartenance syndicale, faisant tiquer les plus hostiles aux organisations étudiantes présentes telles que les Jeunes Communistes, Solidaires étudiant-e-s ou le NPA. Les membres de l’Unef, syndicat étudiant opposé à la réforme mais historiquement proche du Parti socialiste, sont pour leur part accusés de monopoliser la tribune voire de s’approprier la lutte. Une représentante de l’organisation est huée. Une étudiante hurle à plusieurs reprises : « On n’est pas à un meeting. » Le débat se polarise sur les étiquettes politiques. Quelqu’un suggère de limiter les interventions des organisations. L’un de ne pas laisser flotter dans les cortèges les drapeaux des divers syndicats. Un autre qualifie cette AG de « mascarade » et dit refuser qu’ils s’expriment en son nom à Matignon.
Une étudiante souligne la difficulté pour les femmes de s’exprimer. Une autre corrobore ses dires : « Vous faites flipper. Je ne suis pas encartée mais je suis au comité de mobilisation, comme quoi il n’y a pas que des étudiants syndiqués. Plus on est nombreux moins on sera fatigués et la mobilisation aura un impact dans le temps. Il ne faut pas non plus rejeter totalement en bloc les organisations. Elles ont un passé, c’est utile pour nous. » Sur un plan pragmatique, elle suggère d’imaginer des slogans à l’image du hashtag viral #onvautmieuxqueça lancé sur les réseaux sociaux et de créer des banderoles. Bref, de donner corps à la bataille.
Refroidi par l’accueil frisquet réservé aux syndicats, un autre commence timidement son intervention par une précaution : « Je suis militant mais je ne suis pas là pour faire de la pub pour mon organisation. » La suite est moins conciliante : « Il faut que Valls se casse. À Matignon et à l’Élysée, ils nous empêchent de rêver, on va les empêcher de dormir ! »
Soudain, une parole sincère éclot. Des étudiants non encartés mettent des mots sur la précarité. Philippe raconte n’être jamais venu assister à une AG. Il dit être « déçu d’avoir perdu deux heures. J’ai deux boulots, je galère un peu et là j’entends depuis toute à l’heure des gens ne parler que des syndicats. On n’a même pas pris le temps de réfléchir. On n’a même pas parlé des étudiants-travailleurs. » Son intervention achevée, il lâche le micro et se dirige vers la sortie, avant d’être intercepté par une étudiante syndiquée.
Une autre s’approche pour partager avec tous son rapport au travail : « Qu’est-ce que le travail ? C’est la précarité, l’humiliation, l’aliénation. On nous prend pour des branleurs, pour des jeunes qui ne veulent pas travailler. On est plein à galérer, on est plein à connaître la galère du travail. J’ai travaillé une seule fois. Je n’ai plus envie de travailler, j’espère étudier le plus longtemps possible. »
À mesure que les minutes passent, quelqu’un propose de reporter le vote puisque les bancs se sont vidés, créant un peu plus de confusion. « On vote contre mais contre quoi ? » s’exclame une jeune fille. 70 étudiants prennent part au vote à main levée, organisé en catimini puisque les non-grévistes commencent à arriver pour leur cours. Il est finalement décidé la tenue d’une AG, la grève, un blocage de la fac, un cortège unique pour Paris-1.
À l’École normale supérieure, dans une ambiance plus feutrée, une cinquantaine de personnes se sont réunies mardi 15 mars à la cantine. Ici aussi, les personnes rassemblées s’interrogent sur le ton à donner au mouvement. Il est jugé nécessaire de construire une lutte dans la durée et surtout de fédérer un maximum d’étudiants et, aussi, de travailleurs. Là aussi, un syndicaliste de la CGT a été invité pour mettre en œuvre « un objectif commun » à savoir le retrait du projet de loi. « Il se passe quelque chose de puissant. Les revendications émergent de la base, il y a une autonomie des AG », explique-t-il en préambule. Il rappelle qu’en 2006, les manifestations contre le CPE ont commencé « piano » avant d’aller crescendo. Un participant de l’AG met en garde ses camarades de lutte à ne pas « s’enfermer » dans le parallèle avec le CPE, afin de montrer que la contestation prend sa source dans une colère et des revendications plus larges que cette réforme. Ce à quoi un autre répond que le combat s’incarne dans une loi comme ce fut le cas avec la réforme d’autonomisation des universités (LRU) entre 2007 et 2009 : « Tout mouvement a un début et une fin. C’est un point d’appui pour changer la société et cela donne confiance aux gens. Même si tout reste à construire. »
Le responsable syndical appelle à faire « la convergence de la convergence des luttes ». Il indique être disponible pour faire de la pédagogie. D’ailleurs pour que tout le monde sache bien de quoi il retourne, un étudiant se propose de lire le résumé des ajustements du projet, disponible sur le site de pétition en ligne Change.org, à l’origine de la mobilisation électronique.
