Alors que plusieurs responsables politiques appellent à évacuer de force la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des occupants publient un livre pour expliquer leur mouvement et inciter à le poursuivre. L’ouvrage s’intitule Défendre la ZAD. Mediapart en publie des extraits.
Depuis 2009, la zone d’aménagement différé (ZAD) de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique, est occupée par des opposants au projet. Elle est devenue une autre « ZAD » : la « zone à défendre ». Sur près de 2 000 hectares de champs, d’étangs, de forêt et de boue, quelques centaines de personnes y vivent, plus ou moins nombreuses, plus ou moins soudées, malgré l’humidité, la fragilité de leurs habitats (cabanes, yourtes, caravanes, tipis, granges réaménagées) et les tentatives d’expulsion par les gendarmes.
En novembre 2012, le gouvernement tente d’évacuer ce qui est devenu le plus grand squat à ciel ouvert de France — et vraisemblablement d’Europe. Un millier de policiers et militaires, d’innombrables bombes de gaz lacrymogène, les hélicoptères et les pelleteuses n’ont pas suffi pour déloger les habitants. Le terrain de combat se couvre de barricades, construites en pneus, troncs d’arbres, cagettes et vestiges de mobilier urbain.

Les occupants apparaissent souvent masqués, se cachent derrière le pseudonyme collectif et « dégenré » de « Camille », entretiennent des relations hostiles avec la plupart des journalistes. Un mythe naît : la zone serait peuplée de « zadistes », spécimens jugés à part dans la « mouvance » de la gauche radicale, selon la terminologie policière.
Pour de nombreux responsables politiques, qui n’ont jamais mis les pieds sur la ZAD, ils se confondent avec les « black blocks », forment des groupuscules portés sur la violence, voire « l’ultra-violence » selon Bruno Retailleau, le président (Les Républicains) du conseil régional des Pays de la Loire, qui a fustigé les habitants de la zone pendant toute sa campagne électorale. Cette caricature, utilisée à des fins sécuritaires et répressives, prospère à droite comme à gauche, du moins dans les rangs des élus socialistes. Elle n’est pas seulement mensongère : elle fait aussi obstacle à la compréhension du mouvement divers, jeune, inventif et grandissant qui caractérise les occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes – qui a depuis essaimé en d’autres régions françaises : contre le barrage de Sivens, le Center Parc de Roybon, une aciérie dans le Morvan...
C’est pour contrer ces stéréotypes médiatiques et se raconter par soi-même que le collectif Mauvaise troupe publie aujourd’hui le livre Défendre la ZAD. Les auteurs de ce court texte (58 pages) habitent sur la zone ou participent à la lutte contre l’aéroport. Ils livrent le récit, très bien écrit, mêlant anecdotes, citations et comparaisons historiques de leur expérience de la ZAD, présentée comme une nouvelle Commune, un terreau d’expérimentations politiques, humaines et sociales.

« Qu’est-ce que ça veut dire de s’ancrer dans un territoire sans être chauvin ? Quel est le temps de construction d’une lutte ? Qu’est-ce qu’une communauté de lutte ? Nous avons eu envie de raconter une histoire du mouvement avec ses moments emblématiques », explique Marc, membre de la « mauvaise troupe » et habitant de la ZAD : l’opération César d’évacuation en 2012, l’appel à aider aux travaux agricoles de la ZAD en mai 2013 (« Sème ta ZAD »), la manifestation en tracto-vélo jusqu’au château de Versailles à la veille de la COP21 en novembre dernier. À ses yeux, « la ZAD redonne de l’espoir à plein de gens en montrant qu’il est possible de résister et d’inventer des formes de vie partagées, d’habiter différemment le monde ».
À la différence d’À nos amis du Comité invisible, texte théorique, Défendre la ZAD est avant tout le récit d’une lutte par ses acteurs. Le narrateur est pluriel, et incarné par un « nous » générique. « Il y a plein de figures dans ce récit : les habitants, les paysans du coin, les militants… », explique Marc. C’est le "nous" du mouvement. Ce n’est pas sa vérité. On ne va pas faire croire qu’on fait l’unanimité dans la région mais on a des liens soudés avec des gens du coin. »
En 2014, ce collectif avait publié Constellations, une somme sur une quinzaine d’années de lutte (CPE, sans-papiers, squats…). Ils annoncent pour mai un nouvel ouvrage, riche en témoignages, comparant les mouvements de la ZAD et l’opposition au train à grande vitesse italien, le TAV, dans le val de Suse. Défendre la ZAD est sorti dans l’urgence, à un moment où certains craignent que l’État ne tente une nouvelle évacuation forcée de la zone. Il se termine par un appel à occuper et défendre la ZAD « comme possibilité historique qui peut s’actualiser en mille autres endroits ».
