- 27 nov. 2015
- Par Les invités de Mediapart
- Édition : Les invités de Mediapart
Lorsqu'une Conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques (COP21) a lieu à Paris une quinzaine de jours après un attentat particulièrement criminel, cynique et vicieux opéré par des hommes de main de « Daesh », et qu'une grande manifestation était prévue la veille de cette Conférence dans le but d'alerter les gouvernements du monde entier sur le danger que représentent, pour les générations futures, l'exploitation et la gestion irraisonnées des ressources d'une planète que nous habitons tous, de quelque ethnie, nation ou confession que nous soyons, qu'est-ce qui est le plus responsable : interdire la manifestation au nom d'un impératif de sécurité publique, ou bien appeler à manifester, avec ou sans la bénédiction des autorités françaises, au nom des générations futures, au nom de nos enfants et petits-enfants ?
Passons sur les motivations inavouables que certains pourraient être tentés de prêter aux autorités en question. Car il n'en reste pas moins qu'il est du devoir d'une autorité politique de garantir la sécurité des gens, et que nous savons tous que des hommes de main de «Daesh» sont présents sur le territoire français ou non loin, et de quoi ils sont capables lorsqu'ils passent à l'action.
Ceci étant posé, prenons un peu de recul et tâchons de préciser les contours des forces en présence : les Etats, en premier lieu la République Française, sur le sol de laquelle a lieu la Conférence des Nations-Unies; les hommes de mains de l'organisation terroriste « Daesh »; enfin des manifestants venus de France, d'Europe, du Monde.
Ce que sont les Etats, dont la République Française, on le sait tous plus ou moins : ce sont les autorités qui gouvernent ce monde. Ce qu'est « Daesh », et plus précisément ses hommes de main présents sur le territoire français, ou non loin, et susceptibles de récidiver n'importe où et n'importe quand, on le sait beaucoup moins. À vrai dire, on ne cesse d'en discuter depuis le crime du vendredi 13 novembre : sont-ce des musulmans radicalisés par une religion appelant au « djihad » contre les mécréants ? Sont-ce des individus, d'origine musulmane ou non, immigrée ou non, qui, après avoir vainement tenté de réussir par le biais de la pornographie, ou du gangstérisme, ou d'autre chose, épousent la cause d'un « djihad » sans religion, parce qu'il leur promet la « gloire » ici et maintenant, en quelque sorte à peu de frais (savoir utiliser une kalachnikov contre des civils aux mains nues, et savoir actionner le détonateur d'une ceinture d'explosif) ?
Comme le remarque Olivier Roy dans les colonnes du Monde (daté du 25 novembre) : les terroristes islamistes qui ont tué en France, depuis Toulouse jusqu'à Paris, « n'ont presque jamais un passé de piété et de pratique religieuse, au contraire ». Plutôt que de croire sur parole des assassins qui prétendent agir au nom de l'islam, on serait donc peut-être mieux inspiré de s'en tenir aux faits : des jeunes gens sans passé de piété ni de pratique religieuse se convertissent en quelques semaines au soi-disant « djihadisme », adoptent l'apparence vestimentaire et rhétorique de la religion, puis s'arment d'une ceinture d'explosifs et d'une kalachnikov, enfin se rendent dans quelque lieu public, terrasse de café, stade de football ou concert de musique pop, afin d'y régner en maîtres absolus l'espace de quelques minutes, avant de se donner la mort en même temps qu'ils la donnent. Tels sont les faits.
Or ils ne sont pas sans évoquer un fait récent, tout aussi criminel, cynique et vicieux, tout aussi nihiliste : le crash d'un avion de la Lufthansa reliant Barcelone à Düsseldorf le 24 mars 2015. On sait en effet que le copilote, Andreas Lubitz, souffrant de dépression, a volontairement empêché le commandant de bord d'entrer dans le cockpit, et a volontairement écrasé l'avion dans les Alpes, tuant 150 personnes. L'espace de quelques minutes, il était maître à bord. La vie de tous était entre ses mains, et il n'avait pas l'intention de la leur rendre. Il a ainsi joui de son emprise absolue sur le gouvernail, de son emprise absolue sur la vie des autres.
Une fois posé que les criminels du Bataclan ne sont pas sans quelque ressemblance avec le criminel de la Lufthansa, venons-en à la troisième force en présence : les hommes et les femmes qui viendront manifester, avec ou sans autorisation, la veille de la Conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques. Qui sont-ils ? Répondons : des hommes et des femmes qui exprimeront leur volonté de ne pas laisser aux gouvernants du monde la liberté de nous mener tous au désastre.
Qu'il soit à craindre que les hommes de main de « Daesh » tirent sur la foule des manifestants, certes, ce serait cohérent avec leur doctrine. Que les autorités françaises décident aussitôt, sans l'ombre d'un débat, d'interdire la manifestation, voilà qui en revanche n'est pas sans poser un problème de cohérence, puisque c'est écarter d'un revers de main l'autre possibilité qui s'offrait à elles : expliquer qu'il y a un danger à venir manifester, car si les forces de l'ordre feront bien entendu leur maximum pour assurer la sécurité des manifestants, elles ne seront toutefois pas en mesure de la garantir, sachant ce que sont les circonstances... Le message du gouvernement aurait été alors le suivant : nous sommes tous responsables de nos vies, comme nous sommes tous responsables de l'avenir de cette planète.
Une police française s'efforçant de garantir la sécurité de manifestants venus affirmer, au péril – qui sait ? - de leur vie, la nécessité de prendre vraiment en considération les générations futures, voilà qui aurait donné une signification certaine à la Conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques, ainsi qu'à la « guerre » des gouvernements français, américains et russes contre « Daesh ». Hélas, nos gouvernants semblent avoir une tout autre vision des choses.
Concluons dès lors que le dimanche 29 novembre, il ne sera pas nécessaire de s'armer d'une hache et tenter désespérément de défoncer la porte d'un cockpit afin de reprendre les commandes d'un avion parti pour s'écraser, il suffira de venir manifester pacifiquement, en dépit des menaces des uns et des autres. N'abandonnons ni les terrasses de café, ni les stades de football, ni les concerts de Eagle of death metal ou de Jean-Sébastien Bach, ni, surtout, les commandes de l'avion. Et célébrons le ciel et la terre. Telle sera notre «guerre contre Daesh». Telle sera notre victoire.
Par Ivan Segré, philosophe et talmudiste.
Pour lire la tribune « Bravons l'état d'urgence, retrouvons-nous le 29 novembre place de la République », cliquez ici.
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Source : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart
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