Samedi 24 Octobre 2015 à 19:00
« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » : les Français ont (presque) tous appris dans les vers de La Fontaine que la justice pouvait être inique. Mais que la Révolution avait proclamé l'égalité de tous les hommes en droits. Deux siècles plus tard Alexis Spire et Katia Weidenfeld nous démontrent que les grands principes font défaut dès lors que la justice doit s'intéresser à la fiscalité, car il y a bien une justice à deux vitesses pour ceux qui sont en délicatesse avec le fisc.
Les riches, qu'il s'agisse des entreprises ou des particuliers, bénéficient souvent d'un traitement qu'on n'ose dire « de faveur ». Les petites entreprises et les ménages modestes, eux, coupent moins souvent aux rigueurs de la loi. Dans leur fine enquête, les auteurs de l'Impunité fiscale ont épluché plusieurs centaines de cas soumis aux tribunaux, mais aussi remonté la machine à trier des fauteurs, qui fait en sorte que sur 16 000 fraudeurs délibérés aux impôts recensés chaque année un millier d'entre eux seulement se retrouvent devant le juge.
Il existe bien une « tolérance française » pour la fraude fiscale, dans la société, le personnel politique, l'administration, les prétoires. La répression elle-même est mesurée. La prison est l'exception, l'amende, la règle, et l'oubli, généralisé. Une mansuétude qui ne va pas de soi lorsqu'on sait que ces délinquants font perdre 80 milliards d'euros de recettes publiques chaque année.
L'Impunité fiscale. Quand l'Etat brade sa souveraineté, d'Alexis Spire et Katia Weidenfeld, La Découverte, coll. « L'horizon des possibles », 180 p., 13,50 €.
Depuis le milieu des années 2000, les gouvernements successifs ont tous affiché leur volonté de lutter contre les paradis fiscaux et de contrôler plus étroitement les grandes entreprises et les contribuables fortunés. Au-delà des résolutions de principe adoptées dans les sommets internationaux, cette préoccupation a donné lieu à de nouvelles formes de coopération entre administrations. Néanmoins, en matière de poursuites pénales, les changements sont limités.
Chargée du contrôle des plus grandes entreprises françaises, la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) n'est à l'origine d'aucun des 570 jugements rendus contre des prévenus de fraude fiscale que nous avons analysés. Pourtant, ce service a notifié en 2009 des redressements à hauteur de 3,5 milliards d'euros d'impôts, répartis sur seulement 1 350 dossiers, soit en moyenne 2,5 millions d'euros par dossier. Comment des manquements d'une telle ampleur n'ont-ils pu donner lieu à aucunes poursuites ?
Les raisons de ce paradoxe sont multiples. L'explication la plus couramment avancée renvoie à la technicité des montages juridiques réalisés par les grands groupes. Ainsi, cet inspecteur, passé d'une direction nationale chargée des plus grandes entreprises à un service départemental, compare deux façons bien différentes de contourner l'impôt : « C'est beaucoup mieux fait, beaucoup mieux protégé par des fiscalistes et aussi beaucoup plus sophistiqué [dans le cas des grandes entreprises]... donc ça donne moins lieu à des poursuites. »
D'un côté, les manquements des petites entreprises apparaissent sans ambiguïté comme des fraudes flagrantes ; de l'autre, les grands groupes développent, avec l'aide de professionnels du droit et de la comptabilité, des structures leur permettant de brouiller la frontière entre le légal et l'illégal, ou de diluer les responsabilités.
Tout comme dans le domaine du droit du travail, les vérificateurs utilisent, pour les décrire, le terme d'« ingénierie » plutôt que celui de « fraude ». Ce champ lexical traduit à la fois l'existence de montages plus complexes et la capacité des spécialistes de la fiscalité à euphémiser leurs pratiques de contournement de l'impôt en les présentant comme de simples optimisations. Dès lors, le caractère intentionnel de la fraude est beaucoup plus difficile à prouver. [...]
