Malgré quelques avancées, le projet de loi fourre-tout visant à lutter contre la criminalité organisée et à simplifier la procédure pénale contient des atteintes graves aux libertés, et contourne le juge au profit du préfet et du procureur. Mediapart publie le texte en intégralité.
Un texte fourre-tout, mêlant des mesures liberticides et quelques réformes de bons sens. Le « projet de loi renforçant la lutte contre la criminalité organisée et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale », dont les grandes lignes ont été dévoilées par Le Monde, et que Mediapart publie ci-dessous dans son intégralité, pose problème. Au point que l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire), d’ordinaire modérée, juge certaines dispositions du projet « scandaleuses et dignes d’un État policier », selon sa présidente, Virginie Duval.
La philosophie générale du texte, dans sa version transmise au conseil d’État, et susceptible d’évoluer, consiste à donner plus de pouvoirs aux policiers et aux préfets au détriment des procureurs, mais aussi à confier à ces mêmes procureurs des décisions qui relevaient jusque-là de juges statutairement indépendants. Le tout sous couvert d’une nécessaire et indistincte mobilisation contre le terrorisme et le crime organisé, et cela malgré un arsenal législatif déjà renforcé récemment à plusieurs reprises. Les exceptions et les dérogations au droit se multiplient dans ce projet, avec un risque d’arbitraire qui augmente symétriquement. Il s’agit, en fait, de se rapprocher d’une forme d'état d’urgence permanent.
Parmi les mesures censées « renforcer l’efficacité des investigations judiciaires », il est ainsi prévu de faciliter les perquisitions de nuit dans les locaux d’habitation en matière de terrorisme et de criminalité organisée (article 1er). Jusqu’ici, cela n’était possible que sur décision d’un juge d’instruction ou dans les enquêtes de flagrance (faites dans l’urgence), et à des conditions strictes.
De même, l’usage des valises « Imsi catcher » (dispositifs techniques qui aspirent à distance les contacts des téléphones portables) serait étendu aux affaires de criminalité et de délinquance organisée (article 2) : elles pourraient être utilisées dans les enquêtes préliminaires dirigées par le procureur de la République, avec l’autorisation (préalable ou postérieure) du juge des libertés – c'était une demande de plusieurs magistrats, dont le procureur de Paris François Molins –, et par les juges d'instruction. Quant à l'article 3, il autorise le procureur, sur autorisation du juge des libertés ou de la détention, à prendre des mesures jusque-là réservées à l'instruction (sonorisation, fixation d'images...).
« Le mouvement initié en 2004 avec les lois Perben, qui vise à marginaliser le juge d’instruction indépendant, se poursuit, alors même que le statut du parquet n’a pas été modifié », relève Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM, gauche). Elle s’inquiète également d’une « surveillance massive » des citoyens et des « pouvoirs exorbitants donnés aux préfets et au ministère de l’intérieur, avec des atteintes sévères aux libertés ».
Ces entorses les plus graves aux grands principes du droit se trouvent dans le chapitre 5 du titre 1er, intitulé « dispositions renforçant l’enquête et les contrôles administratifs ». À l’opposé des promesses de campagne de François Hollande d’en finir avec les contrôles au faciès, les pouvoirs des forces de l’ordre seraient étendus en ce qui concerne les contrôles d’identité mais aussi les fouilles de bagages et de véhicules, sur simple autorisation du préfet aux abords d’installations sensibles (article 17).
Serait également créée une mesure de retenue, pour une durée de 4 heures, et sans aucun droit ou presque, d’une personne « lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser que son comportement est lié à des activités à caractère terroriste », cela pour vérifier son identité et sa situation, et à la seule appréciation des forces de l’ordre (article 18). Des mesures « inacceptables » aux yeux de Virginie Duval, car elles consistent à « écarter l’autorité judiciaire » de sujets graves touchant aux libertés individuelles.
Les règles d’usage des armes à feu des policiers, jusqu’ici limitées aux cas de légitime défense, seraient également assouplies : il deviendrait possible de faire de son arme un usage « rendu absolument nécessaire pour mettre hors d’état de nuire une personne venant de commettre un ou plusieurs homicides volontaires et dont il existe des raisons séreuses et actuelles de penser qu’elle est susceptible de réitérer ces crimes dans un temps très voisin des premiers actes » (article 20). Une formulation qui semble floue, voire dangereuse, à de nombreux juristes.
Le projet de loi renforcerait, en outre « le contrôle des personnes qui se sont déplacées à l’étranger afin de participer à des activités terroristes, et qui, de retour sur le territoire national, sont susceptibles de constituer une menace pour la sécurité publique ». Il s’agirait « de mettre en œuvre différentes mesures de police administrative » avec des obligations. le ministère de l’intérieur pourrait les assigner à résidence ou les obliger à pointer. Cela alors que les personnes ayant commis une infraction sont déjà prises en charge par la machine judiciaire. « Si elles n’en ont pas commis, pourquoi les astreindre à ce qui ressemble à un contrôle judiciaire décidé par une autorité administrative? », demande Virginie Duval.
