Quillagua a des allures de ville fantôme. Écrasée par le soleil, enveloppée de poussière, cette localité perdue dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, a perdu 90 % de sa population en vingt ans. La faute au manque d’eau. Non pas que la pluie ait brusquement cessé de tomber : dans cette zone, la plus aride au monde selon la NASA, les précipitations annuelles n’ont jamais dépassé une moyenne de 0,2 millimètres par an…
Pourtant, Quillagua était, jusque dans les années 1990, une oasis florissante à l’agriculture prospère. Les habitants – principalement des agriculteurs issus du peuple aymara – cultivaient le maïs et la luzerne, irriguant leurs champs avec l’eau du fleuve Loa, dans lequel il faisait également bon se baigner, ce qui attirait les touristes. Mais aujourd’hui, le fleuve a disparu. Il ne reste plus que des flaques d’eau stagnante à l’odeur insupportable.
« Codelco et Soquimich ont tué le Loa », explique Eliana Soza. Installée derrière la caisse du minimarché poussiéreux qu’elle tient avec son mari, elle raconte la catastrophe. Née à Quillagua il y a 53 ans, elle a vu le fleuve mourir brutalement, suite à la rupture de réservoirs d’eau contaminée par les déchets miniers de la compagnie publique Codelco, spécialisée dans l’extraction de cuivre. « C’était en mars 1997, se souvient-elle. Il y a eu de gros orages qui ont fait déborder les piscines d’eau contaminée. Il y a eu une coulée de boue noire qui s’est mélangée au fleuve. Les poissons sont morts, tous les animaux qui vivaient dans l’eau sont morts. »
La même catastrophe s’est répétée trois ans plus tard, en février 2000. En plus du fleuve, l’air et les champs alentours ont été durablement contaminés par les déchets miniers – en particulier l’arsenic et l’acide sulfurique : le bétail est mort, ainsi que les abeilles. Il est devenu impossible de cultiver les champs. La présence d’arsenic dans le sol s’étant élevée à des taux dix fois supérieurs au seuil critique.
Malgré les rapports d’experts, le ministère de l’Environnement a dédouané Codelco. L’entreprise n’a donc jamais été poursuivie, et n’a jamais versé un seul centime pour réparer les dommages subis par la communauté. Sans possibilité de cultiver la terre, et privés des revenus auparavant issus du tourisme et de l’élevage des crevettes de rivière, les habitants sont tombés dans les filets d’une autre compagnie minière, Soquimich, qui a racheté 70 % des droits d’extraction de l’eau détenus par la communauté.
Au Chili, depuis la loi sur l’eau instaurée en 1981 sous la dictature militaire du général Pinochet, l’eau est un bien commercial comme un autre, que l’on peut posséder, acheter et vendre. « Nous étions sans ressources. Des gens de la mine sont venus à la maison, ils nous ont proposé d’acheter nos droits sur l’eau. On n’avait pas le choix : on avait besoin de cet argent et, de toute façon, l’eau était contaminée, alors on a signé, » se souvient José Salazar, un habitant du village. Ce n’est pas un cas isolé : presque toutes les familles ont vendu leur droits d’extraction de l’eau. Depuis, Soquimich pompe sans relâche dans le fleuve, en toute légalité. En théorie, la communauté peut encore extraire du Loa soixante litres d’eau par seconde pour arroser ses cultures. Dans la pratique, à hauteur de Quillagua, il n’y a plus rien à prélever : le fleuve est à sec.
Suite à l’assèchement, la grande majorité des habitants sont partis. Ceux qui restent tentent de survivre. Trois fois par semaine, la ville est approvisionnée en eau potable par camion-citerne. Pas question de gâcher : « Avant, on avait autant d’eau qu’on voulait pour arroser les plantes, se laver, faire le ménage... Maintenant, il faut économiser », raconte Eliana. Économiser l’eau, mais aussi l’argent, devenu dur à gagner dans un village figé sous le sable du désert.
