Enfin un vrai sujet ! Enfin une idée, lâchée cette fois pour de bon (mais par une ministre, Myriam El Khomri, considérée comme une des plus faibles du gouvernement...), qui permettra de nous poser de vraies questions, de nous poser même l’essentiel des questions que pose le politique autour d’un débat unique qui pourrait se révéler splendide.
Depuis trente ans que chaque élection enfante un nouvel échec, que chaque espoir fabrique une désillusion, on avait pris l’habitude de penser que la montagne politique devrait toujours accoucher d’une souris technique, que c’était cela, désormais, la politique, réduite aux acquêts des maigres « marges de manœuvres » laissées par l’Europe et la mondialisation.
Et voila qu’aujourd’hui la souris s’apprête à accoucher d’une montagne ! Et c’est au moment où on s’y attendait le moins, au moment même où nous semblions atteindre le fond du fond du gouffre, avec cette sottise de déchéance de nationalité qu’une seule question suffit à ridiculiser : qu’est-ce qu’on fait si « l’autre pays » décide de dégainer la déchéance avant nous ?
L’idée de revenu universel, si on ne la caricature pas, pourrait se transformer en projet du siècle, projet de notre siècle, cent ans après l’instauration de l’impôt sur le revenu.
Communauté, liberté et sécurité
Comment comprendre la violence des replis identitaires tous azimuts qu’on observe aujourd’hui : nationalistes, régionalistes, religieux – et pas seulement en islam : juifs, catholiques, protestants évangélistes... se repliant comme rarement dans leurs certitudes magiques ? Le spectaculaire processus de libéralisation – économique et culturelle – de ces dernières décennies n’y est sans doute pas pour rien. Vivre sous le froid régime de ce double libéralisme apparaît plus compliqué que prévu. Pour les plus vulnérables, cela peut s’apparenter à une double peine. L’Etat moderne hérité des Lumières a mis à bas les communautaristes étroits et leur étouffante logique de superstition et de domination. Que cet Etat – qui a pris en France la forme de l’idéal républicain – deux siècles plus tard, vienne à s’affaisser à son tour, et l’individu se retrouve nu comme un vers. Ce qui, autour de lui, constituait son univers de référents symboliques, le politique allié à l’intellectuel l’ont sauvagement combattu puis patiemment déconstruit. Au-dessus de lui, cet Etat-nation toujours si sûr de lui, la même coalition se met, depuis un demi-siècle, martel en tête de le disperser.
A quoi sert une communauté ? Voila alors la première question du siècle. Nous devons revenir aux bases pour comprendre l’enjeu de ce qui vient. Une communauté, c’est d’abord l’ensemble des gens qui m’entourent – ceux qui comptent pour moi et ceux sur lesquels je peux compter : famille, tribu, clan... quel que soit le nom qu’on leur donne. Je cherche leur reconnaissance, je m’investis pour asseoir ma place parmi eux.
Comment faire vivre cette sainte liberté (mes valeurs et mes choix de vie m’appartiennent), acquise dans la souffrance du siècle des révolutions, sans sacrifier une forme de sécurité existentielle sans laquelle peu de choses dans la vie ne méritent d’être vécues ?
La fin du travail et la justice
La deuxième question est celle du travail lui-même, de la fin du travail. Ce travail qui, comme chacun sait, nous préserve de trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. Ce travail qui, comme l’avait compris Nietzsche, constitue la « meilleure des polices ».
L’oisiveté pour tous, est-ce là ce qu’on nous promet ? On mesure les périls... ou en tout cas les peurs. Le débat est lancé. Est-ce seulement par nécessité de survivre que je me lève à 5 heures du matin pour prendre mon RER ? Est-ce seulement par nécessité de survivre que Bill Gates, une fois les trois premiers millions amassés, a consacré une énergie non moins remarquable à fabriquer les dizaines de milliards suivants ?
La troisième question est celle de la justice. Le progrès technologique supprime des emplois humains, la cause est entendue : sinon à quoi servirait-il de remplacer les humains par des machines ? Mais il ne fait pas que cela. Il crée d’autres besoins, d’autres marchés. Et surtout, il ne supprime pas les richesses produites – il a même tendance à les accroître. A qui ces richesses doivent-elles revenir ? A qui appartiennent-elles ?
Il serait beaucoup trop simple, si on est vraiment attaché à réfléchir en termes de justice, de répondre « aux propriétaires des machines ». Le propriétaire des machines a toujours une dette : envers la société dans laquelle il a grandi, bien entendu, mais aussi pour les machines. Le prix qu’il a payé pour les acquérir n’a rien à voir avec le prix réel de leur développement, ce n’est jamais le prix des millénaires de savoirs et de méthodes qui se sont accumulés avant de pouvoir les construire. Il ne paie que leur coût marginal, à un instant donné de notre évolution collective. Qu’il soit récompensé pour avoir su leur trouver le meilleur des usages à l’époque où il vit, c’est justice. Qu’il soit récompensé comme unique démiurge de l’empire néo-industriel qu’il développe, c’est fiction. Cette idée a rarement été aussi forte qu’à l’ère du numérique, où les contributeurs anonymes se comptent par centaines de milliers, autant parmi ceux qui ont réussi, d’ailleurs, que parmi ceux qui ont échoué.
Voila donc (trop) sommairement esquissées trois des questions auxquelles une société vraiment mûre, vraiment sérieuse, vraiment sûre de ses valeurs et de sa valeur se devrait de commencer à apporter des réponses. Vivement qu’on s’y mette sérieusement !
Source : http://rue89.nouvelobs.com