Une Europe au service de la majorité, et non d’une élite. Inégalités et pauvreté : il est temps d’inverser la donne en Europe
8 janvier par Alice Graas
CC - Flickr - Michael Coghlan
Cet article se base sur le rapport « Une Europe au service de la majorité, et non d’une élite. Inégalités et pauvreté : il est temps d’inverser la donne en Europe », publié par Oxfam le 9 septembre 2015.
En résumé, il nous explique que les politiques d’austérité appliquées dans tous les pays de l’Union pour faire face à la crise économique ces dernières années n’ont fait que creuser les inégalités déjà présentes. Selon Oxfam, il est donc plus que nécessaire d’opérer un virage radical pour parvenir à une meilleure redistribution des richesses grâce à plus de justice fiscale et sociale.
La crise économique qui sévit actuellement dans nos pays amène ceux-ci à prendre des décisions néfastes, encourageant la paupérisation de la population. Cependant, tandis que les conditions de travail se détériorent, qu’augmente le nombre de personnes en situation de pauvreté, les pourcentages les plus riches de nos populations continuent de gagner chaque année un peu plus, creusant un écart profond entre riches et pauvres dans l’UE et constituant progressivement une société à deux vitesses.
En 2015, Oxfam lance une campagne intitulée « A égalité ! », dans le but de mettre ces processus en évidence et d’inciter les Etats européens à agir à travers une croissance durable et un renforcement de la protection sociale, pour redevenir des exemples en termes de droits humains.
Des niveaux de pauvrété et d’inégalité intolerables
Malgré un Produit Intérieur Brut (PIB) moyen par habitant assez élevé (26 600 €/an), la plupart des pays d’Europe connaissent des taux de pauvreté importants. Pour ne citer que quelques chiffres éloquents, en Espagne, Italie, Roumanie, Lituanie et Lettonie, plus de 30% des enfants vivent en-dessous du seuil de pauvreté et sur les 500 millions de personnes habitant l’UE, près de 10% manquent d’argent pour chauffer leur logement ou encore faire face à des dépenses imprévues. Les taux de chômage sont également très importants, puisqu’en 2013, ils dépassent les 15% en Grèce, en Espagne, en Croatie, au Portugal et à Chypre. Mais le manque d’emploi n’est pas la seule raison de l’augmentation du taux de pauvreté, puisque même certains actifs font face à des problèmes pour subvenir aux besoins de leur famille. Dans de nombreux pays européens, les salariés possèdent un pouvoir d’achat plus faible qu’avant la crise financière de 2008.
Face à cette augmentation de la pauvreté, certains individus continuent néanmoins de prospérer : entre 2010 et 2013, le secteur du luxe a progressé de 28%.
Lorsque l’on observe les statistiques, on constate que la répartition des richesses est plus favorable à certaines populations. Genre, âge et origine sont des facteurs qui la font fortement varier. En effet, 85% des milliardaires européens sont de sexe masculin, tandis que les femmes sont six millions de plus que les hommes à avoir un revenu inférieur à 60% du revenu médian. L’écart salarial entre les deux sexes persiste dans tous les pays de l’Union, même s’il varie entre 30% (pour l’Estonie) et 3 % (pour la Suède). On constate une réduction de cet écart, mais celle-ci est davantage consécutive à la réduction des salaires masculins qu’à une meilleure redistribution genrée.
D’autre part, les jeunes sont de plus en plus exposés au risque de pauvreté. Ils sont désormais plus nombreux entre 18 et 29 ans à se trouver en bas de l’échelle de répartition des salaires, place qui était autrefois occupée par des personnes de plus de 65 ans (retraités). En 2013, le pourcentage de jeunes européens vivant dans la pauvreté était de 30%.
Enfin, les migrants |1|
sont également une catégorie très exposée à la pauvreté. La discrimination dont sont victimes ces personnes rend difficile la mobilité sociale. Ici encore, ce sont les femmes qui restent les plus touchées. Cette discrimination est partiellement liée à la croyance répandue et entretenue par les politiciens et certains médias selon laquelle la contribution fiscale des migrants dans l’UE serait inférieure à ce qu’ils reçoivent sous la forme de services de santé et d’aide sociale. C’est totalement faux, et si dans certains pays les migrants apportent une contribution fiscale faible ou négative, ce n’est pas parce qu’ils dépendent davantage d’allocations sociales, mais plutôt parce qu’ils touchent des salaires très bas, et par conséquent contribuent moins que les salariés mieux payés en terme d’imposition.