Les habitants de Quillagua ne sont pas les seules victimes du manque d’eau. Le nord du Chili – le désert d’Atacama en particulier – est constellé de mines, avec plus de 3 000 exploitations minières, principalement tournées vers l’extraction du cuivre. Le Chili est le principal producteur mondial de ce minerai, avec 5,7 millions de tonnes produites en 2014. C’est une ressource essentielle pour le pays, qui représente près de 50 % des exportations et contribue à hauteur de 11 % au produit intérieur brut.
Or, l’extraction du cuivre est particulièrement gourmande en eau et intervient dans une zone particulièrement sèche. Un contexte peu favorable et qui semble empirer, selon le glaciologue et ingénieur minier Jorge Hernandez : « À cause du changement climatique, les hivers sont chaque année plus courts, avec très peu de neige et des températures très élevées (à tel point qu’on peut se promener en tee-shirt à 4 500 mètres d’altitude), ce qui a un impact très fort sur l’approvisionnement hydrique de la région. » Or, l’eau utilisée dans les mines est principalement issue de la fonte des neiges et captée dans des fleuves ou des nappes souterraines près de la Cordillère des Andes.
Mélangée à divers produits chimiques, elle sert à séparer le cuivre des autres matériaux (roches, sédiments et minéraux) recueillis lors de l’extraction. « Par exemple, pour séparer le cuivre des minerais oxydés, on arrose le concentré de cuivre avec une solution d’eau et d’acide sulfurique pendant cinquante jours », explique Jorge Hernandez. Une fois utilisée, cette solution hautement toxique est conservée dans des bassins appelés « piscines de déchets ». Ces réservoirs n’ont pas vocation à être vidés : ils stockent indéfiniment des millions de tonnes de déchets toxiques issus de la mine. Lorsqu’une piscine est pleine, une autre prend le relais.
En cas de fortes pluies – très inhabituelles mais de plus en plus fréquentes dans le nord du pays, ces dernières années, probablement en raison du changement climatique – ou de tremblement de terre (le Chili est le pays le plus sismique au monde), les conséquences sur l’environnement sont désastreuses, comme ce fut le cas à Quillagua. Pour les populations locales, en majorité indigènes, l’industrie minière représente donc un double péril permanent : menaces d’assèchement des cours d’eau, d’un côté, de pollution, de l’autre. D’où de nombreux conflits entre les communautés et les entreprises minières.
C’est le cas de la communauté indigène aymara de Cancosa, située dans la région de Tarapaca, tout au nord du pays. La mine de Cerro Colorado, filiale de la multinationale BHP Billiton, est installée sur son territoire depuis 1981. Cette mine de cuivre extrait l’eau de nappes souterraines à raison de 90 litres par seconde. Or elle n’a légalement le droit d’utiliser que 35 litres par seconde. Conséquences directes : le niveau de la lagune est en baisse depuis 2002 ; le marécage d’altitude, les cinq sources d’eau de la communauté et de nombreux puits sont à sec. Il n’y a plus assez d’eau pour irriguer les cultures et abreuver les animaux.
La situation est reconnue par les tribunaux : la mine de Cerro Colorado a d’ailleurs été condamnée en février 2006 par la cour régionale de Tarapaca à verser une amende de 70 000 euros pour contamination environnementale. À cette occasion, la société s’est engagée à rétablir le niveau initial d’eau dans la lagune et le marécage (grâce à un système d’arrosage automatique puisant directement dans une nappe souterraine), et à installer des instruments d’observation pour surveiller leur niveau. Mais la solution n’est pas durable : quand la mine arrêtera d’arroser, la lagune et le marécage s’assècheront de nouveau.
La mine n’a jamais payé l’amende : elle a conclu un accord extrajudiciaire avec la communauté et s’est engagée à financer des programmes d’investissement et des bourses d’études pour les habitants de Cancosa. Cette stratégie de compensation directe des dommages causés aux communautés est très répandue au Chili. Les entreprises minières ont pris l’habitude de mettre en place des fondations d’aide aux résidents des communes sur lesquelles elles s’installent pour limiter les conflits potentiels.
