Qu’est-il en train d'advenir du modèle social et démocratique européen ? Pièce par pièce, morceau par morceau, celui-ci est taillé en charpie, répond l’organisation Oxfam dans un nouveau rapport sur les inégalités et la pauvreté en Europe, publié le 9 septembre.
Les Européens se retrouvent confrontés à des situations, à des difficultés qui semblaient impensables depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Au sein des nations prospères de l'Union européenne (UE), 123 millions de personnes risquent de sombrer dans la pauvreté et l'exclusion sociale (soit près d'un quart de la population), tandis que près de 50 millions de personnes rencontrent des difficultés matérielles majeures, manquant d'argent pour couvrir les frais de chauffage de leur foyer ou faire face à des dépenses imprévues », écrit l’ONG en préambule.
Le chômage et le sous-emploi sont devenus une plaie constante des pays européens. De nombreux ménages, même en travaillant, n’arrivent plus à subvenir aux besoins essentiels. Ce qui semblait auparavant réservé aux États-Unis ne l’est plus : les travailleurs pauvres font désormais partie de la réalité du continent.
Pourtant, l’Europe est riche. Elle n’a peut-être même jamais été aussi riche : 26 000 euros par habitant, selon les moyennes statistiques. Mais les inégalités n’ont jamais été aussi grandes. Selon une étude de Credit Suisse, les 1 % des Européens les plus riches détiennent près d'un tiers des richesses du continent. Les 40 % les plus pauvres, eux, possèdent moins de 1 % des richesses nettes totales de l'Europe. Le nombre de milliardaires n’a cessé de grandir. Ils étaient moins de 100 en 2002. Ils sont près de 350 aujourd’hui. Ces 342 grandes fortunes résidant en Europe se partagent une fortune cumulée de 1 500 milliards de dollars.
Ces tendances très inégalitaires sont à l’œuvre sur le continent depuis une bonne décennie. Mais depuis la crise de 2008, elles n’ont cessé de se creuser. La politique européenne porte la responsabilité de cette évolution, selon Oxfam. « La hausse du taux de pauvreté en Europe entre 2009 et 2013 est imputable non seulement à la crise financière, mais également, dans de nombreux pays, aux effets des politiques d'austérité qui ont suivi. En Grèce, près de la moitié de la hausse totale du taux de pauvreté en 2010 et 2011 peut être attribuée aux conséquences des politiques d'austérité (coupes budgétaires dans les services publics, par exemple). En Espagne, les politiques de relance adoptées en 2008 et 2009 ont permis de réduire la pauvreté en 2010. Mais en 2011, les mesures d'austérité imposées par la Troïka ont représenté près de 65 % de la hausse totale du taux de pauvreté », écrit le rapport.
Celui-ci cite à l’appui l’ancien commissaire à l’emploi, aux affaires sociales et à l’insertion, László Andor : « La dévaluation interne a augmenté le chômage, entraîné la chute des revenus des ménages et intensifié la pauvreté. Autrement dit, elle est source de misère pour des dizaines de millions de personnes », dressait-il comme constat en 2014.
Car les choix européens ne relèvent pas d’une bonne gestion épurée de toutes arrière-pensées, comme certains veulent le faire croire : relever les impôts pour tenter d’assainir les finances publiques n’a pas du tout le même impact social que les coupes budgétaires, la privatisation des services publics, les réformes structurelles. Ces dernières se révèlent beaucoup plus inégalitaires qu’une hausse des impôts sur la consommation, selon une étude réalisée par le FMI dans sept pays européens. « Les mesures d'austérité déployées à travers l'Europe et qui s'appuient sur des impôts régressifs à court terme et des coupes sévères dans les dépenses (en particulier pour les services publics comme l'éducation, les soins de santé et la sécurité sociale) ont démantelé les mécanismes destinés à réduire les inégalités et à permettre une croissance équitable. Ces mesures s'accompagnent d'impacts considérables sur les sociétés européennes », écrit le rapport.
À l’appui de sa démonstration, l’ONG cite des exemples : les dépenses consacrées à la santé et à l’éducation ont diminué de 21 % en Espagne depuis 2010. En Irlande, les dépenses de santé ont chuté de 12 %. Partout en Europe, les gouvernements coupent dans les dépenses publiques, les services publics, la santé, l’éducation, les emplois publics.
Pouvoir d'influence
Cette politique est d’abord payée par les plus faibles, les plus vulnérables : les femmes, les émigrés et les jeunes. « Selon des recherches sur l'impact de l'austérité en Europe, au lendemain de la crise financière, les mères de jeunes enfants avaient encore moins de chances de trouver un emploi qu'avant, notamment en conséquence des coupes réalisées dans les services de garde. À cause des coupes dans les services publics et les mesures de protection sociale, comme le congé parental, les femmes sont davantage susceptibles d'opter pour un travail à temps partiel pour tenir leurs responsabilités au sein du foyer, ce qui limite leur potentiel de revenus », écrit l’ONG. Le rapport avait cité plus en amont d’autres chiffres tirés d’une étude de 2014 réalisée par l’Unicef : 30 % des enfants vivent sous le seuil de pauvreté en Roumanie, en Italie, en Espagne, en Lettonie et Lituanie, et plus de 40 % en Grèce.
