Les négociations sur une taxe sur les transactions financières continuent de patiner. À peine dix États ont fini par s’entendre sur l’assiette de la taxe. « Une étape fondamentale », pour Michel Sapin. « Un saut de puce », selon des ONG.
De notre envoyé spécial à Bruxelles. Certains s’attendaient à un accord triomphal, en plein milieu de la COP21. Mais le miracle n’a pas eu lieu, à l’issue de deux réunions des ministres des finances lundi soir et mardi matin à Bruxelles : le chantier d’une taxe sur les transactions financières (TTF) reste toujours aussi incertain, plus de quatre ans après la présentation, en septembre 2011, d’une directive par la commission. Les plus optimistes, au premier rang desquels le Français Michel Sapin, veulent tout de même y voir une « étape décisive » : « Nous sommes satisfaits de constater que le sujet le plus difficile, celui qui fait l’objet de discussions depuis des mois et des années, la base sur laquelle on va récolter cette taxe, soit clos », s’est réjoui mardi le ministre français des finances, ironisant sur les « esprits chagrins ».
« Un pas majeur a été franchi, même si ce n’est pas la fin de l’histoire. Je sens qu’il y a de l’irréversible, la volonté de le faire, nous ne reculerons pas, j’en ai la conviction », se félicite, de son côté, Pierre Moscovici, commissaire aux affaires économiques. Pour rappel, le ministre Sapin s’était déjà enthousiasmé, pas plus tard qu’en septembre, à l’issue d’une autre réunion ministérielle, cette fois à Luxembourg : « Je crois pouvoir dire que nous avons franchi une étape décisive en nous mettant d’accord sur un certain nombre de principes »… Cherchez l’erreur.
À cause du lobbying musclé de l’industrie bancaire, et du veto de certains pays, comme la Grande-Bretagne, les Européens les plus motivés avaient choisi de se lancer dans une « coopération renforcée » entre 11 États membres (dont la France et l’Allemagne), en juin 2012. Mais les discussions, présidées par l’Autriche depuis janvier, mieux organisées, restent depuis tumultueuses. Les désaccords sont nombreux, à la fois sur l’assiette des titres à taxer (quels produits financiers taxer, mais aussi quelles exemptions prévoir), sur le niveau des taux pour les actions et les dérivés, ou encore sur les manières de s’y prendre, concrètement, pour récolter cette taxe.
« Au début de l’année, on avait encore 24 scénarios sur la table. Ensuite on est tombés à trois. Et maintenant, il n’y en a plus qu’un. C’est quand même une avancée considérable », veut croire une source européenne proche du dossier, pour qui « tous les paramètres sont désormais en place ». Selon le document de travail (ci-dessous) validé mardi par dix capitales (l’Estonie a quitté la table des négociations lundi), un accord existe désormais sur l’assiette de taxation « la plus large possible », qui concerne à la fois les actions et les dérivés. À l’origine, la taxe à 28 devait permettre de dégager quelque 57 milliards d’euros par an, selon les prévisions de la commission. À présent, en l’absence d’un début de consensus sur les niveaux de taux, on ignore combien cette taxe pourrait rapporter (sans doute moins de dix milliards d’euros par an).
« La commission va désormais travailler à des hypothèses de taux, qui nous rapporteront des hypothèses de revenus, s’est contenté d’expliquer Michel Sapin. Beaucoup avaient dit, à l’origine : cela va rapporter 35, 100 milliards d’euros même, et se sont mis à rêver… Nous avons pris le chemin inverse, nous avons défini d’abord la base, et l’on avance. C’est méthodique. » Dans le détail, le projet prévoit bien de taxer actions et produits dérivés (en 2014, Paris continuait de défendre une exemption sur les dérivés). Autre point sensible, plutôt bien accueilli par la société civile : la taxe devrait couvrir les transactions dites « intraday », c’est-à-dire achetées et vendues dans une même journée, et le trading à « haute fréquence », ces opérations de transactions automatiques, capables d’exécuter des opérations de marché en quelques microsecondes, et qui renforcent la spéculation sur les marchés.