De son côté, l’État n’hésite pas, au besoin, à désinformer les citoyens. Un exemple flagrant est l’attitude de l’État chilien face au désastre écologique provoqué par l’entreprise nord-américaine Andes Copper, puis par la société nationale Codelco dans la baie de Chañaral. « De 1938 à 1990, la compagnie Andes Copper, puis la société Codelco [à partir de 1971] , ont rejeté directement dans la mer les déchets miniers provenant de la mine El Salvador », raconte Manuel Cortés, auteur du livre La mort Grise de Chañaral et président de l’association Chadenatur, qui lutte pour la défense de la nature dans la commune. « 320 millions de tonnes de résidus solides et 850 millions de tonnes d’eaux usées ont été déversées dans la baie via le fleuve Salado », décrit-t-il en contemplant l’étendue grise qui fait office de plage.
Il s’agit en fait d’une accumulation de déchets miniers très fins, qui, à première vue, ressemblent à du sable. S’étendant sur neuf mètres d’épaisseur et sur près de six kilomètres de long, elle a fait reculer la mer de plusieurs centaines de mètres, rendant totalement inutilisables les installations portuaires aujourd’hui enfouies. Le sable de cette plage artificielle est hautement toxique. Une toxicité que nie totalement le gouvernement : la baignade est officiellement autorisée depuis 2003.
« De 2001 a 2003, Codelco a prétendument nettoyé la plage et la baie. Le président Ricardo Lagos [président de la République de 2000 à 2006] en personne s’est baigné ici en décembre 2003, devant les médias, pour prouver qu’il n’y avait plus aucun risque sanitaire, raconte Manuel Cortés. Et la municipalité a fait construire trois piscines sur la plage. Pourtant, les dernières analyses du sol indiquent une contamination grave, et il y a autant de nickel dans l’air qu’à proximité d’une centrale thermoélectrique. » Chañaral est d’ailleurs la commune qui compte le plus de morts par tumeurs au niveau régional, selon le service de santé d’Atacama.
Si aujourd’hui les déchets de la mine El Salvador ne sont plus rejetés directement dans la baie, c’est grâce à l’action des citoyens qui, en 1988, ont saisi la Cour suprême pour faire interdire cette pratique. Codelco a été contraint de faire construire un canal de décantation des déchets, mis en service en 2001. « Les eaux usées sont acheminées sur 78 kilomètres jusqu’à Caleta Palito, au nord de la baie. Les déchets solides tombent dans le fond du canal, et l’eau claire qui reste en surface est rejetée dans la mer… », explique Manuel Cortés. Malgré cette première victoire, le combat des habitants de Chañaral continue : « Nous exigeons la reconnaissance et la réparation des dommages subis par notre communauté. Nous réclamons le droit à vivre dans un environnement libre de contamination, comme le garantit l’article 19 de notre Constitution », martèle Manuel Cortés.
Sa colère contre l’impunité des sociétés minières, Manuel Cortés la partage avec des milliers de Chiliens, du nord au sud du pays. Si les mines pompent l’eau du Nord, elles utilisent également indirectement l’eau du Sud, pour s’approvisionner en électricité. Si le nord du Chili est désertique, le sud est pour sa part très riche en eau, avec de nombreux lacs, fleuves et torrents, propices à l’installation de centrales hydroélectriques. Une énergie propre mais à l’impact environnemental non négligeable : les centrales fonctionnent grâce à la construction de grands barrages qui déséquilibrent totalement les systèmes hydriques, asséchant certains cours d’eau et inondant des zones sèches.
