Le décompte est macabre. Quatre morts le 2 novembre, au large de l'îlot de Farmakonissi. Onze morts, dont six enfants, la veille, au large de l'île de Samos. Vingt-deux corps repêchés au large de Kalymnos et de Rhodes le 30 octobre. Quarante-deux décès dans le naufrage d'une embarcation transportant plus de 300 personnes au large de Lesbos le 28 octobre. Trois corps retrouvés, dont deux enfants, mais aussi sept disparus, le 25 octobre, au large de Lesbos… Ces dix derniers jours, les naufrages des embarcations précaires de migrants qui s'engagent dans la traversée des côtes turques vers les terres grecques sont devenus pratiquement quotidiens, venant alourdir un nombre de morts en Méditerranée qui a déjà battu un triste record : près de 3 000 personnes ont perdu la vie en tentant une traversée vers le continent européen depuis début 2015.
La situation sur l'archipel hellène, si elle n'était déjà humainement tragique, aurait un aspect absurde. Seuls quelques kilomètres séparent les îles grecques les plus orientales des côtes turques – parfois même moins : entre Samos et la Turquie, 1 200 mètres à peine… Pour les touristes munis de passeports européens, le voyage, en toute sécurité, ne coûte que quelques euros. Pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui fuient un pays en guerre ou des conditions de vie devenues trop dangereuses, en provenance de Syrie, d'Afghanistan, d'Irak ou d'Iran, la traversée peut coûter jusqu'à 3 000 euros (comme en témoigne notamment ce récit par Carine Fouteau, qui retrace le parcours d'un réfugié syrien, de Hama à Solo). Une traversée où ils mettent leur vie en jeu, entassés à plusieurs dizaines sur des pneumatiques, beaucoup ne sachant pas nager.
La Grèce a toujours été une porte d'entrée dans l'Union européenne : ses îles, proches des côtes turques, ont toujours vu passer des migrants. Mais la situation s'est considérablement aggravée ces deux dernières années et le bilan humain n'a jamais été aussi lourd. Cela ne tient pas seulement à l'ampleur du flux actuel, sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et en constante augmentation (le mois d'octobre a présenté un nouveau pic pour la Grèce, qui a vu arriver plus de 200 000 personnes d'après l'Organisation internationale des migrations). Ce phénomène est lié, aussi, au changement de parcours migratoire, la route des îles étant la seule encore possible en Grèce, et la plus dangereuse de toutes, en particulier lorsque les vents se lèvent sur la mer Égée, comme c'est le cas en ce moment.
Car depuis deux ans, une barrière construite à la limite nord-est de la Grèce, le long des 12 kilomètres de frontière terrestre qui la séparent de la Turquie, au détour d'un méandre de l'Evros – le fleuve frontalier –, a fermé la route plus sûre que constituait, pour les migrants, cette entrée dans l'Union européenne (UE) par une simple traversée à pied (que Mediapart avait raconté, déjà, début 2011). Érigé sous le gouvernement Samaras (droite conservatrice), en dépit de l'avis critique de Bruxelles et sans argent européen, ce mur de barbelés, désormais étroitement surveillé avec l'aide de Frontex, a eu l'effet exactement contraire de celui escompté : loin de limiter les entrées en Grèce, sa construction a provoqué un déplacement de la route migratoire vers les îles. Multipliant, par là même, le nombre de morts et de traversées périlleuses.
À l'heure où plusieurs gouvernements d'Europe centrale envisagent d'ériger de nouveaux murs, l'exemple grec devrait faire réfléchir. Après la Hongrie de Orban, qui a fait construire un mur de 175 km à sa frontière avec la Serbie et souhaite désormais installer de nouvelles clôtures à ses frontières avec la Roumanie et la Croatie (voir notamment l'interview accordée par Viktor Orban au Figaro, le 16 septembre dernier), c'est au tour de l'Autriche de vouloir construire une barrière sur sa frontière avec la Slovénie. Ce serait une première : la fermeture d'une frontière au sein même de l'espace Schengen. De son côté, le premier ministre slovène s'est dit prêt à édifier une clôture entre son pays et sa voisine croate… Or – c'est une évidence rappelée régulièrement par les ONG et les associations d'aide aux migrants –, un mur n'a jamais empêché un migrant fuyant la guerre de poursuivre sa route.