Déséquilibre des ressources : 1% des Européens les plus riches détiennent pratiquement un tiers des richesses du continent.
Les importants taux de pauvreté que l’on retrouve dans l’Union Européenne sont surtout liés à une mauvaise répartition des richesses. Cela apparaît clairement dans le graphique suivant : le 1% les plus riches de la population européenne se partagent 31% des richesses alors que les 40% les plus pauvres doivent se contenter du 1% de richesses restant.
Fig. 1 : Répartition des richesses en Europe en %. |2|
Source : Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB. D. Hardoon (2015), http://policypractice.oxfam.org.uk/..., d’après les données du Credit Suisse.
Page 17 du rapport.
Face à l’augmentation de la pauvreté dans l’Union européenne, celle-ci a créé en 2010, dans le cadre de sa stratégie Europe 2020, |3| la « Plateforme contre la pauvreté et l’exclusion sociale ». Malgré cette initiative, les taux de pauvreté continuent d’augmenter dans tous les pays, et l’écart entre les plus riches et les plus pauvres de se creuser.
Si la crise financière est la première responsable de cette situation, les politiques d’austérité qui ont suivi celle-ci dans de nombreux pays ont empiré la récession économique et sociale que subissait déjà la majorité de la population. Pourtant, les États ont à leur disposition un grand nombre d’outils afin de corriger la distribution inégale des revenus et des richesses. Bien mené, un processus de redistribution utilisant l’impôt peut permettre une réduction drastique du coefficient de Gini, |4|
autrement dit des inégalités, par exemple en renforçant la contribution fiscale des riches et en rendant ainsi accessible à tous l’éducation, les soins de santé, les services de garde d’enfants, et d’autres aides pour les plus démunis. Un système de ce type, qui implique une augmentation des dépenses sociales ne sera pas pour autant forcément très onéreux. Le système danois est l’un des plus égalitaires du monde, mais il n’est que le neuvième régime le plus cher des pays de l’OCDE, bien après les États-Unis, où n’existe même pas un système de soins de santé accessible à tous.
Le cercle vicieux des inégalités économiques et de la confiscation politique
Le problème réside dans le fait qu’aujourd’hui, pouvoir et politique ne sont plus autonomes mais sont contrôlés par une élite économique. Celle-ci use de son influence pour élaborer des politiques et des réglementations en sa faveur et aux dépens des plus démunis. Cela a pour conséquence de renforcer les inégalités en même temps que le pouvoir des plus riches. De plus, face à cela, les plus pauvres ne bénéficient d’aucun pouvoir pour promouvoir des politiques plus égalitaires.
Le lobby financier est en effet très puissant dans l’Union européenne. Il œuvre avec force pour influencer les décisions, aux dépens des syndicats et des organisations de la société civile. D’autre part, les pays européens font preuve d’un manque cruel de transparence, d’intégrité et d’égalité concernant l’accès à la réglementation sur le lobbying. La société civile œuvre pour le suivi et l’analyse des dépenses consacrées au lobbying, à travers des organisations telles que le site LobbyFacts.eu. Ce n’est pourtant pas suffisant. Selon Oxfam, les politiques ont eux aussi leur rôle à jouer en matière de législation, par exemple en renforçant la transparence en matière de lobbying.
Les citoyens européens ne sont pas dupes de cette prise de pouvoir des intérêts privés. Ils sont nombreux à être très désabusés vis-à-vis de leur gouvernement, de leurs institutions nationales, mais également des institutions européennes, en particulier dans les pays qui souffrent le plus des conséquences de la crise financière mondiale (Grèce, Italie, Espagne).
On l’a vu, les politiques sociales sont en danger en Europe à cause de l’obéissance de nos leaders à un néo-libéralisme sans frein. Les décisions prises sont souvent en contradiction totale avec les besoins de la majorité de la société. La privatisation des services publics ou encore la réduction des taux marginaux supérieurs |5| en sont des exemples criants. Un autre est celui des politiques adoptées par de nombreux États européens depuis 2008 pour faire face à la crise financière, sous l’influence de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Celle-ci emploie deux mécanismes pour orienter les politiques des États selon son bon vouloir. Le premier mécanisme, ce sont ses « programmes ». Ils permettent à des pays demandeurs d’accéder au crédit en échange de coupes budgétaires dans les services publics, encourageant la privatisation de ceux-ci. Le second mécanisme, c’est le pacte fiscal. Celui-ci exige que ratio dette-PIB ne dépasse pas 60%, et interdit aux pays de s’endetter de plus de 0,5% du PIB chaque année. Les États sont obligés de ratifier ce pacte pour pouvoir bénéficier du mécanisme européen de stabilité |6| et le transgresser peut donner lieu à des sanctions financières. Ces deux mécanismes protègent encore des intérêts privés en ignorant les besoins sociaux des citoyens européens.
