En visite en Chine, à quatre semaines de l’ouverture de la COP21, François Hollande cherche l’appui de Pékin afin de défendre « un accord global et ambitieux pour permettre de limiter à deux degrés le réchauffement » de la planète. Le président français et son homologue chinois Xi Jinping ont signé une déclaration selon laquelle « l’accord de Paris doit envoyer un signal clair afin que le monde engage une transition vers un développement vert et sobre en carbone ». Les deux présidents appellent à un accord « fondé sur l’équité », et souhaitent orienter l’économie mondiale « sur la voie d’une réduction des émissions de carbone durant ce siècle, à un rythme compatible avec une croissance économique forte et un développement social équitable et avec l’objectif de contenir l’élévation de température en dessous de 2 °C ». Les intentions sont louables, mais l’objectif est-il encore d’actualité ?

Selon toute une série d’analyses scientifiques, le sommet de Paris sur le climat a très peu de chances de « sauver » la cible symbolique des 2 °C de réchauffement par rapport à l’ère pré-industrielle (voir notre article). Cet objectif demanderait de réduire les émissions de gaz carboniques immédiatement, non pas « durant ce siècle », et de les arrêter totalement aux alentours de 2050. Or, la déclaration sino-française souligne seulement « l’importance de formuler des stratégies nationales de développement sobre en carbone pour 2050 ». Autrement dit, à une date où les jeux seront faits, du moins en ce qui concerne les chances de tenir cet objectif symbolique des 2 °C.
Si l’on se base sur les promesses faites par les pays participant à la COP21, la trajectoire des émissions risque au mieux de conduire à un réchauffement de l’ordre de 3 °C.
Une étude, publiée le 15 octobre dans Environmental Research Letters, tente d’évaluer ce que pourrait être un « accord ambitieux et équitable » sur les émissions de gaz à effet de serre, avec l’objectif de respecter la limite des 2 °C. Elle montre l’abîme qui sépare les bonnes intentions affichées par Paris et Pékin de la réalité : supposons que la Chine, les États-Unis et l’Union européenne respectent scrupuleusement leurs promesses actuelles, celles qui devraient être validées par l’accord de Paris ; alors, d’après l’étude, il faudrait, pour que l’objectif des deux degrés soit tenu, qu’un habitant de n’importe quel autre pays du monde accepte, en 2030, d’émettre 14 fois moins qu’un Américain, 10 fois moins qu’un Chinois et 7 fois moins qu’un Européen. Ce n’est pas précisément ce que l’on pourrait qualifier d’accord équitable !
Pourquoi la contrainte est-elle aussi forte ? Parce que le réchauffement ne dépend pas seulement des émissions actuelles mais de leur cumul depuis le début de la période industrielle. Des travaux récents ont montré que sur une période donnée, la hausse de la température moyenne était proportionnelle à la quantité totale de gaz carbonique émis dans l’atmosphère. Il en résulte que pour que cette hausse reste en dessous de 2 °C, il faut que le total des émissions d’origine humaine depuis le début de la révolution industrielle reste en dessous d’une certaine quantité, d’un certain « budget CO2 ».
Ce budget est déjà largement entamé, et il serait épuisé en vingt ans au maximum si l’on maintenait les tendances actuelles de consommation d’énergie. Si l’on prend en compte les promesses des pays participant à la COP21 pour la période 2020-2030, ou INDC (intended nationally determined contributions, ou contributions volontaires nationales), le budget CO2 sera « explosé » en 2050.
« En gros, si l’on cumule les promesses d’émissions des États-Unis, de l’Union européenne, de la Chine et de l’Inde, le total épuise déjà tout le quota autorisé de CO2 », nous indique le climatologue Glen Peters, du Centre de recherche international sur l’environnement et le climat (Cicero), à Oslo, premier auteur de l’étude de Environmental Research Letters.
Peters et ses collègues ont chiffré précisément les émissions compatibles avec la limite des deux degrés, en se limitant au CO2 produit par les combustibles fossiles et l’industrie, ce qui représente les deux tiers du total des émissions de gaz à effet de serre (les conclusions globales ne seraient guère différentes si l’on considérait l’ensemble des émissions). Depuis 1870, 1465 milliards de tonnes de CO2 ont été émises, dont près de la moitié par les États-Unis et l’Europe. Le budget restant est de 765 milliards de tonnes. Or, si la Chine, les États-Unis et l’Union européenne suivent leurs engagements, ils auront déjà émis 37 % de ce budget (285 milliards de tonnes) en 2030. Et ces trois entités politiques émettront en 2030 environ 16 milliards de tonnes de gaz carbonique par an, ce qui représentera 80 % du total annuel compatible avec l’objectif des 2 °C. Autant dire que cela ne laisse pas beaucoup de place aux autres.