En Grèce, on ne compte plus ces derniers jours les voix qui s'élèvent pour « ouvrir » le mur de l'Evros. Il y a eu notamment, ce week-end, le cri de colère d'Aris Messinis, photographe grec employé par l'Agence France-Presse à Athènes, qui se trouve régulièrement sur les îles pour couvrir ces arrivées sans précédent et les élans de solidarité qui les entourent. Mais la solidarité ne suffit pas, dit-il, face à la tragédie. « À Lesbos, nous vivons une deuxième Syrie, a-t-il déclaré dans une interview au site grec indépendant Press Publica, qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux. L’État, notre État de gauche, n'existe pas. Il laisse les bénévoles et les pêcheurs sortir les hommes des vagues. La seule chose que fait notre État de gauche c'est de twitter, à travers le compte Tweeter du premier ministre, sur l'Europe qu'il souhaite. L'Europe, soi-disant, de la solidarité et de l'humanisme. » Le photographe n'a pas de mots assez durs pour décrire la réalité qu'il tente de saisir avec son appareil. « Je suis père… et je vois devant moi des enfants qui se noient. […] J'ai couvert des guerres et j'ai vu des enfants morts. Mais ce qui se passe ici n'a pas de précédent. Ils sont comme des moutons à l'abattoir. » Alors que la barrière de l'Evros reste, pour l'heure, complètement hermétique, Aris Messinis déclare : « Qu'ils ouvrent au moins une porte, afin de les laisser passer, goutte à goutte. C'est seulement comme ça que les noyades s'arrêteront et que le contrôle voulu pourra fonctionner. »
« Barrière de la honte »
La question du mur de l'Evros est pourtant ouvertement posée par de nombreux acteurs sur le terrain. Plusieurs associations militent pour son démantèlement, et même des institutions, comme la région Égée du Nord. À Kastanies, la commune la plus proche de cette frontière terrestre avec la Turquie voisine, le collectif « Stop Evros Wall » a organisé ce samedi 31 octobre une manifestation qui a rassemblé des centaines de personnes, dont une bonne partie venue de Thessalonique pour l'occasion. Parallèlement, la commission « droits de l'homme » de Syriza, rappelant opportunément que la Grèce a été le premier pays en Europe à ériger un mur face aux flux migratoires, a demandé l'ouverture de cette « barrière de la honte » et l'organisation d'un passage sécurisé pour les réfugiés.
Mais au niveau gouvernemental, rien ne bouge pour l'instant et la position de l'exécutif Tsipras, à rebours de son parti, tient de la schizophrénie. Le premier ministre a bien fustigé, dans son discours devant la Vouli, la semaine dernière, l'« hypocrisie » européenne et condamné ces pays qui « adoptent la logique de construction de murs et de fils barbelés sur les frontières pour empêcher les migrants de passer leurs frontières »… Mais il n'a pas dit un mot sur la frontière nord-est du pays. Dans l'opposition au moment de la construction du mur, en 2012, les députés Syriza étaient pourtant les premiers à s'opposer à cette politique de fermeture et de répression à l'égard des migrants…
Le Journal des rédacteurs (Ephimerida ton syntakton, quotidien grec partenaire de l'opération #OpenEurope), a posé la question aux trois membres du gouvernement compétents sur ce sujet : le ministre délégué à la politique migratoire, celui délégué à la protection du citoyen (équivalent du ministre français de l'intérieur) et le ministre de la marine. Dans son numéro du 2 novembre, les trois répondent, écartant l'éventualité d'une ouverture à court terme et renvoyant la balle aux institutions européennes. Pour le premier, Nikos Mouzalas, « la question de démanteler le mur repose sur une base politique et idéologique juste. […] Nous l'écoutons avec grand respect et attention. Je me retrouverais probablement davantage dans le slogan “aucun mur nulle part”, mais je ne veux pas imposer à la mobilisation ses termes. Toutefois, dans la conjoncture actuelle, les conditions ne sont pas réunies pour que le démantèlement du mur conduise à un résultat positif ; au contraire, le risque est que cela renforce les problèmes pour les réfugiés comme pour la Grèce ».
Le ministre rappelle ainsi qu'il y a eu de nombreux morts lorsque les migrants empruntaient la route de l'Evros, les années précédentes. Ce n'est pas faux, mais il fait la confusion entre la traversée par le fleuve Evros, effectivement très meurtrière, et la traversée, à pied, par la frontière terrestre qui, elle, ne présentait pas de danger objectif. « La question n'est pas de ne pas avoir de morts en mer Égée et d'en avoir dans la région de l'Evros. La question est celle de la nécessité d'avoir une politique européenne de responsabilité commune, qui comprenne un accord avec la Turquie afin de réduire le flux, et que les autres pays cessent de construire des murs et d'alterner ouverture/fermeture des frontières. »
Pour Nikos Toskas, le ministre délégué à la protection du citoyen, le mur à la frontière gréco-turque ne joue tout simplement « aucun rôle ». Le ministre de la marine Theodoris Dritsas, quant à lui, exprime, comme Mouzalas, son opposition aux murs en général, mais l'impossibilité de s'attaquer à celui-ci en particulier. « Les barrières sont la preuve d'un manque de stratégie et la seule chose qu'elles font est de confirmer de manière criminelle les égoïsmes nationaux. […] Les tragédies dans les eaux de la mer Égée, mais aussi sur toutes les routes migratoires terrestres, nous imposent d'avoir une stratégie d'ensemble. »
Autre problème soulevé par ces ministres : pour gérer au mieux cette frontière, la Grèce et l'Union européenne doivent établir un nouvel accord avec la Turquie. Bruxelles a promis à Ankara un chèque de 3 milliards d'euros pour l'aider à contenir le flux vers l'UE et à accueillir les migrants à l'intérieur de ses frontières. Mais dans un contexte de relations gelées entre l'Union et la Turquie et d'un durcissement autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan, dont le pouvoir vient d'être confirmé avec le succès de son parti, l'AKP, aux élections, la coopération sur ce dossier s'annonce des plus difficiles. Et pour ne pas faciliter les choses, la Grèce et la Turquie, vieilles sœurs ennemies, comptent entre elles de nombreux contentieux, parmi lesquels la répartition des eaux territoriales au large des côtes turques… Les réfugiés ne sont pas seulement victimes de conflits dans leurs pays. Ils sont aussi, dans leur tentative d'entrer en Europe, pris dans le filet d'enjeux géopolitiques qui les dépassent complètement.
Source : http://www.mediapart.fr
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