Ainsi, depuis 2008, les institutions européennes ont vivement encouragé les Etats à privatiser les services publics (transports, eau, énergie, santé, etc.). En parallèle, elles ont pratiquement imposé une série de mesures d’austérité impliquant des coupes dans les dépenses publiques, ce qui a rapidement amené au démantèlement de mécanismes permettant de diminuer les inégalités. La réduction des aides à l’éducation et à la formation aura principalement des impacts sur les plus démunis, puisqu’elle empêchera des enfants issus de foyers plus pauvres de profiter d’une scolarité plus longue et de qualité. A contrario, les élèves issus d’un milieu plus aisé ne seront pas affectés par cette situation. Les restrictions ont également un impact plus important sur les femmes. Parce qu’elles représentent la majorité des fonctionnaires de l’État, mais aussi parce que la réduction des services publics en matière de santé, d’éducation et de garde d’enfants a pour conséquence une augmentation du travail domestique, aujourd’hui encore majoritairement réalisé par les femmes. Certaines prennent donc la décision de travailler à temps partiel pour pouvoir mieux assurer leurs responsabilités au sein de leur foyer, percevant alors un salaire plus faible.
A côté de ces mesures d’austérité et de ces privatisations, les pays européens ont également assoupli la réglementation en matière d’emploi et ont limité les droits des employés. Ceci a eu comme conséquence de déréguler le marché du travail. De plus, les processus de négociation collective ont été affaiblis, en même temps que les salaires dévalués, laissant peu d’armes aux travailleurs pour défendre leurs droits.
Des régimes fiscaux injustes
« Dans l’UE, la fiscalité n’a jamais été aussi intéressante pour les hauts revenus, les plus fortunés et les grandes entreprises les plus rentables ». |7| En effet, toutes les dernières réformes fiscales se sont avérées bénéficier exclusivement aux plus nantis : diminution des impôts sur les hauts revenus voire suppression de l’impôt sur les fortunes, et a contrario, hausse des taxes sur la consommation et coupes budgétaires dans les systèmes de protection sociale. Cette stratégie a des conséquences néfastes pour les revenus les plus faibles et intermédiaires, ce dans tous les pays d’Europe. D’autre part, et en dépit du principe de solidarité supposé unir tous les pays membres, une concurrence fiscale préjudiciable s’installe dans l’Union. Les plus grandes fortunes migrent dans des paradis fiscaux comme le Luxembourg, Andorre ou Monaco, et certaines entreprises s’implantent dans des pays à la fiscalité avantageuse à seule fin de réduire leurs impôts. Cette situation pose un problème tel que la Commission européenne a adopté deux recommandations pour les États membres concernant les paradis fiscaux et la concurrence fiscale déloyale. Celles-ci n’ont cependant que peu de suivi, car les États manquent de volonté politique ou de confiance pour décider d’agir conjointement.
Progressivement, néanmoins, l’Europe se réveille et adopte des mesures pour une plus grande justice fiscale. Les entreprises sont cependant bien plus épargnées que les fortunes privées. Même si la Commission fait des efforts vers plus de transparence et d’harmonisation concernant la fiscalité des entreprises, les propositions énoncées ne sont pas assez radicales pour améliorer la situation durablement et efficacement.
