Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, après avoir pisté les origines du christianisme, se soucient du Coran dans une nouvelle série documentaire diffusée les 8, 9 et 10 décembre sur Arte. Recul critique et contextualisation : belle pierre dans le jardin des fanatismes...
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Prieur et Mordillat… Voilà vingt-deux ans que, de temps à autre, ces deux pur-sang trotteurs français œuvrent côte à côte : sous un joug d’épaule (l’audiovisuel), ou bien sous un joug de tête (le livre). Ils se font paire de bœufs, histoire de tracer leur sillon au nom de la transmission.
Leur coup d’essai – qui fut leur coup de maître – remonte donc à 1993. Un documentaire parmi les plus beaux, en forme de ronde poétique absolue : La Véritable Histoire d’Artaud le Momo (cliquer ici pour découvrir la séquence, exceptionnelle, avec Henri Pichette). Une fiction l’accompagnait : En compagnie d’Antonin Artaud, avec Sami Frey dans le rôle du Mage foudroyé. Ensuite, il y eut Paddy en 1999 : Mordillat et Prieur adaptèrent pour le cinéma, avec Julie Gayet dans le rôle titre, un roman du trop méconnu Henri Thomas.
Cependant, leur chef-d’œuvre de passeurs exigeants, investis dans les textes mais un brin décalés, furent bien, pour Arte : Corpus Christi (1998, douze épisodes), L’Origine du christianisme (2003, dix épisodes) et L’Apocalypse (2008, douze épisodes – nous en avions à l'époque rendu compte dans Mediapart, cf. « Lire aussi »).
Une telle approche, à même d’élargir le cercle des initiés comme la nature des questionnements, avait suscité quelques résistances. Pinaillage amer d’un ou deux savants isolés dans leur tour d’ivoire, contre une forme de partage culturel qui les dépossède de leur aura de Pythie des grimoires. Rage, surtout, des traditionalistes de tout poil, qu’insupporte une telle promotion de l’histoire critique osant considérer le sacré tel un champ de fouilles propice à l’archéologie du savoir. « ¡No pasarán! », semblèrent alors glapir les héritiers du franquisme et de la pensée fascisante, prompts à monter au créneau contre Mordillat et Prieur traités en démolisseurs sataniques, ainsi qu'en témoigne cet entretien mené par l’ancien pilier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet Guillaume de Tanouärm.
Or voici que notre attelage d’exégètes cathodiques, toujours pour la chaîne culturelle européenne, se tourne vers le Coran. Le contextualiser, le dégager du littéralisme. Après avoir été traités de blasphémateurs sacrilèges par des lefebvristes bouillonnants, le duo subira-t-il quelque fatwa d’islamistes de service, tant semble résonner sur la planète un fâcheux mot d’ordre : intégristes de tous les pays, unissez-vous ?!...
Cette fois encore les furieux devraient demeurer ultra minoritaires et en être pour leurs frais, tant la forme et le fond allient rigueur et audace, au service d’un questionnement du Coran aux allures d’un thriller parcouru de frissons herméneutiques. Il y a vingt-six spécialistes (dont quatre femmes), de Al-Azmeh (Aziz) à Zellentin (Holger) – voir ici leur visage accompagné d’une brève présentation. Ils sont filmés dans des espaces clos similaires sans pour autant, comme en certains documentaires britanniques, sembler prisonniers d’un décor trop conforme : chacun garde sa personnalité, son profil, ses postures, sa gestuelle voire sa patte d’enfer. Au point de former une distribution, sinon une troupe, et de pousser le téléspectateur à se choisir des « acteurs » principaux dont il attend le retour à l’écran – notre tiercé gagnant : Dominique Cerbelaud de l’abbaye dominicaine Notre-Dame de Boscodon dans les Hautes-Alpes, Emran El-Badawi de l’université de Houston et Shawkat Toorawa de l’université Cornell.