Aucune mesure n’a été mise en œuvre pour tenter de contrebalancer les effets négatifs de ces politiques d’austérité, de lutter contre le creusement des inégalités. Au contraire, les outils de redistribution ont été aussi attaqués. Poursuivant un mouvement engagé depuis les années 90, les gouvernements ont renoncé à utiliser la fiscalité comme moyen de redistribution. « Depuis 2010, les rentrées fiscales au sein de l'UE ont retrouvé leurs niveaux d'avant la crise. Mais il est inquiétant de voir que les régimes fiscaux sont conçus pour taxer plus lourdement le travail et les biens de consommation que le capital. Dans l'UE, la fiscalité n'a jamais été aussi intéressante pour les hauts revenus, les plus fortunés et les grandes entreprises les plus rentables », note Oxfam.
Les entreprises sont particulièrement choyées. Les recettes de l’impôt sur les sociétés ont diminué de 25 % depuis la crise. En Espagne, le montant de l’impôt sur les sociétés a diminué de 56 % entre 2007 et 2014, soit un manque à gagner de 25 milliards d’euros environ. Les grands groupes en moyenne ne paient plus que 5 % d’impôts sur leurs bénéfices. Dans le même temps, la fraude et l’évasion fiscale coûtent plus de 1 000 milliards d’euros à l’Europe, selon les estimations de la Commission européenne. Cette dernière, dirigée par le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker – qui a été l'un des maîtres d’œuvre de ce système d’évasion –, a promis à plusieurs reprises de s’attaquer à la fraude, notamment après la révélation du scandale Luxleaks. Passée la première émotion, aucune mesure concrète n’a été prise jusqu’à présent.
Ce démembrement de l’état social européen n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’une captation des décisions politiques par une élite au service de ses propres intérêts. L’évitement de l’impôt, la privatisation des services publics les plus rentables, la confiscation des biens publics par des intérêts privés, l’abandon des plus pauvres… toutes ces mesures sont là pour les satisfaire, dénonce Oxfam. « La concentration des richesses confère aux élites économiques le pouvoir et la possibilité d'exercer un lobby et de s'imposer sur l'échiquier politique européen. Ce phénomène crée un cercle vicieux où ces élites influent sur l'élaboration des politiques et les réglementations pour servir leurs intérêts, ce qui génère souvent des politiques qui nuisent aux intérêts du plus grand nombre, creusent les inégalités et renforcent le pouvoir des élites », accuse l’ONG.
La meilleure illustration lui semble être l’intense travail de lobbying fait par les puissances d’argent et les intérêts particuliers au sein de la Commission européenne. Bruxelles est désormais le paradis du lobbying international. Plus de 10 000 cabinets y ont élu demeure. Et encore, le chiffre est sans doute sous-estimé, puisque l’inscription en tant que lobbyiste n’est que facultative et ne donne lieu à aucune sanction en cas d’omission.
Selon un rapport de Transparency International, la relation privilégiée entre le monde de l'entreprise et les politiques présente un risque de corruption dans toute l'Europe. À titre d’exemple, le monde financier aurait dépensé 120 millions d’euros en 2013, rien qu’en action de lobbying à Bruxelles. La seule opération pour contrer la taxation sur les transactions financières aurait représenté une dépense de quelque 70 millions d’euros pour le monde financier. Entre 2013 et mi-2014, les fonctionnaires européens auraient reçu plus d’un représentant du lobby financier par jour. Faut-il s’étonner alors que rien de contraignant ne leur soit imposé, que toutes les dispositions, les réglementations aillent dans le sens de leur intérêt ?
Cette « culture des intérêts », comme le dit Oxfam, ébranle le fondement même de la démocratie. « De nombreux citoyens européens sont conscients de l'omniprésence de la confiscation politique. Une étude de 2013 démontre que la majorité des citoyens européens sait que leur gouvernement privilégie les intérêts particuliers d'une minorité », écrit l’ONG. « Ils sont de plus en plus désabusés vis-à-vis de leur propre gouvernement, des institutions nationales et européennes, ainsi que du fonctionnement général de la démocratie. » Le danger est mortel, alerte Oxfam, affirmant qu’il y a urgence à renouer avec le modèle social européen, à remettre l’égalité au cœur des processus politiques, avant qu’il ne soit trop tard.
Source : http://www.mediapart.fr
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