Mais si l’on s’en tient au texte, qui recourt à une formule floue (point 1.d), le « principe de résidence », la question – cruciale (notamment vis-à-vis de la Grande-Bretagne) – de savoir si les actions étrangères achetées, ou cédées, par des banques européennes, n’a pas encore été tranchée. « Sans l’établissement du principe de résidence, selon nos estimations, cela représenterait pour la France seulement un manque à gagner de 1,2 milliards d’euros », affirme Alexandre Naulot, de l’ONG Oxfam-France. Du côté des dérivés, comme attendu, les obligations d’État (la dette des pays) ne seront pas concernées. Plus étonnant, le document précisé (le point 2.c.4) que « dans certains cas », des « ajustements » seront possibles, pour l’assiette de taxation, comme pour les taux. « Ils se ménagent la possibilité d’exceptions », regrette Alexandre Naulot.
Du côté de la société civile, les réactions sont tièdes. « C'est au moins une preuve que la TTF européenne n'est pas morte. Mais quand on sait que les États négocient depuis plus de deux ans, l'accord partiel annoncé aujourd'hui paraît évidemment assez maigre », juge Hakima Himmich, à la tête de Coalition PLUS, un réseau francophone d’associations de lutte contre le sida. « C’est une décision en demi-teinte qui caractérise le manque d'ambition politique des gouvernements des pays européens et le lobbying intense exercé par les lobbies bancaires et financiers », estime de son côté Maxime Combes, porte-parole d’Attac sur les questions climatiques.
Comme d’habitude, faute d’accord fin 2015, les ministres ont avancé une nouvelle date butoir : ils espèrent une traduction juridique de ce « deal » à dix d’ici juin 2016. Après quoi (ou en même temps ?) il faudra s’entendre sur les taux et, en bout de course, sur l’affectation des fonds. On voit mal, en l’état, comment le calendrier promis par François Hollande lors de son intervention aux Nations unies en septembre dernier, d’une mise en application de la taxe en janvier 2017, sera tenu. Il faut être se montrer sacrément optimiste pour y croire, pour trois raisons au moins :
1 - Il faut neuf pays au moins pour enclencher une « coopération renforcée ». Ils ne sont plus que dix depuis lundi, l’Estonie ayant choisi de quitter l’aventure. D’autres États, dont la Grèce, la Slovaquie ou la Slovénie, tirent eux aussi la langue, mais restent jusqu'à présent. Il suffirait de deux défections supplémentaires – ce qui n’est pas impossible, si l’on rentre dans le détail des chiffres, des taux et des revenus pour chacun – pour que toute la démarche tombe à l’eau.
2 - À partir de janvier, ce sont les Pays-Bas qui président l’UE pour six mois. Le pays ne s’en cache pas : la TTF ne sera pas leur priorité. Ils s'inquiètent même des conséquences pour leur économie. Plus gênant encore, le débat européen, courant 2016, sera dominé par le risque d’un « Brexit » et la tenue d’une consultation en Grande-Bretagne sur le maintien du pays dans l’UE, peut-être dès l’été 2016. Or, Londres ne cesse de mettre en scène son opposition à ce projet. Mardi, sans surprise, le ministre des finances britannique, George Osborne, l’a dit encore une fois, jugeant la démarche de ses collègues « très incertaine ». Surtout, ce document « n’est qu’une feuille de papier, pas un document de l’Ecofin », en référence à la réunion des 28 ministres des finances dans le jargon européen. Londres fera tout son possible pour bloquer les travaux, surtout si les banques britanniques doivent elles aussi payer la taxe.
3 - La COP21 offrait une fenêtre d’opportunité idéale, pour boucler un accord. Certains rêvaient même d’un engagement des dix pour une affectation des fonds aux questions climatiques et de développement. Avec la fin de la COP21, la pression pour une TTF va retomber. Et il sera sans doute très difficile de remonter au créneau sur les enjeux de l’affectation, depuis Bruxelles : « Il n’y a pas eu de discussions au niveau communautaire là-dessus, tout débat sur l’utilisation des recettes fiscales se déroule au niveau des États », se contentait de résumer un proche du dossier, en début de semaine.
Source : https://www.mediapart.fr