Pour souligner plus nettement le problème, Glen Peters et ses collègues supposent que la répartition internationale des émissions se fasse de manière « équitable », c’est-à-dire en demandant que les émissions autorisées pour un pays soient en proportion de sa population. Si l’on suivait ce principe, les États-Unis n’auraient plus droit qu’à émettre 34 milliards de tonnes, ce qui supposerait qu’ils atteignent le seuil de zéro émission peu après 2020 ; or, leurs engagements conduisent à 74 milliards de tonnes émises en 2030 et 120 milliards en 2050. Pour l’Union européenne, le budget « équitable » serait de 53 milliards de tonnes ; les promesses conduisent à 19 milliards d’ici 2020, 46 d’ici 2030 et 79 d’ici 2050.
La Chine, premier émetteur mondial de gaz à effet de serre, est dans une situation plus délicate, car son ambition climatique se heurte à sa croissance. D’après l’étude de Peters, les émissions chinoises commenceraient à baisser au mieux en 2021 ; le quota équitable serait de 144 milliards de tonnes, et les engagements d’ici 2030 conduiraient à 165 milliards de tonnes émises. Bref, dans l’état actuel des promesses, seule l’Union européenne pourrait respecter un accord équitable jusqu’à 2030, mais à l’horizon 2050 elle ne le tiendrait plus.
En résumé, l’étude montre que sur la base des promesses actuelles, en 2030, la répartition ne serait pas équitable mais suivrait plutôt un principe d’« inertie », autrement dit, elle reproduirait les inégalités actuelles. Un habitant des États-Unis émettrait 10 tonnes de CO2 tandis qu’un Chinois en émettrait 6,8 et un Européen 4,9 ; sur cette base, et toujours avec l’objectif de rester en dessous de deux degrés de réchauffement, il faudrait qu’un habitant de tout autre pays du monde que les trois entités citées se contente de 0,7 tonne de CO2. Or, actuellement, les émissions par tête sont de 16,9 tonnes par an pour un Nord-Américain, 6,9 pour un Chinois, 6,4 pour un Européen et 3,5 pour un habitant du reste du monde. On voit donc que les promesses faites par les pays occidentaux et la Chine aboutissent à demander à chaque habitant du reste du monde de diviser ses émissions par 5, alors même que celui des États-Unis se contenterait de les réduire de 60 %, l’Européen de 30 % et que le Chinois resterait au même niveau.

Un partage plus équitable ne serait possible que si les États-Unis et l’Union européenne réduisaient beaucoup plus fortement leurs émissions dès 2020, ou même immédiatement ; la Chine, elle, devrait commencer à réduire ses émissions dès 2017 et les réduire de plus de 80 % d’ici 2050, si elle visait une répartition équitable.
En clair, les trois principaux émetteurs ne sont pas sur la trajectoire des 2 °C, sauf en acceptant un partage inégal (les deux schémas ci-dessus montrent qu’un objectif de 3 °C a beaucoup plus de chances d’être atteint). Mais la déclaration des présidents chinois et français appelle à un accord « fondé sur l’équité » et il est de toute façon difficile d’imaginer que l’Inde, le Brésil, la Russie ou d’autres pays émergents acceptent d’étrangler leur croissance quand les plus riches ne freinent que modérément ; de plus, la Chine est déjà sur une lancée qui ne permet sans doute pas de réduire suffisamment ses émissions pour rester dans le cadre des 2 °C. Selon toute probabilité, l’accord équitable espéré par François Hollande pourra se conclure, mais la cible réelle sera plutôt 3 °C que les 2 °C officiellement affichés.
Source : http://www.mediapart.fr
commenter cet article …