Les auteurs n’ont pas voulu nous livrer leur préférence. Ils préfèrent insister sur le propos de l’un des savants interrogés, Mohammad Ali Amir-Moezzi (École pratique des hautes études), auteur notamment du Dictionnaire du Coran, qui affirma, lors d’une avant-première à la BNF, qu’il s’agit bien là d’un « travail de salubrité publique ». Gérard Mordillat et Jérôme Prieur confient à Mediapart : « Que dire de plus ? Les chercheurs de tradition musulmane qui ont accepté de travailler avec nous ont compris que nous menions le même combat qu'eux pour remettre de l'intelligence, de la critique, du doute là où les fondamentalistes n'ont que simplismes et slogans à imposer. »
Cette série comble à elle seule trois lacunes criantes. D'abord, l'ignorance et le désintérêt que l'étude de l'islam suscite en France (le grand historien Claude Cahen, lorsqu'il prit sa retraite de Paris I en 1979, ne fut pas remplacé en tant que tel, si bien que l'histoire de l'islam médiéval disparut alors de l'enseignement en Sorbonne). Ensuite, la perte d'une passion à la fois authentique, pointue et populaire pour la chose textuelle à la télévision française, depuis les émissions de Pierre Dumayet et Robert Bober. Enfin et surtout, la tradition exégétique qui s'est tarie voilà mille ans parmi bien des tenants officiels de l'islam.
Aujourd'hui, les religieux conservateurs musulmans craignent-ils le lien entre une exégèse libre donc hardie du Coran et une forme de sécularisation, voire de désislamisation – comme il y eut déchristianisation en Occident ? Réponse de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur : « Peut-être. Il y a surtout la crainte des clercs de voir leur pouvoir contesté et leur parole démonétisée. Le monde musulman ne connaît pas de séparation entre l'Église et l'État, mais toutes les tyrannies – qu'elles soient musulmanes ou autres – prospèrent sur l'ignorance des peuples. Si bien que le combat des chercheurs musulmans pour une étude critique des textes s'avère le combat de l'intelligence contre l'obscurantisme : le combat du savant contre la dictature politique et religieuse. »
Nos auteurs avancent avec une prudence de Sioux. Ils progressent vers le sujet qui fâche par excellence, posé au septième et dernier épisode : qui est l'auteur du Coran ? Dieu, pardi ! Telle est la réponse du dogme musulman – même s'il faudrait déranger le pluriel tant l'islam connaît de variations dans le temps comme dans l'espace. C'est là que certains chercheurs vacillent. On avait vu, dans le premier épisode, le Tunisien Abdelmajid Charfi faire la part des choses selon qu'il représente l'islam ou le pense. On découvre, lors de l'ultime volet sur l'écriture du Coran, le dédoublement auquel se livre, « en tant que croyant et en tant que chercheur », Suleiman Ali Mourad, né à Beyrouth et enseignant dans le Massachusetts – tous ces savants illustrent une géopolitique des études islamiques : trop de spécialistes français devant s'exiler pour échapper à la nécrose, tandis qu'aux États-Unis d'Amérique l'Alma Mater accueille à bras ouverts...
« En direction de Jérusalem »
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur procèdent à pas de loups. Ils évoquent la complexité du Coran, évitant la véhémence critique, par exemple, d'un Sami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh, Palestinien d'origine chrétienne réfugié en Suisse, qui ne s'embarrasse d'aucune précaution à l'oral et dénonce le fatras incohérent du Coran sur son site.
Rien de tel dans Jésus et l'islam, qui toujours part du texte et y revient, avec une obsession musicale, chorale, polyphonique : faire commenter des bribes, proposer des interprétations, aboutir à un dialogue à distance – reconstitué mais honnête – entre érudits parfois enclavés dans leur champ disciplinaire. À l'autre bout de la chaîne, le sens commun ne manquera pas de s'étonner : pourquoi Jésus ? Que vient-il faire dans cette galère ? N'est-ce pas encore une vision autocentrée, occidentaliste, judéo-chrétienne que de mêler Jésus à l'islam ? Force sera de constater que dépouillé de son statut de Fils de Dieu – avec les querelles christologiques afférentes sur sa nature divine ou humaine –, débarrassé de la question de l'Incarnation et du dogme de la Trinité, Jésus, dans le Coran, c'est quelqu'un ! Cité plus souvent qu'à son tour, en tout cas que Mahomet...