Nous en publions trois extraits dans les pages suivantes.
Premier extrait : « Une communauté de lutte en train de naître »
Depuis ce 16 octobre au matin, face aux flics, il y a nous. Nous ne sommes d’abord pas nombreux, mais dès les premiers jours, nous sommes forts de l’ancrage de cette lutte et de ce qu’elle a d’ores et déjà permis de rencontres composites. Nous sommes des groupes d’« occupant.e.s » arrivés petit à petit depuis quelques années dans le bocage à l’appel d’un collectif d’« Habitants qui résistent ». Nous nous sommes attachés à ces terres en résistance, aux sentiers que l’on arpente à la recherche de mûres ou de champi- gnons, aux aventures, aux fêtes et aux chantiers collectifs. Nous nous démenons autour de nos cabanes et maisons avec des boucliers de fortune, du matériel de grimpe pour se percher à la cime des arbres, des pierres, des feux d’artifice et quelques bouteilles incendiaires pour contenir et repousser les assauts adverses, du citron pour se prémunir des gaz et des ordinateurs pour contrer la propagande médiatique. Nous ne cessons de courir, haletants, dans la boue, pour entraver les mouvements policiers, et disparaissons derrière les haies et bosquets qui nous sont devenus si familiers. Nous attendons des heures, sous la pluie battante, derrière des barricades qui s’embrasent à l’approche des troupes.
Nous sommes des habitant.e.s et des paysan.e.s de la zad pour lesquels partir d’ici a toujours été inconcevable. Malgré les pressions incessantes et la précarité d’un avenir incertain, nous avons résisté jusqu’ici pour ne pas perdre les jardins que l’on bichonne et les liens avec nos voisins, les fermes rythmées par les horaires de la traite et les joies qu’offrent les lumières lunatiques du bocage. Nous ne sommes pas directement visés par cette première tentative d’expulsion grâce à un accord arraché au terme d’une longue grève de la faim en 2012 et protégeant encore, provisoirement, les habitants légaux. Mais sans hésitation, nous ouvrons nos granges et nos maisons, comme autant de refuges et de bases logistiques depuis lesquelles résister ensemble.

Nous sommes des alentours, militant e s chevronné e s, paysan.ne.s solidaires ou simples voisin.e.s que la situation a révoltés, abruptement. Nous nous retrouvons dans la grange de la Vacherit avec l’intime conviction d’avoir un rôle actif à jouer à ce moment-là. Nous avons pour armes et bagages des chaussettes sèches, des calicots, de quoi filmer l’expulsion et témoigner des violences policières, des stylos pour rédiger des lettres courroucées et des tronçonneuses pour renforcer les barricades en sacrifiant quelques arbres. Parmi nous, beaucoup d’anciens sont encore portés par la mémoire des luttes acharnées dans la région, qui ont déjà coûté à la « puissance économique de la France » l’échec de trois projets de centrales nucléaires en 20 ans, à Plogoff, au Pellerin et au Carnet. Nous aussi, nous faisons face aux gendarmes, nos corps en travers de la route.
Nous sommes une communauté de lutte en train de naître.
Entre les flics et nous, nos barricades semblent d’abord de bien frêles édifices. Érigées à la hâte dans la nuit, elles sont faites de bric et de broc : vieilles carcasses de voitures, pneus usagés, bottes de foin et tout ce qui passe sous la main. Ce qu’elles matérialisent, avant tout, c’est une obstination qui grandit.
Notre première victoire, en ces jours sans fin, c’est d’avoir tenu le terrain coûte que coûte face à ce déploiement massif dont le seul objectif était de nous acculer à la fuite et au renoncement. Notre première victoire fut de nous défendre malgré tout, alors que, justement, rien ne laissait présager la victoire.
Rapidement, plusieurs bâtiments de la zad sont néanmoins réduits à l’état de ruines, emportées jusqu’à la dernière pierre dans des camions-bennes, comme pour nettoyer jusqu’aux fragments de nos souvenirs. Mais de nombreux autres, parmi ceux qui sont menacés, restent encore debout.