Exigeons un agenda au service de la majorité et non d’une élite
Pour obtenir une plus grande justice sociale et une redistribution de ressources, il est nécessaire que les États investissent dans les dépenses sociales, de santé et d’éducation. Il parait dès lors évident que les politiques d’austérité ne sont pas une solution à la crise, puisqu’elles ne font que creuser encore davantage les inégalités. Pour preuve, « les États de l’UE qui investissent plus dans les politiques sociales (santé, éducation), qui disposent de bons systèmes de protection sociale et qui soutiennent le marché du travail de façon flexible sont parmi les plus prospères de l’Union […], et résistent mieux à l’impact négatif de la crise financière sur le plan social et économique ». |8|
Ceci nous montre clairement que l’austérité est une politique basée exclusivement sur les intérêts de l’élite économique et financière. En effet, malgré les impacts néfastes qu’elle a sur les citoyens, et les critiques qu’elle suscite de la part de la société civile, elle continue d’être appliquée sans répit. Pour le CADTM comme pour d’autres mouvements radicaux, ces politiques ne sont qu’une excuse pour faire disparaître les conquêtes sociales obtenues par la classe travailleuse depuis des décennies. D’autre part, appliquées comme solution à la crise de la dette publique de 2009-2010, elles font payer celle-ci à ceux et celles qui ne l’ont pas provoquée et ne font que la subir depuis plusieurs années.
Quatre démarches politiques sont tout d’abord indispensables : renforcer la démocratie institutionnelle et améliorer la transparence des processus décisionnels, sanctionner les lobbyistes qui agissent de manière illégale ; cesser les politiques d’austérité et réinvestir dans les services publics et cesser les privatisations, créer des systèmes de protection sociale qui répondent aux besoins des plus vulnérables (femmes, jeunes et migrants, ou encore ménages à bas revenus) ; garantir un travail et des salaires décents, renforcer les systèmes de négociation collective ; et enfin améliorer la justice fiscale, en restant attentif à l’impact des politiques fiscales sur les pays en développement. |9|
Pour le CADTM, il faut également s’attaquer à la source du problème, autrement dit la dette. Pour pouvoir continuer à payer celle-ci, les pays entrent dans une spirale infernale dans laquelle ils sont chaque fois obligés d’emprunter davantage pour rembourser des intérêts qui ne cessent d’augmenter. La Troïka accepte que les pays continuent à emprunter en contrepartie de quoi elle leur impose de mettre en place des mesures d’austérité tout autant antisociales qu’inefficaces. On a vu le résultat en Grèce : malgré la prise de certaines mesures néolibérales dictées par les institutions européennes et qui se sont révélées catastrophiques pour la population, la dette grecque est passée de 129 % du PIB en 2009 à 179 % en 2014 ! Il est donc nécessaire de réaliser un audit de la dette, en incluant les citoyens européens dans le processus. Ensuite, il faut systématiquement exiger l’annulation de la partie illégitime de la dette (la partie dont la population n’a pas bénéficié), si nécessaire de façon unilatérale (autrement dit sans consulter le FMI) et mettre en œuvre une série de mesures nécessaires, comme la socialisation du secteur bancaire, la taxation des couches les plus riches, des patrimoines et des grosses entreprises, l’augmentation des dépenses publiques, etc. afin de permettre à tous les pays de l’Union de s’acheminer vers la justice sociale et la (vraie) démocratie. |10|
|1| Le terme fait ici référence tant à des personnes nées en dehors de l’Union qu’aux enfants nés en Europe de ces personnes.
|2| Id ibid. p. 17.
|3| -Cette stratégie a pour but d’établir une croissance inclusive tout en améliorant le contexte social au sein de l’Union. Elle vise à extraire 20 millions d’Européens de la pauvreté en luttant en parallèle contre l’exclusion sociale.
|4| -Le coefficient de Gini mesure l’ampleur des inégalités dans la société, qu’il évalue entre 0 et 100, 0 désignant une égalité parfaite (chacun dans la société possède la même chose) et 100 une inégalité absolue (une seule personne possède tout).
|5| Le taux marginal est le taux auquel les revenus sont taxés. Il augmente en fonction de la tranche de revenus dans laquelle on se situe. Le taux marginal supérieur correspond au taux auquel la tranche la plus élevée est taxée.
|6| Le mécanisme européen de stabilité est une institution qui permet d’aider des Etats en difficulté économique, à travers une aide financière.
|7| Id ibid. p. 36.
|8| Id ibid. p. 41
|9| Il reste néanmoins nécessaire d’adapter ces quatre principes aux contextes intentionnels et nationaux.
|10| Pour un texte plus complet sur l’analyse du CADTM de la situation européenne, se référer à l’excellent « Et si on arrêtait de payer ? 10 questions/réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité » d’Olivier Bonfond aux Editions Aden. La situation en Belgique n’est bien sûr pas la même que dans tous les pays européens, mais les méthodes pour combattre la dette sont susceptibles d’être transposées dans la plupart des Etats de l’Union.
Source : http://cadtm.org