Acculée par la chute du pétrole, la monarchie saoudienne vient de mettre un terme à la politique d’État-providence et de redistribution de la rente pétrolière à la population, en adoptant un régime de rigueur budgétaire. Cette politique lui avait permis pendant plus de quarante ans d’acheter la paix sociale et son maintien au pouvoir.
Des observateurs de l’Arabie saoudite ne peuvent s’empêcher de faire le lien. Pour eux, les exécutions massives de 47 personnes, dont celle du cheik al-Nimr, intervenues le 1er janvier, ne sont pas seulement un avertissement du pouvoir saoudien à destination de l’Iran mais aussi un message de terreur à usage interne, notamment vers les populations chiites des régions pétrolières dans l’est du pays, afin de dissuader toute agitation sociale et politique : les supplices ont eu lieu juste trois jours après que le gouvernement saoudien eut annoncé un programme d’austérité et de rigueur sans précédent.
Riyad a décidé, le 28 décembre, une diminution substantielle des subventions sur nombre de produits de première nécessité. Les prix de l’eau, du gaz, de l’électricité augmentent de 70 %, ceux des produits pétroliers entre 40 % et 80 %. Dans l’absolu, ces augmentations sont moins exorbitantes qu’il n’y paraît, compte tenu du niveau sans précédent de subvention : le litre d’essence 95, en hausse de 50 %, vaut désormais 0,29 dollar, soit toujours moins qu’une bouteille d’eau. Mais pour une large partie de la population saoudienne, touchée par le chômage, les efforts demandés sont considérables. Surtout, ils marquent une rupture profonde. Ce jour-là, la monarchie pétrolière a mis un terme à la politique d’État-providence et de redistribution de la rente pétrolière à la population, qui lui a permis pendant plus de quarante ans d’acheter la paix sociale et son maintien au pouvoir.
La monarchie saoudienne a tenté de préserver jusqu’à l’extrême limite ce pacte. Mais elle a dû s’incliner face aux chiffres. Faute d’avoir engagé la moindre diversification économique – elle n’a même pas créé de fonds souverain pour l’après pétrole –, Riyad subit durement l’effondrement du brut. Ses rentrées ne cessent de s’amenuiser, au fur et à mesure que les cours chutent. En un an, ceux-ci ont baissé de plus de 35 %. Les prix sont désormais autour de 37 dollars le baril, soit le plus bas niveau depuis onze ans.
Pendant un an, l’Arabie saoudite, assise sur ses réserves à la fois pétrolières et financières, a fait comme si de rien n’était, comme si elle pouvait ignorer la réalité. Conséquence ? Riyad a terminé 2015 avec un déficit budgétaire record : 89,2 milliards de dollars, soit 15 % du PIB. Certains estiment qu’il s’agit presque d’un bon résultat : des analystes tablaient sur un déficit équivalent à 20 % du PIB.
Surtout, ses réserves fondent comme neige au soleil. Évaluées à 746 milliards de dollars à son sommet en août 2014, elles sont tombées à 647 milliards de dollars aujourd’hui. Alors que la guerre au Yémen lui coûte cher (Riyad est devenu le premier acheteur mondial d’armes en 2015 et dépense 1,5 milliard de dollars par mois pour la guerre au Yémen, selon les estimations), le rythme des dépenses s’accélère : chaque mois, le gouvernement puiserait 12 milliards de dollars dans ses réserves. Dans le même temps, la fuite des capitaux s’intensifie, les riches saoudiens s’empressant d’aller placer leurs avoirs dans des contrées jugées plus sûres.
Si l’Arabie saoudite ne prend pas les mesures appropriées, elle sera en faillite dans cinq ans, a prévenu le FMI en octobre. Le gouvernement saoudien a donc décidé de donner un premier signal de reprise en main budgétaire. Il se fixe comme objectif de ramener son déficit budgétaire à 13 % du PIB en 2016. Parmi les premières mesures adoptées, il y a donc la suppression de nombre de subventions sur les produits de première nécessité. Mais d’autres devraient suivre. Le gouvernement étudierait une hausse des tarifs des autres services publics, l’instauration d’une TVA, en liaison avec les autres monarchies pétrolières et même des privatisations.
Le message auprès de la population saoudienne est on ne peut plus clair : les temps de la rente pétrolière sont révolus. Mais un autre avertissement est en filigrane : ce sont les Saoudiens, de base serait-on tenté de dire, qui vont devoir supporter l’essentiel des ajustements liés à la crise économique mais aussi aux décisions prises par le gouvernement saoudien.
Car à l’origine de la crise économique que connaît l’Arabie saoudite aujourd’hui, il y a un pari politique pris en décembre 2014. Alors que le marché pétrolier, qui avait atteint son plus haut niveau en août 2014 avec un baril à 115 dollars, donnait déjà des signes de faiblesse, l’Arabie saoudite décida, lors de la réunion de l’OPEP, qu’elle ne jouerait plus le rôle de régulateur du marché pétrolier, comme elle l’assumait depuis des années, en tant que premier producteur mondial. Loin de diminuer sa production, afin de soutenir les cours, comme Riyad le faisait habituellement, celui-ci annonça qu’il l’augmenterait, « afin de conserver ses parts de marché »
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Le nouvel homme fort
La mesure visait aussi bien la Russie, accusée de ne pas participer à la stabilisation du marché, l’Iran haï et redouté, alors que la levée de l’embargo international se profilait, que les producteurs américains d’huile et de gaz de schiste, devenus des concurrents redoutables sur le continent américain. « Les Américains sont aussi de grands producteurs pétroliers. Réduiront-ils leur production ? », demandait alors le ministre saoudien du pétrole, Ali al-Naïmi, lors de cette réunion de l’OPEP, afin de bien faire comprendre que Riyad n’entendait plus porter à lui seul le poids de la stabilité du marché pétrolier mondial.