« Après la première semaine d’expulsion, il y a eu la première manif à Nantes et je devais faire le discours introductif, et je tremblais, et j’ai eu cette idée d’énumérer tous les noms des lieux qui avaient été expulsés ou qui résistaient encore, des lieux-dits mais aussi des noms inventés par le mouvement d’occupation : la bellich’, le Coin, la Gaité, les Planchettes, les 100 Chênes, le No Name, les Fosses noires, les Vraies rouges, le Far west... Pour moi ça exprimait la manière dont cette zone qu’ils disaient vide était au contraire pleinement en vie. » Jasmin, Naturaliste en lutte.
Nul ne peut prétendre être insensible à la peur, aux doutes et à la fragilité qui nous traversent en de telles circonstances. Mais il est un moment où éclot la certitude partagée que s’il existe la moindre chance – si infime soit-elle – de pouvoir peser sur la situation dans laquelle nous sommes pris, alors il faut la saisir. C’est cette certitude qui repousse les limites face au manque de sommeil, à l’humidité, à la boue et aux munitions policières. Il s’agit de relever la tête et d’accepter que résister, c’est toujours un coup de dés. En cet automne 2012, une fois les dés jetés, tout s’emballe.
Deuxième extrait : la ZAD s'auto-organise
Dans l’assemblée bimensuelle « Sème ta zad », dont l’idée est née des discussions passionnées entre occupant.e.s et paysan.e.s sur les barricades du Rosier à l’automne 2012, on discute de l’usage agricole des terres de la zone. On fait un point sur les potagers collectifs et sur leurs besoins en matériel et coups de main. On définit les parcelles libres d’usage qui seront dévolues aux cultures de plein champ, dont on attend quelques tonnes de patates et d’oignons. On se dispute sur la dépendance au pétrole de l’agriculture mécanisée ou sur l’exploitation des animaux.
On se dote d’une Coopérative d’Usure, Réparation, Casse, et éventuellement Utilisation de Matériel Agricole (la CURCUMA) qui prendra soin des tracteurs en fin de vie légués à la lutte. Le groupe « vaches » ou le groupe « céréales » mettent en place la rotation culturale entre blé, pâtures, sarrasin et fourrage. Un paysan qui refuse l’expropriation propose d’inclure certains de ses champs dans le cycle de rotation, tandis que des occupantes préparent l’expérimentation d’une culture de légumineuses avec des éleveurs bovins de COPAIN. Le résultat, à l’heure actuelle, c’est l’occupation collective et progressive de 220 ha. Un rendez-vous hebdomadaire, qui ressemble à s’y méprendre à un marché – si ce n’est que tout y est à prix libre : chacun donne ce qu’il peut et veut –, permet de mettre en partage une partie de la production agricole. Le reste sert notamment au ravitaillement d’autres luttes, de cantines populaires ou de squats de migrants dans la métropole nantaise.

D’innombrables autres expériences d’autonomie fleurissent, hors des logiques marchandes et gestionnaires. Ce qui était déjà en germe avant la période des expulsions a pris une nouvelle dimension. On voit apparaître un atelier de couture ou de réparation de vélos, une conserverie, une brasserie, une nouvelle boulangerie, un restauroulotte, une meunerie, un espace d’écriture et d’enregistrement de rap, une salle de danse et des cours d’autodéfense... On travaille à la réappropriation du soin avec des jardins de plantes médicinales et des formations médicales, notamment sur les premiers secours aux blessés par les armes de la police. On cherche à construire nos propres réseaux de communication, du site internet à la radio FM.
Un bulletin, qui regroupe rendez-vous, comptes rendus d’assemblées, récits et coups de gueule, est confectionné et distribué chaque semaine dans les soixante lieux de vie de la zone par des « facteurs » à pied ou à vélo. On explore des manières de faire la fête à mille lieues des clubs branchés et de l’industrie du divertissement : un festnoz pour inaugurer un hangar convoyé, malgré l’interdiction formelle de la Préfecture, depuis les confins du Finistère ; un banquet de 60 mètres linéaires dans la poussière des balles de blé lors d’une fête des battages ; des transes nocturnes dans une grange graffée, sur de la musique expérimentale ou envoûtés par la voix d’une cantatrice d’opéra...