La frontière entre l'erreur et la fraude est présentée ici comme poreuse, surtout lorsqu'elle est travaillée par des professionnels du droit qui parviennent à faire passer leurs stratégies de contournement de l'impôt pour des divergences d'interprétation de la loi. [...] La pluralité des intervenants - président-directeur général, directeur financier, directeur juridique, etc. - dilue également l'intentionnalité de la fraude. Même si, d'un strict point de vue juridique, des poursuites pour fraude fiscale pourraient être engagées contre la personne morale, cette voie n'est presque jamais utilisée : sur les 570 jugements que nous avons étudiés, seuls deux visaient des personnes morales. Les entreprises, et notamment les plus grandes, sont considérées, en raison des emplois qu'elles créent ou des produits de consommation qu'elles distribuent, comme ayant une action sociale positive ; il y a là un frein à l'engagement de poursuites pénales qui pourraient menacer leur survie.
A l'inverse, cette représentation explique que des actions pénales soient plus facilement engagées contre des sociétés étrangères, particulièrement dans un secteur qui subit un fort discrédit comme l'activité bancaire. Plus fondamentalement, les rapports qui se nouent entre les vérificateurs et les représentants de grandes entreprises se situent d'emblée sur le mode de la négociation et se prêtent donc assez peu à une confrontation qui pourrait déboucher sur des poursuites. Les échanges sont plus «feutrés» et moins conflictuels que ceux que connaissent les petites entreprises contrôlées par les services départementaux.
[...] Les disparités entre les objectifs chiffrés qu'ils fixent aux services en sont autant d'illustrations. Tandis que les brigades de vérification départementale et régionale doivent présenter 30 % de redressements à dimension répressive (c'est-à-dire comportant des pénalités sanctionnant des fraudes et non de simples erreurs), les inspecteurs chargés des très grandes entreprises et de leurs filiales n'y sont pas astreints.
L'autre obstacle de taille pour engager des poursuites pénales à l'encontre des plus grands groupes économiques tient à leur dimension transnationale. [...] La dimension transnationale des très grandes entreprises les place dans une position singulière vis-à-vis du droit : leur implantation dans plusieurs pays leur permet de relativiser chaque règle nationale en faisant jouer la concurrence entre Etats. Il en découle une série de litiges qui n'engagent pas seulement un contribuable face à une administration, mais plutôt une société multinationale en position de négocier avec plusieurs Etats aux intérêts divergents. [...]
Les plus grandes entreprises ne sont pas les seules à échapper massivement à toute poursuite pénale. Il en va de même pour les contribuables les plus riches. Les déclarations de ceux dont les revenus annuels dépassent 770 000 € ou dont le patrimoine est supérieur à 6,9 millions, soit environ 150 000 foyers, sont contrôlées par la Direction nationale de vérification des situations fiscales (DNVSF). En 2010, ce service a notifié des redressements sur 900 dossiers, à hauteur de 255 millions d'euros en droits et 66 millions d'euros en pénalités, mais n'a déposé que 17 plaintes. Autrement dit, les contrôles sur les plus fortunés induisent des rappels moyens de plus de 280 000 €, mais leur probabilité d'être orientés vers une procédure pénale est plus faible que pour les autres contribuables contrôlés. Là encore, un tel paradoxe mérite qu'on s'y arrête.
Pour expliquer la faible pénalisation des contribuables les plus aisés, les vérificateurs qui sont chargés du suivi de ces dossiers soulignent une tendance à la conciliation ancrée de longue date :
« S'il n'y a pas de dossier pénal à la DNVSF, c'est sans doute parce qu'on y traite des fraudes fiscales les plus sophistiquées. Et puis, on a un objectif budgétaire, donc on a tendance à favoriser des transactions avec un paiement immédiat. Pour un de mes dossiers, mon supérieur hiérarchique a reçu l'avocat et lui a dit : "Soit vous transigez, soit on va au pénal." Quand on fait ce genre de chantage, on est sûr d'obtenir une transaction... Faire des transactions permet à la fois de réduire le stock du contentieux, mais aussi d'améliorer le recouvrement. » [Entretien avec un inspecteur de la DNVSF en poste depuis 2001.]
[...] La pratique de la transaction varie selon le type de secteur et la catégorie de contribuable concernée : « Entre l'Ouest et l'Est [parisien], il y a des différences. L'Ouest parisien travaille avec le haut de portefeuille, et les inspecteurs ont un peu tendance à délaisser le répressif... Ils privilégient la transaction ! Dans l'Est en revanche, ils ont la Seine-Saint-Denis et on leur demande beaucoup plus de procédures pénales. » [Entretien avec un inspecteur chargé des procédures pénales en région parisienne.]