« Il occupe dans le Coran une place que ne tient aucun autre prophète, pas même Moïse qui est le grand modèle de Mahomet, nous précisent, lyriques, Mordillat et Prieur. Cette place singulière qui fait de lui non seulement le Messie mais le nouvel Adam, le Verbe de Dieu ; qui lui accorde une naissance miraculeuse comme dans la tradition chrétienne ; qui le fait parler dès sa naissance montrant en lui l'unique prophète qui reçoit la révélation dès le premier instant ; qui lui accorde des miracles et le fait échapper à la mort sur la croix, n'est pas périphérique dans le Coran mais centrale. Reconnaître à Jésus et à sa mère Marie cette place éminente ne relève donc pas d'un quelconque christo-centrisme mais d'une réalité lisible dans les versets qui leur sont consacrés. Cela ne signifie pas pour autant que l'islam serait un christianisme, mais éclaire son apparition dans un contexte juif, judéo-chrétien et chrétien que l'apologétique musulmane tente de nier mais qui est indiscutable pour la recherche. »
Mahomet connut le dépit de ne pouvoir convertir les juifs à sa cause, comme plus tard Martin Luther qui en deviendra anti-judaïque. Gérard Mordillat et Jérôme Prieur aident à comprendre comment une querelle circonstancielle à Médine au VIIe siècle devient vérité en forme de chape difficile à soulever dans l'esprit public au XXIe siècle : « De débat en dispute, de leçon en injonction, de polémique en anathème, Mahomet acquerra peu à peu la certitude que les tribus juives ne pourront jamais être ses alliés. »
Ici, le livre publié par les auteurs parallèlement à la diffusion de leur série documentaire joue le rôle primordial qui revient à l'écrit : fixer, dans la plénitude, ce qui ne peut que surgir et balbutier à l'oral. Dans Jésus selon Mahomet (Seuil/Arte Éditions), est intégralement cité un passage de Soheib Bencheikh, intellectuel musulman libéral né en 1961 en Arabie saoudite où son père représentait l'Algérie luttant alors pour son indépendance. En 2008, sur l'initiative de l'Institut d'études du judaïsme, il participait à un colloque à l'Université libre de Bruxelles, consacré à la délicate position du judaïsme, coincé entre la théologie chrétienne originelle dite « de substitution » (le christianisme s'instituant « véritable Israël ») et celle musulmane appelée « de falsification ». Selon celle-ci, l'islam, bien qu'apparu plus tard, précéda le judaïsme, dont les fidèles auraient eux-mêmes modifié les textes sacrés afin d'y occulter les allusions supposées à la venue du Prophète Mahomet...