On entretient nous-mêmes une partie des haies, des chemins, des réseaux électriques et des adductions d’eau, lors de grands chantiers collectifs plus ou moins réguliers. On multiplie les constructions, sans permis, ni plan local d’urbanisme, mais avec une inventivité architecturale certaine : à l’aide de matériaux de récup’, de terre, de paille ou de bois d’œuvre abattu et découpé sur place par une scierie mobile amie qui a traversé la France. On cherche sans relâche à s’accorder sur l’usage de ce qui est commun, à en élargir le champ et à densifier les liens qui nous tiennent.
Troisième extrait : « Quelque chose de la Commune »
Il y a dans ce qui se trame à la zad quelque chose de la commune. Quelque chose de la Commune de 1871, quand une irrépressible émotion collective saisit les habitants de Paris qui devinrent, derrière les barricades, les maîtres de leur vie quotidienne et de leur histoire, soulevant un immense espoir révolutionnaire et entraînant à leur suite des soulèvements dans de nombreuses autres villes. Quelque chose des communes du Moyen Âge qui parvinrent à s’arracher à l’emprise du pouvoir féodal et à défendre les communaux, ces terres, outils et ressources à l’usage partagé.
Quelque chose, aussi, de l’éphémère commune de Nantes en 1968, pendant laquelle ouvriers et étudiants occupèrent l’hôtel de ville, bloquèrent la région et organisèrent le ravitaillement des grévistes avec les paysans. Quelque chose qui, désormais, est à la fois le moyen et le sens de notre lutte, et que nous devons continuer à approfondir. Ces imaginaires sont de ceux qui viennent irriguer le bocage de Notre-Dame-des-Landes dans la quête d’un présent désirable et d’un futur possible.
Depuis le printemps 2013, nous ne cessons d’envisager l’avenir de la zad sans aéroport. De chantiers collectifs en assemblées, au fil des semailles et des récoltes, quelque chose est en train de naître de notre ancrage sur le territoire. On dresse un état des lieux du foncier. Il s’agit de construire parmi nous une compréhension partagée de la situation. À mesure qu’avancent les débats, on s’écarte d’une approche strictement agricole et juridique pour penser ensemble ce que seraient nos objectifs politiques en cas de victoire.
En novembre 2015, après plus d’un an de discussions dans tous les espaces d’organisation du mouvement, ses différentes composantes prennent ensemble un engagement décisif pour l’avenir. En voici les termes :
Une fois le projet d’aéroport abandonné, nous voulons :
1. Que les habitant.e.s, propriétaires ou locataires faisant l’objet d’une procédure d’expropriation ou d’expulsion puissent rester sur la zone et retrouver leurs droits.
2. Que les agriculteur.trice.s impacté.e.s, en lutte, ayant refusé de plier face à AGO-Vinci, puissent continuer de cultiver librement les terres dont ils.elles ont l’usage, recouvrir leurs droits et poursuivre leurs activités dans de bonnes conditions...
3. Que les nouveaux habitant-e-s venu-e-s occuper la zad pour prendre part à la lutte puissent rester sur la zone. Que ce qui s’est construit depuis 2007 dans le mouve- ment d’occupation en termes d’expérimentations agricoles hors cadre, d’habitat auto-construit ou d’habitat léger (cabanes, caravanes, yourtes, etc.), de formes de vie et de lutte, puisse se maintenir et se poursuivre.
4. Que les terres redistribuées chaque année par la chambre d’agriculture pour le compte d’AGO-Vinci sous la forme de baux précaires soient prises en charge par une entité issue du mouvement de lutte qui rassemblera toutes ses composantes. Que ce soit donc le mouvement anti-aéroport et non les institutions habituelles qui détermine l’usage de ces terres.
5. Que ces terres aillent à de nouvelles installations agricoles et non agricoles, officielles ou hors cadre, et non à l’agrandissement.
6. Que ces bases deviennent une réalité par notre détermination collective. Et nous porterons ensemble une attention à résoudre les éventuels conflits liés à leur mise en œuvre. Nous semons et construisons déjà un avenir sans aéroport dans la diversité et la cohésion.
C’est à nous tou.te.s, dès aujourd’hui, de le faire fleurir et de le défendre.
En cet automne 2015, il ne s’agit plus seulement de nous battre contre un projet d’aéroport, ni même contre son monde, mais aussi de défendre la possibilité d’une destinée commune sur ce bocage.
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- Défendre la ZAD, par le collectif Mauvaise troupe, éditions de l'Éclat, 2016, 45 p., 3 €.
Source : https://www.mediapart.fr