À Neltume, une localité située à 800 kilomètres au sud de Santiago, de nombreuses communautés mapuches sont mobilisées depuis 2006 contre le projet de construction de trois centrales hydroélectriques qui provoquerait l’inondation de 160 hectares de terres indigènes, dont une zone pourtant déclarée « réserve de la biosphère » par l’Unesco en 2007. L’énergie produite serait bien supérieure aux besoins locaux en électricité : « L’électricité produite au Sud, au détriment des populations locales, sert à alimenter en énergie les mines du Nord, dont les bénéfices profitent bien plus aux multinationales étrangères qu’à l’économie chilienne », dénonce Marcela Mella, porte-parole de l’association No a Alto Maipo, qui lutte contre l’installation d’une centrale hydroélectrique à quelques kilomètres de Santiago. Selon les chiffres émis par la Commission nationale d’énergie, la demande d’électricité du pays a été multipliée par quatre ces vingt dernières années, « ce qui est normal pour un pays minier, plus gourmand en énergie qu’un pays dont l’économie est basée sur d’autres types de services », a déclaré l’institution au journal La Tercera. Pour un pays qui ne dispose pas de ressources pétrolières ou gazières notables, l’énergie hydroélectrique s’impose comme la solution pour soutenir l’activité minière.
La mobilisation citoyenne réussit cependant parfois à contrecarrer les projets industriels, comme celui baptisé HidroAysén. La transnationale espagnole Endesa prévoyait de construire une centrale hydroélectrique et cinq barrages en Patagonie ainsi qu’une ligne à haute tension de 2 000 kilomètres de long pour assurer l’acheminement de l’énergie produite jusqu’à Santiago. Sept ans de mobilisation citoyenne dans tout le pays ont finalement conduit au rejet du projet par le gouvernement en juin 2014. Face à ces difficultés d’acceptation des grands projets électriques, certaines mines mettent en place des solutions pour produire elles-mêmes une partie de leur électricité grâce à des champs de panneaux photovoltaïques et d’éoliennes.
Le besoin des entreprises de redorer leur blason environnemental, d’être acceptées par les populations locales et d’anticiper un éventuel assèchement des sources d’approvisionnement en eau douce conduit les ingénieurs des mines à chercher des solutions pour résoudre les problèmes liés à l’eau. Ainsi, de nombreuses mines privilégient désormais l’usage d’eau de mer à celui d’eau douce [1]. Le groupe BHP Billiton construit actuellement, au sud d’Antofagasta, la plus grande usine de dessalement d’eau de mer du continent – d’une capacité de traitement de 2 500 litres d’eau par seconde – pour alimenter l’une de ses mines d’extraction de cuivre.
D’autres groupes, comme Antofagasta Minerals, ne dessalent qu’une petite partie (8 %) de l’eau de mer qu’ils utilisent, le sel ne nuisant pas à la plupart des procédés de traitement du cuivre. Grâce à l’eau de mer, les mines réduisent significativement leurs besoins en eau douce et donc leur impact environnemental [2]. Selon les estimations de la commission chilienne sur le cuivre (Cochilco), ce procédé permettrait de stabiliser la demande en eau douce de l’industrie minière autour de 550 millions de mètres cubes annuels à partir de 2016.
Cette technologie représente un surcoût de production pour l’industrie, qui doit par ailleurs faire face à une baisse du prix du cuivre. Mais elle ne diminue en rien l’intérêt économique que représente le secteur, dans un pays où l’impôt minier est très faible (de 3 à 15 % en fonction des minerais et seulement pour les mines dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 7 millions d’euros). Les bénéfices annuels réalisés au Chili par les principales sociétés minières représentent environ 12,5 milliards d’euros. Des chiffres qui expliquent la volonté des mines de développer des solutions garantissant leur approvisionnement en eau et en électricité sur le long terme.
Ces initiatives limitent sans aucun doute l’impact des mines sur l’environnement, mais n’apportent cependant aucune solution à la gestion des déchets miniers qui s’accumulent dans les piscines à proximité des cours d’eau. Elles ne changent en rien la situation des habitants de Quillagua, Cancosa, Chañaral et des centaines d’autres localités sinistrées par l’industrie minière, qui voient leur environnement et leur économie détruits en totale impunité, au nom d’une course aux profits à laquelle ils ne prendront jamais part.
Anne Le Bon