Voici ce qu'écrit Soheib Bencheikh dans sa communication citée par Mordillat et Prieur : « Aux premiers temps de l'islam, à l'époque mecquoise, et quelques années durant le vécu du Prophète à Médine, non seulement Mahomet incitait ses disciples à ressembler aux juifs et à imiter leur comportement, mais il cherchait une fraternisation entre eux et les nouveaux croyants d'origine goï. Tous, ensemble, priaient un seul Dieu avec chaleur et ferveur en direction de Jérusalem. L'ambition de cet Arabe était que Sassanides et Byzantins devaient impérativement céder leur place au grand monothéisme renouvelé. Une fois à Médine où le contact est devenu permanent avec de grandes communautés juives, la majorité d'entre elles refusa alors de le suivre, et on peut le comprendre. »
Soheib Bencheikh poursuit : « Ce refus s'explique probablement par le fait que le Prophète n'appartenait pas à la lignée davidique. Pire encore, Mahomet n'était ni juif ni même prosélyte. Il ne pouvait faire valoir une filiation avec aucun des patriarches des douze tribus d'Israël. Pour les juifs, la prophétie ainsi que le messianisme ne pouvaient se produire que parmi l'un des leurs, comme en attestent les textes vétérotestamentaires. Le Prophète, surpris puis déçu, revint dans la prière, une révélation à l'appui, en direction de son sanctuaire ancestral de La Mecque. »
Au cours des sept épisodes de Jésus et l'islam, durant les extraordinaires explications de textes auxquelles nous sommes conviés, on pressent comme une ombre portée – peut-être davantage à tort qu'à raison en nos temps de surinterprétation. La question mérite cependant d'être posée, comme on lève une hypothèque : dans quelle mesure pèse sur l’islam et ses fidèles le fait d’être la dernière religion révélée, pratiquée par des peuples longtemps colonisés ?
Réponse de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, aigle à deux têtes aimant à parler d'une seule voix : « Vous soulevez une question purement politique. L'islam devient un marqueur identitaire pour ceux à qui toute identité a longtemps été niée et le discours religieux devient le discours politique. Ce phénomène n'est pas nouveau. Dans le christianisme par exemple, si l'on regarde l'Allemagne au XVIe siècle, on voit comment Luther (soutenant les princes) et Müntzer (soutenant les paysans) ont pu s'affronter, exégèse contre exégèse, et défendre deux visions du monde totalement opposées sans jamais citer autre chose que les textes chrétiens. Aujourd'hui il y a un affrontement de même nature entre sunnites et chiites. Apparemment, c'est un conflit religieux, en réalité c'est une guerre politique pour la conquête du pouvoir. Si l'on refait l'histoire des peuples musulmans à la colonisation, il faut ajouter la politique américaine contre toute forme de nationalisme arabe, de socialisme et d'athéisme au profit de dictatures stipendiées par la Maison Blanche, sans oublier le soutien frénétique des Occidentaux à la politique d'Israël, etc. L'islam, en tant que parole politique non distincte du discours religieux, en tant que culture commune, permet l'expression d'une opposition radicale à tout cela, en bloc. »
Jésus et l'islam, ou l'art de mettre en pièces tout ce qui se présente en bloc. La finesse, la subtilité, mais aussi le doute, les hésitations, les silences parfois des chercheurs, sont mis en lumière par une réalisation pourtant tamisée en apparence. Ce qui procure tant de satisfaction dans cette série, c'est d'observer – que ce soit une révélation ou une confirmation – les scrupules, le raffinement, la pénétration, l'intelligence liés à l'islam et au Coran. Si loin du cœur des ténèbres : aux antipodes du fanatisme aveugle qui se réclame frénétiquement de ce qu'il serait bien incapable de commenter. « Le terrorisme, affirment à Mediapart Prieur et Mordillat, prend le masque de la foi pour promouvoir ses visées idéologiques et politiques. Son exhortation à une théocratie universelle n'est qu'un appel à une tyrannie dont ses nervis seraient les maîtres. Leur cynisme n'a d'égal que leur ignorance. Le grand ennemi des terroristes, c'est le savoir. »
Jésus et l'islam, série documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur diffusée en sept épisodes de 52 minutes sur Arte.
Mardi 8 décembre à 20h55, les trois premiers volets :
La crucifixion selon le Coran
Les gens du Livre
Fils de Marie
Mercredi 9 décembre à 22h25, quatrième et cinquième épisodes :
L’exil du Prophète
Mahomet et la Bible
Jeudi 10 décembre à 22h25, sixième et septième moments :
La religion d’Abraham
Le livre de l’islam
À lire : Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus selon Mahomet (Seuil/Arte Éditions, 276 p., 20 €)
Source : https://www.mediapart.fr
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