L'opposition entre Est et Ouest parisien constitue ici une illustration éloquente d'une gestion des illégalismes qui varie selon la position sociale des populations concernées. Cette variation ne résulte pas du pouvoir d'appréciation de tel ou tel inspecteur : elle s'inscrit dans des routines administratives propres à chaque service. Dans les secteurs les plus prospères comme l'Ouest parisien, l'importance des redressements et l'enjeu budgétaire qu'ils représentent conduisent à privilégier le recouvrement, quitte à consentir une transaction. En revanche, dans des secteurs plus défavorisés où la fraude fiscale émane davantage de délinquants placés à la tête de petites entreprises et moins coopératifs, l'objectif d'exemplarité l'emporte et se traduit par davantage de poursuites pénales.
L'impunité fiscale des plus puissants ne se mesure pas seulement au faible nombre de plaintes émanant des services chargés de contrôler leurs dossiers. Elle se déduit également de l'absence quasi totale des impôts sur le patrimoine dans les affaires soumises au juge pénal. Dans notre base statistique constituée de 570 affaires, on ne trouve que trois types d'impôts : la taxe sur la valeur ajoutée dans 85 % des affaires, l'impôt sur les sociétés (41,8 %) et l'impôt sur le revenu (27,4 %). En 2013, seules sept plaintes de l'administration fiscale pour fraude fiscale ont concerné d'autres impôts. Ainsi la fraude patrimoniale, c'est-à-dire celle concernant l'évaluation, la cession ou la transmission des patrimoines, échappe pratiquement à toute forme de pénalisation.
Depuis quelques années, cette impunité des fraudes patrimoniales est sous le feu des critiques et, pour y répondre, Bercy affiche désormais sa volonté de les faire entrer dans le domaine pénal. Mais un tel objectif se heurte à plusieurs obstacles. Tout d'abord, les patrimoines des classes dominantes dépassent largement le strict cadre national et la preuve tangible d'une intention d'éluder l'impôt est, dans ce cas, toujours plus difficile à établir.
Si les poursuites visant des détenteurs de patrimoine restent rares, c'est aussi en raison du type de rapport social que l'administration entretient avec ces contribuables. Tout se passe comme si les contestations récurrentes de la légitimité des impôts sur le patrimoine incitaient les agents spécialisés dans ce domaine à se montrer plus discrets et moins intrusifs. « Quand ce sont des gens qui nous ressemblent, qui paient, qui semblent être de bonne foi, on n'est pas très enclins à les poursuivre en correctionnelle. C'est particulièrement vrai pour les services du patrimonial où ils ont l'habitude de considérer qu'à partir du moment où le contribuable paie l'affaire est réglée. » [Entretien avec un inspecteur chargé des procédures pénales en région parisienne.]
Où et comment planquer son magot ? Tous les exilés fiscaux se sont un jour posés la question. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot aussi. Mais pas avec le même but : ces deux sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, qui décortiquent depuis vingt-cinq ans les us et coutumes des grandes fortunes, ont voulu jouer les « victimes » du fisc en quête de secret bancaire. Pour voir. Et témoigner.
En 1994, le duo n'avait eu aucune difficulté à se faire dérouler le tapis rouge dans une banque de Lausanne. Vingt ans plus tard, ils ont renouvelé l'expérience. Sans succès cette fois. « Les banques suisses n'en sont plus à l'accueil complice et amusé du tout-venant. L'heure est à la précaution. Celle-ci est de rigueur quand il s'agit de défendre les intérêts collectifs d'une classe sociale dominante et mondialisée à laquelle appartiennent à la fois les banquiers et leur clientèle », constatent les Pinçon, dans Tentative d'évasion (fiscale)*, leur dernier opus. Un voyage instructif et facile à lire au paradis des comptes. « Qui ne sont pas des contes pour enfants, mais n'en enchantent pas moins leurs détenteurs. »
Arnaud Bouillin
* Editions Zones, 254 p., 17 €.
Source : http://www.marianne.net
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