Ce matin du 12 octobre, il est un peu plus de 6 heures quand Pascal Maquet regagne son appartement de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), après une nuit passée à décharger des palettes sur le tarmac de l’aéroport de Roissy. Comme à chaque fois qu’il rentre du travail à l’aube, ce manutentionnaire chez Air France prend une douche, avale des somnifères, puis s’apprête à se coucher quand il entend tambouriner à la porte. «Vous savez pourquoi on est là ?» s’enquiert un des trois agents de la Police de l’air et des frontières (PAF) qui se présentent face à lui. «Non», rétorque naïvement Pascal Maquet, sommé de se rhabiller. Dans la voiture qui le ramène vers Roissy à tombeau ouvert, il pique du nez sous l’effet des cachets. Avant de reprendre peu à peu ses esprits dans la cellule où il est enfermé en attendant son premier interrogatoire. Le début de trente heures de garde à vue.
Une semaine plus tôt, le 5 octobre, une manifestation en marge du comité central d’entreprise a dégénéré au siège d’Air France. Les images surréalistes de deux cadres de l’entreprise escaladant une grille pour échapper à la foule, leur chemise en lambeaux, ont fait le tour du monde. Comme quatre autres de ses collègues, tous encartés à la CGT, Maquet a été formellement identifié sur plusieurs vidéos. Sur l’une d’elles, on le voit nettement bousculer un vigile. Il y a aussi ce témoignage accablant d’un autre agent de sécurité, à qui les policiers ont présenté plusieurs photos. «Je reconnais formellement l’individu de type européen, âgé d’une cinquantaine d’années, porteur d’un bouc blanc, crâne rasé, veste noire, comme étant l’auteur de violences à l’encontre des deux directeurs d’Air France. Il a également participé à l’arrachement de leurs vêtements.»
Pourtant, face aux enquêteurs de la PAF, Pascal Maquet va livrer un tout autre récit. Le matin du fameux comité, il affirme être simplement venu faire grève et exprimer son «mécontentement». «Il y a eu des mouvements de foule, quelques bousculades et ce qu’on a vu à la télé», raconte le syndicaliste, qui reconnaît que «des violences ont été commises» sans être en mesure d’identifier leurs auteurs. Lui a bien bousculé un vigile, comme le montrent les images. «Mais de manière involontaire, précise-t-il. Je pèse 110 kilos et j’ai moi-même été bousculé.» Les attaques contre les deux cadres dont on l’accuse ? «C’est faux. Je n’ai eu aucun contact physique avec ces deux personnes.» De fait, malgré la profusion des images, aucune ne vient étayer l’agression. Lors d’une confrontation organisée le lendemain, le principal témoin à charge reviendra d’ailleurs largement sur sa première déposition. Après avoir accusé Pascal Maquet de s’en être pris physiquement aux deux cadres, il affirme à présent que le syndicaliste a seulement déchiré la chemise de l’un d’entre eux.
Un témoignage bancal qui n’a pas empêché le parquet de Bobigny de renvoyer Pascal Maquet devant le tribunal correctionnel pour «violence aggravée». «Sans le contexte médiatique, cette affaire ne tient pas une seconde», affirme son avocat, Me Sofiane Hakiki, qui rappelle le passé disciplinaire vierge de son client et dénonce la «disproportion de la réaction policière». Pascal Maquet risque trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.
Sans attendre son procès prévu le 2 décembre, Air France l’a convoqué ce mardi en vue de son probable licenciement, à deux ans de la retraite. Dans un courrier lapidaire, l’entreprise lui a déjà signifié sa mise à pied conservatoire. «Même ceux qui piquent dans la caisse n’ont pas le droit au même traitement», grince Maquet, qui a accepté de nous recevoir chez lui trois jours avant sa convocation.
A 55 ans, dont plus de trente à Air France, Pascal Maquet refuse de «jouer les pleureuses» ou de passer pour un «martyr», clamant même sa fierté d’avoir été traité de «voyou» par Valls et Macron. Depuis les incidents, le syndicaliste a encaissé le flot ininterrompu des images et la «machine à broyer» médiatique. Mais il préfère retenir l’élan de solidarité qui a suivi, les coups de fil de soutien, la quête organisée pour lui au sein de la boîte. «Des types qui m’avaient jamais adressé la parole sont venus me voir», se réjouit-il, persuadé que cette séquence cristallise une évolution bien plus profonde. Comme un retour de l’Histoire pour ce fils d’ouvriers qui a fait ses armes militantes dans les années 1970, jeune apprenti chez Chausson, l’usine mythique où pointaient la plupart des ouvriers de la ville. A Gennevilliers, bastion prolétaire des Hauts-de-Seine, l’Huma inonde alors les marchés et la CGT toute puissante recrute à tour de bras. «C’était autre chose qu’aujourd’hui, se souvient Maquet, qui a toujours préféré les bons vieux piquets de grève aux manifestations bariolées. Les militants étaient capables de souder les portes de l’usine et de faire le siège pendant des semaines. Au moindre écart, tout le monde débrayait. Je suis né là-dedans, c’était rouge ou rien.»
