L’affaire «Uramin» a atteint le stade de la fission. Selon nos informations, Areva aurait bien trompé l’Etat lors de l’acquisition en 2007 de cette société d’exploration minière détenant des gisements d’uranium en Afrique, qui se sont tous avérés inexploitables. Dirigé à l’époque par Anne Lauvergeon, le groupe nucléaire a déboursé 1,8 milliard d’euros pour racheter la société canadienne en dissimulant sciemment des informations à son autorité de tutelle, comme le montrent de nombreux documents obtenus par Libération. Notes confidentielles, mails internes, rapports caviardés, ces éléments dévoilent l’ampleur d’un scandale que les responsables d’Areva ont longtemps cherché à étouffer, Anne Lauvergeon en tête.
Pour prospecter de nouveaux gisements, Areva a recruté en 2006 Daniel Wouters, ancien banquier belge spécialisé dans les acquisitions minières. C’est lui qui va piloter, en lien direct avec la présidente, l’acquisition d’Uramin. Une opération qui s’annonce à l’époque particulièrement juteuse. Uramin possède trois gisements, à Bakouma (Centrafrique), Trekoppje (Namibie), et Ryst Kuil (Afrique du Sud). Pendant plusieurs mois, Lauvergeon et Wouters multiplient les rendez-vous avec les actionnaires et négocient pied à pied. Mais le cours de l’uranium ne cesse de s’envoler, il faut donc aller vite.
D’autant que l’élection présidentielle se profile en France. Dans un mail, Wouters explique qu’il faut profiter de ce «flottement politique». Reste néanmoins un ultime obstacle à franchir : obtenir l’aval de l’Agence de participation de l’Etat (APE). Cette administration, qui représente l’Etat actionnaire au sein des entreprises stratégiques, est réputée pointilleuse. Le 5 mai 2007, l’Agence rédige une première note sur Uramin. Tout en reconnaissant l’intérêt «éminemment stratégique» de cette acquisition pour Areva, Bruno Bézard, le directeur général de l’APE, émet plusieurs réserves. Il pointe en particulier la connaissance insuffisante des données techniques sur les réserves et les conditions financières de l’opération. En conclusion, le patron de l’APE estime que de nombreux points essentiels nécessitent des investigations complémentaires.
Mais à peine trois semaines plus tard, Bruno Bézard valide l’opération. Dans une nouvelle note, il considère cette fois que les investigations menées par Areva «semblent sérieuses et adaptées», et qu’elles ont apporté une «assurance raisonnable». L’affaire est pliée. Cinq jours plus tard, la petite société est engloutie pour 1,8 milliard d’euros, un prix cinq fois supérieur à celui demandé un an plus tôt.
Comment Areva est-elle parvenue à convaincre si rapidement son autorité de tutelle ? En lui mentant, tout simplement. Selon nos informations, deux documents retrouvés lors d’une perquisition chez Daniel Wouters montrent que de nombreux éléments ont été sciemment dissimulés à l’Etat. Ces documents, datés des 15 et 16 mai 2007, évoquent clairement des risques sur la nature exacte des réserves, les méthodes de traitement des minerais, une planification des projets qui paraît «optimiste». Ils soulignent enfin les questions qui se posent sur les estimations du cabinet SRK, payé par Uramin. «Si nous avions eu ces informations, nous n’aurions jamais validé le projet», assure aujourd’hui à Libération un ancien haut fonctionnaire en poste à Bercy au moment de l’acquisition.
Anne Lauvergeon était-elle informée de ces avis négatifs ? Un des documents dissimulés à l’Etat a en tout cas été aussi retrouvé lors d’une perquisition à son domicile, dans le bureau de son mari, Olivier Fric. Mais à l’époque, personne n’imagine une escroquerie, encore moins l’Etat. Dans une note de juillet 2007, qui finalise l’opération, le patron de l’APE écrit d’ailleurs dans la marge : «Beau succès pour Areva et pour la France.»
Daniel Wouters, 62 ans, est le personnage clef de l’affaire. L’ancien banquier belge ne se voit pas seulement reprocher d’avoir dissimulé des informations à l’Etat. Il est désormais suspecté d’avoir profité financièrement de la transaction. Toujours selon nos informations, des documents saisis lors d’une perquisition à son domicile prouvent que Wouters serait lié financièrement à certains actionnaires d’Uramin. Cette connexion passerait par une société fondée en 2003 par Wouters, Swala. Spécialisée dans l’exploration de mines d’or, la structure possède des permis au Gabon, au Burkina, au Mozambique et en République démocratique du Congo. Les policiers de la Brigade financière ont découvert que parmi les actionnaires de Swala figurent deux sociétés au nom exotique : Jayvee & Co CBIC Mellon Global Securities Services Co et WB Nominee Limited. La première est détenue par un certain James Mellon.
Et la seconde, selon les enquêteurs, est «susceptible d’appartenir à Stephen Dattels». James Mellon et Stephen Dattels sont deux des principaux actionnaires d’Uramin, cette coquille vide vendue 1,8 milliard d’euros à Areva. Rappelons que dans ce dossier, Mellon et Dattels négociaient directement avec Daniel Wouters. Au-delà des soupçons de conflit d’intérêts, leur présence dans l’actionnariat de Swala soulève de nombreuses questions. Depuis quand les trois hommes se connaissaient-ils ? Daniel Wouters a-t-il dupé Areva en échange d’une rétribution? Et sinon, pour quelle raison Mellon et Dattels ont-ils investi dans Swala ?
Un autre acteur du dossier a cherché à entrer au capital de Swala, le mari d’Anne Lauvergeon. Dans un mail de 2011, Daniel Wouters annonce à ses associés qu’Olivier Fric veut entrer au capital de Swala. Jusqu’où ce dernier est-il intervenu dans le dossier Uramin ? L’enquête judiciaire a révélé qu’il bénéficiait de très nombreuses informations sur la «junior minière», rachetée à prix d’or par Areva malgré des gisements inexploitables. Lors d’une perquisition au domicile des époux Lauvergeon, les limiers de la financière ont découvert dans son bureau un grand nombre d’éléments ayant trait à l’affaire, pour la plupart confidentiels. Olivier Fric, qui se présente comme «consultant en énergie», a-t-il utilisé cette documentation nourrie pour spéculer sur Uramin ? «Aucun élément retrouvé ne permet de compromettre pénalement mon client», assure son avocat, Me Mario Stasi. Mais la piste est très sérieusement envisagée par Tracfin, le service antiblanchiment de Bercy. Dans une note datée du 31 juillet 2015, révélée par Charlie Hebdo et que Libération a pu consulter, Tracfin met en lumière des «flux atypiques» sur plusieurs comptes détenus par Olivier Fric, flux qui pourraient être constitutifs d’un délit d’initiés en lien avec le rachat d’Uramin.
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Source : http://www.liberation.fr