L’Arabie saoudite avait déjà eu recours à un tel stratagème dans les années 1980. Afin de ramener les pays producteurs non membres de l’OPEP dans le rang et les obliger à adopter la discipline du cartel, Riyad avait laissé filer sa production. Les cours du pétrole avaient rapidement dégringolé. Et tous les pays producteurs avaient plié, renforçant encore le rôle de leader de l’Arabie saoudite sur le marché pétrolier.
Mais cette fois-ci, rien ne s’est passé comme prévu. Loin de faire faillite, les producteurs américains d’huile de schiste, beaucoup plus flexibles qu’escompté, se sont adaptés, ont réduit leur coût et augmenté leur production, afin de faire face à leurs engagements financiers. Les autres pays producteurs ont dévalué leur monnaie et augmenté leur production. Résultat : le marché mondial croule sous la surproduction pétrolière, estimée à 2 millions de barils par jour, alors que la demande stagne, notamment en raison du ralentissement chinois.
À plusieurs reprises, des membres de la monarchie saoudienne, jugeant la voie suivie trop dangereuse, ont demandé un infléchissement de la politique pétrolière menée par Riyad. Mais ils ont été vus comme des hommes du passé. L’homme fort de la monarchie est désormais le prince Mohammed bin Salman, le fils du roi Salman, qui cumule le poste de ministre de la défense, de président de la société pétrolière nationale Aramco, et préside également le conseil économique du royaume.
C’est lui qui a imposé, contre l’avis, semble-t-il, d’une partie des membres de la famille royale, le changement de stratégie pétrolière l’an dernier. C’est lui qui supervise la guerre au Yémen. C’est lui qui a imposé l’inflexion économique du royaume et les premières mesures de rigueur budgétaire. Premier pas, semble-t-il, vers une économie de l’après pétrole qu’il souhaite lancer. (Une étude a été commandée à McKinsey à cet effet, qui recommande des investissements de plus de 4 000 milliards de dollars dans plusieurs secteurs industriels comme la chimie, l’automobile, l’électronique, afin de doubler le PIB d’ici à 2030.)
Sous l’influence de Mohammed bin Salman, l’Arabie saoudite a maintenu sa ligne dure, lors de la dernière réunion de l’OPEP à Vienne en décembre. Pas question de réduire notre production, si les autres pays producteurs ne consentaient pas eux aussi des efforts, a expliqué une nouvelle fois le ministre saoudien du pétrole. Les propos visaient à nouveau les États-Unis, la Russie et naturellement l’Iran.
Assis toujours sur d’imposantes réserves, le gouvernement saoudien se dit prêt à tenir encore. Selon l’agence Bloomberg, il a construit son budget de l’année 2016 sur un prix de 29 dollars le baril. Il est d’autant plus enclin à refuser toute concession qu’il pense être sur le point de réussir son pari et d’amener tous ses rivaux à résipiscence.
Après la dernière réunion de l’OPEP, les cours du pétrole ont de nouveau baissé. Déjà, un certain nombre de producteurs commencent à être acculés. « À moins de 50 dollars le baril, les producteurs d’huile de schiste ne peuvent pas tenir longtemps. Il va y avoir beaucoup de faillites », a prévenu un des responsables du groupe américain parapétrolier Halliburton, cité par le Financial Times. La Russie est à nouveau ébranlée, alors que le rouble est retombé à son plus bas niveau face au dollar dans les dernières séances de l’année 2015.
Des analystes, pourtant, pensent que l’Arabie saoudite risque de ne pas sortir indemne de cette lutte pour réinstaller sa suprématie pétrolière. Le rythme des sorties de capitaux hors du royaume les inquiète particulièrement. « Si les réserves diminuent à la même cadence que maintenant, ils ne seront pas capables de conserver la parité fixe avec le dollar. Les conséquences seraient alors dramatiques », dit Khalid Alsweilem, ancien responsable de la gestion d’actifs à la banque centrale saoudienne, citée par The Telegraph.
Cette parité de change fixe entre le rial et le dollar existe depuis plus de trente ans et a été un des piliers de la stabilité de la monarchie mais aussi de la sphère financière internationale, par le biais des pétrodollars. Alors que tous les autres pays producteurs ont dévalué leur monnaie pour amortir le choc de la chute pétrolière, Riyad a maintenu sa monnaie. De nombreux analystes financiers pensent, cependant, que le statu quo est intenable, qu’un jour ou l’autre, la monarchie pétrolière sera obligée de dévaluer, afin de faire face aux tensions économiques et sociales mais aussi géopolitiques et militaires auxquelles le régime est confronté. Car après avoir dormi sur sa rente pétrolière pendant plus de quarante ans, la monarchie saoudienne doit désormais faire face à tout en même temps.
Source : https://www.mediapart.fr
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