Son embauche chez Air France remonte à 1984. La compagnie aérienne est alors l’un des fleurons de l’industrie hexagonale, une entreprise où on «entrait» pour y passer sa vie. Moins par passion que pour s’assurer une sécurité de l’emploi et être sûr de décrocher un crédit sur vingt ans. Pour beaucoup, Air France symbolise encore les idées de grandeur et de progrès social. «Ce prestige-là ne me concernait pas», tempère Pascal Maquet, qui n’avait encore jamais pris l’avion avant d’être embauché comme magasinier à Roissy. Dans la boîte, on les surnommait les «rampants», car ils ne quittaient jamais le sol, seulement occupés à charger et décharger les zincs, capables de déplacer chacun une vingtaine de tonnes dans la journée. Cinq ans plus tard, il est muté à la branche cargo. Le travail est le même, sauf que la marchandise est destinée au fret. «C’est un peu plus technique, explique-t-il. On manipule aussi bien des animaux que des cercueils ou des matières dangereuses.»
Au début des années 1990, avec ses treize Boeing 747, Air France détient encore le monopole du fret sur de nombreuses destinations, mais l’entreprise ne va pas tarder à subir de plein fouet la concurrence des compagnies low-cost. Dans la mythologie personnelle de Pascal Maquet, l’année 1993 est à marquer d’une pierre blanche. Celle du premier gros conflit à Air France, sur fond de restructuration et de baisses salariales. La grève a duré vingt jours. «On habitait sur place», se souvient le magasinier, dont le regard s’embrase à la seule évocation de ces souvenirs. Malgré son engagement militant, Maquet est longtemps resté à l’écart des batailles syndicales et n’a adhéré à la CGT qu’en 2013, sous la pression des jeunes qui cherchaient des anciens pour leur servir de boussole. «Ce sont eux les plus virulents, assure le quinquagénaire. Mais ils manquent d’expérience.»
Ces dernières années, chez Air France, la situation sociale n’a jamais été aussi tendue. La branche cargo a subi de violentes restructurations : des effectifs amputés de 40 % et une flotte tombée à seulement deux avions. Peu à peu, les services annexes ont été sous-traités, quand ils n’ont pas disparu. Certains départs en retraite n’ont plus été remplacés, et le recours aux intérimaires s’est progressivement institutionnalisé. Ici, les dernières embauchent remontent à plus de dix ans. Alors, quand les premières fuites dans la presse ont fait état d’un vaste plan de restructuration, la pression est montée d’un cran. «Depuis plusieurs mois, on sentait la grogne se propager», raconte Pascal Maquet. Trois semaines avant le comité d’entreprise, trois syndicats ont appelé à manifester. La CGT, mais aussi Unsa et Force ouvrière.
Ce jour-là, à 10 heures, ils sont plus de 1 500 à se masser devant l’imposant bâtiment de verre qui surplombe le terminal 1 de l’aéroport de Roissy. A l’intérieur, dans une salle feutrée du rez-de-chaussée, les cadres de l’entreprise exposent leur plan drastique, qui prévoit de supprimer 2 900 postes et 10 % des lignes. C’est la première fois que la société annonce des licenciements secs. Dehors, le ton monte. Les premiers slogans commencent à fuser contre le patron d’Air France-KLM : «Juniac, dégage !» Les CRS, d’ordinaire plus visibles sur ce genre de manifestations, semblent étrangement absents. Soudain, un petit groupe d’employés parvient à pénétrer dans le bâtiment en passant par le parking situé au sous-sol. Quelques autres leur emboîtent le pas. Une dizaine de manifestants, puis une centaine, s’engouffrent dans les étages et parviennent jusqu’à la salle de réunion. A l’intérieur, il y a quelques secondes de flottement. Le directeur des ressources humaines, Xavier Broseta, et le patron de l’activité long-courrier, Pierre Plissonnier, sont montrés du doigt.
Une employée se poste alors devant eux, les yeux rougis, pour demander des comptes. «C’est le mépris avec lequel ils l’ont regardée qui a tout fait dégénérer», assure Pascal Maquet. En quelques minutes, l’ambiance bascule. Un syndicaliste monte sur la table, mégaphone à la main. Des salariés continuent à remplir la salle, qui commence à chavirer. Les journalistes, présents en nombre, filment tant bien que mal. Sur une des images qui sera réquisitionnée par la police, on aperçoit Pascal Maquet bousculer un vigile. Le syndicaliste nous répète qu’on l’a poussé, et qu’à aucun moment on ne le voit toucher un des cadres, encore moins agripper une chemise. Broseta et Plissonier parviennent à être exfiltrés. A l’extérieur, la foule est incontrôlable. «Le lynchage continuait, racontera Plissonnier aux enquêteurs. J’ai reçu des coups de poings dans le dos, des projectiles.» Les images tournent déjà en boucle sur les chaînes d’infos en continu. Sur l’une d’elles, on aperçoit Pascal Maquet tenter de frayer un chemin à Xavier Broseta au milieu du chaos. Mais cette image-là ne fera pas le tour du monde.
Source : http://www.liberation.fr