Sensibiliser les quartiers populaires à la mobilisation
De son côté, un étudiant considère au contraire qu’il faut édicter un « mot d’ordre clair et lisible » sous peine de créer des incompréhensions donc de détourner des soutiens potentiels. Une étudiante conteste cette analyse et invite l’assemblée à ne pas oublier les réfugiés, les migrants, « en première ligne du prolétariat », car elle ne se voit pas lutter contre un seul problème mais entend combattre un « système plus général ». D’autres mentionnent aussi l’écologie, la constitutionnalisation de l’état d’urgence ou le contrat de travail unique comme des dimensions à ne pas ignorer. Le débat se déroule dans le calme. Tout juste la réunion est-elle perturbée lorsqu’il est demandé à l’assemblée de quitter l’espace situé sous la verrière, réservé pour un cocktail. Un moment de flottement s’empare de la salle qui se demande si elle doit obtempérer à cette demande. Un étudiant suggère de ne pas obéir, un autre râle : « On bouge, on ne va pas faire de tout un combat. » Après un vote démocratique, chacun déplace les tables et les chaises et se déporte vers la droite.
Finalement, c’est dans les locaux de l’élitiste ENS que surgit l’idée de s'adresser aux habitants des quartiers populaires, afin de créer un élan englobant. L'une des participantes formule le souhait que « ceux des cités qu’on ne voit jamais dans les manifestations car c’est pour les bourgeois alors que ce sont les premiers concernés» se joignent à eux. « Il faut les sensibiliser. Ce ne serait pas un mouvement pour séparer mais au contraire pour fédérer contre des causes communes », argumente-t-elle. La suivante souligne la nécessité de communiquer spécifiquement à destination des femmes, « racisées », victimes de la « double peine » en terme de discriminations et souvent les premières touchées par la précarité. Pour conclure, elle insiste : « Il faut aller ailleurs, dans les lycées professionnels par exemple pour aller à la rencontre de cette autre jeunesse qui n’est pas comme nous. » Pour rebondir, un étudiant met en garde ses camarades contre la tentation d’organiser des AG qui durent « mille ans » et peuvent faire fuir les non-militants peu habitués à ce type d’échanges. La preuve, cela fait trois heures qu’ils débattent. Après ces palabres, il est décidé de bloquer la rue d’Ulm qui héberge la célèbre institution et d’aller manifester.
À Tours, aux Tanneurs, les affiches annoncent l’AG du jour prévue à 17 heures : « Pour te battre, viens débattre ! ». Un avertissement est aussi placardé sur les portes en verre à l'entrée du bâtiment. On peut y lire : « On se mobilise, on ne vandalise pas ». Ici, l’occupation se veut festive et responsable. L'un des modérateurs rappellera aux étudiants de se comporter avec respect pour ne pas entamer la crédibilité du mouvement, en ne fumant pas dans les locaux, en ne prenant pas de fournitures sans autorisation et surtout en ne commettant aucune dégradation.
La modératrice qui inaugure l'AG rappelle d'une voix ferme à la tribune qu’il faut éviter les applaudissements afin d'assurer un déroulement serein à la discussion. Elle mime les gestes permettant de s’exprimer en silence. Les mains se lèvent, donnant à la salle un air de spectacle de marionnettes. Toujours sur plan pratique, la jeune femme annonce l’annulation du contrôle continu jeudi 17 mars pour permettre aux étudiants de ne pas pâtir de la mobilisation. Les jeunes rassemblés ici n'abordent pas le contenu même du projet de loi, tant il fait l'unanimité contre lui dans cet amphi. Des lycéens se demandent comment se joindre au mouvement lorsque les proviseurs de leurs établissements les empêchent de le faire. Une étudiante conseille à la jeune fille d'en parler à ses parents. Celle-ci rétorque que sa mère ne partage pas du tout ses idées et que le dialogue reste délicat.
Ici, c'est principalement le défilé du 17 mars qui polarise l'attention. Le cas des lycéens - les inclure ou non dans le combat- est discuté. Le sujet est sensible puisqu'ils sont pour la plupart mineurs. L'autre point examiné concerne les « actions coup de poing ». Au micro, l'un des participants s'interroge sur la pertinence de bloquer le tram comme cela a été fait le 10 mars : « Certains n’ont pas compris ce qu’on faisait là. Les soixante manifestants ont été incompris et vus comme de jeunes égoïstes. Il faut faire venir les gens à nous et discuter avec eux sinon au mieux on se les met à dos mais au pire on coupe le mouvement. »
Mais le vrai point de crispation concerne la brève incursion à la section locale du Parti socialiste menée par quelques étudiants dans l'après-midi. L'un d'entre eux résume cet échange de vingt minutes, qualifié de peu « productif ». Il rapporte qu'il y a eu « peu de mots, peu d’engagements. Ils nous ont dit qu'ils voulaient une réécriture approfondie de la loi mais pas un retrait. Fallait y aller ou pas ? Je vous laisse juges ». Quelques personnes tiquent et désapprouvent cette prise de contact avec le parti de la majorité. Une étudiante souligne que le PS n'est pas le gouvernement et que différentes tendances y cohabitent.
Un peu plus tard, une jeune femme aborde la question des débordements potentiels, des éventuelles arrestations et se demande plus largement comment manifester alors que l'état d'urgence le proscrit. Un autre avoue être dans le flou quant au déroulement concret de la manifestation du lendemain. Finalement, le rendez-vous est pris pour le lendemain à dix heures.
Source : https://www.mediapart.fr
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