Le Syndicat des avocats de France (SAF) est lui aussi très remonté contre ce projet de loi. « On est en train de brouiller le principe de la séparation des pouvoirs entre la justice et l’exécutif. Or la justice protège de l’arbitraire, notamment par l’exercice du contradictoire, qui donne des droits tant à la défense qu’aux victimes », juge Florian Borg, le président du SAF. Selon lui, avec ces nouvelles dispositions, « la France s’éloigne lentement d’un État de droit pour se rapprocher d’un État arbitraire ».
Paradoxalement, le projet de loi contient aussi de nombreuses mesures qui ne soulèvent que peu de critiques, et étaient parfois attendues depuis des lustres. Le gouvernement fera d’ailleurs certainement sa communication sur ces « avancées » et ces « clarifications », dont fait partie le « renforcement des garanties en matière d’interceptions de communication » (article 26). Ainsi en va-t-il également des dispositions renforçant la protection des témoins (articles 5 et 6), et de celles visant à lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme (articles 12 à 16). Il est à noter que le renforcement des garanties et la simplification de la procédure pénale, jugés utiles, sont relégués à la fin du projet de loi (articles 23 à 32). L’une de ses mesures consiste à introduire une phase contradictoire dans les enquêtes préliminaires conduites par le parquet (article 25), mais elle inquiète les défenseurs du juge d’instruction indépendant, qui pourrait du même coup être contourné.
Si le texte ressemble autant à un patchwork sans grande cohérence, c’est qu’il a profondément évolué au fil des mois. À l’origine, le ministère de la justice planchait depuis plus d’un an sur une réforme de la procédure pénale qui devait inclure des transpositions de directives européennes. La manifestation des policiers sous les fenêtres de Christiane Taubira, en octobre dernier, a débouché sur des ajouts destinés à contenter les forces de l’ordre, comme l’assouplissement des conditions d’usage des armes à feu.
Mais ce sont les attentats du 13 novembre qui ont tout chamboulé : malgré le vote de déjà trois lois (deux textes antiterroristes et la loi renseignement) depuis le début du quinquennat, François Hollande et son gouvernement ont très vite annoncé leur volonté de renforcer l’arsenal législatif de lutte antiterroriste. Sont également venues s’y ajouter des mesures préparées par le ministre des finances Michel Sapin pour lutter plus efficacement contre le blanchiment.
Le président de la République s’en est expliqué ce jeudi lors de ses vœux aux forces de l’ordre, dans la cour de la préfecture de police de Paris : s’il a décrété l’état d’urgence dans la nuit du 13 au 14 novembre, et qu’il a été prolongé par le parlement jusqu’en mars, François Hollande ne veut pas le maintenir trop longtemps pour éviter le débat sur l’état d’urgence permanent. « L’état d’urgence n’a pas vocation à durer. Il obéit à des conditions déterminées », a-t-il expliqué devant les forces de police.
Le président avait d’abord suggéré une sortie par paliers – c’était une des dispositions de la réforme constitutionnelle transmise en décembre au conseil d’État. Mais l’instance administrative a fortement critiqué cette piste et le gouvernement a finalement reculé. D’où le choix de nouvelles dispositions législatives qui renforcent certains pouvoirs administratifs.
« Pour sortir de l’état d’urgence sans nous affaiblir, j’ai souhaité que de nouvelles mesures législatives soient adoptées », a affirmé jeudi François Hollande, alors que certains plaidaient pour une prolongation de l’état d’urgence jusqu’à l’Euro de football en juin prochain. À la place, l’article 22 du projet de loi prévoit que l’organisateur d’un match puisse limiter l’accès de certains spectateurs au stade, après avoir demandé à l’administration de vérifier ses fichiers. « La lutte contre ceux qui veulent attaquer nos libertés ne saurait justifier de les amoindrir », a souligné le chef de l’État.
L’exécutif veut à tout prix éviter une polémique sur le caractère liberticide de sa politique. Piqués au vif, après l’article du Monde, les ministres Christiane Taubira et Bernard Cazeneuve ont signé (fait rare) une tribune commune dans le quotidien pour défendre le texte. « Prétendre que le gouvernement procède à une mise à l’écart de la justice est une contrevérité. C’est une offense aux convictions qui n’ont cessé de dicter nos choix dans une période trouble, propice aux dérives, aux manipulations et à la démagogie », écrivent-ils.
Le premier ministre Manuel Valls s’est quant à lui fendu d’un communiqué mercredi pour défendre un texte qui « vient conforter l’État de droit », et souligner que « sept dispositions nouvelles sur les 34 articles que compte ce texte, ont été insérées sur proposition du ministre de l’intérieur ». Le gouvernement attend désormais l’avis du conseil d’État, saisi fin décembre, avant une présentation du projet de loi en conseil des ministres début février.
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