BILLET
Une phrase célèbre du dialoguiste Michel Audiard ressurgit régulièrement :
« Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. »
On pourrait le paraphraser avec l’affaire de la prime de départ du PDG d’Alcatel Lucent, Michel Combes, qui quitte ses fonctions ce lundi :
« Les patrons indécents, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. »
Michel Combes, le PDG sortant d’Alcatel Lucent, à l’Assemblée nationale en juin 2015 (KENZO TRIBOUILLARD/AFP)
Oui, ça ose tout. Car cette affaire passe mal quand on l’observe de près. Michel Combes avait, dans son contrat, à son arrivée à la tête de l’équipementier télécoms franco-américain, des dispositions lui permettant d’empocher 13,7 millions d’euros en trois ans lors de son départ, sous la forme d’une indemnité de départ, d’une clause de non-concurrence et de stock options.
A une réserve près : il devait rester trois ans dans l’entreprise. Or, Michel Combes quitte Alcatel-Lucent après seulement deux ans, après avoir vendu l’équipementier au Finlandais Nokia. Qu’à cela ne tienne, le conseil d’administration de l’ex-géant français a tout simplement changé la règle pour permettre à Michel Combes de toucher le pactole.
Cette volte-face est d’autant plus surprenante que Michel Combes lui-même – et c’est tout à son honneur – avait déclaré, lors de la vente que « les conditions de [son] indemnité de départ n’étaient pas réunies ».
Les défenseurs de la prime au PDG sortant font valoir que Michel Combes, lors de son bref passage, a multiplié par six la valeur d’Alcatel-Lucent.
Et c’est là que le bât blesse : qu’est-ce qui fait la « valeur » d’une entreprise ? Est-ce uniquement le prix de vente de ses actions à un instant T, ou est-ce aussi, à l’heure où le monde économique ne parle que de « RSE » (Responsabilité sociale de l’entreprise), un concept plus large, incluant une dimension sociale ?
Il faut quand même rappeler l’histoire d’Alcatel, qui fut un des fleurons de l’industrie technologique française jusqu’au milieu des années 90.
Nous le rappelions en avril, lors de l’annonce du rachat d’Alcatel Lucent par Nokia : l’entreprise française était parmi les plus performantes de son secteur, introduisant notamment le haut débit internet par le DSL, face à ses concurrents nord-américains ou européens, parmi lesquels... Nokia !
Pub vivante pour un mobile d’Alcatel en 2000 en Chine (Pierre Haski/Rue89)
La fable du « fabless »
Depuis, le Français a raté quelques marches ; mais surtout, il a cédé à la lubie du tournant du millénaire, avec l’idée du « fabless », c’est-à-dire l’entreprise « sans usine ». C’était sous la houlette de Serge Tchuruk, ancien du pétrolier Total, appelé pour « sauver » le soldat Alcatel qui commençait à avoir des difficultés.
Les effectifs d’Alcatel, devenu par la suite Alcatel-Lucent, ont fondu de deux tiers après un sommet historique de plus de 100 000 salariés à son heure de gloire.
Michel Combes n’est sans doute pour rien dans cette histoire tragique qu’il a prise en route, celle d’un raté monumental d’une entreprise de technologie qui ne voit pas que la technologie et les usages changent. Même si le formidable redressement dont on le crédite, et qui a permis la vente à Nokia, s’est fait, lui aussi, au prix de 10 000 emplois sacrifiés.
Si les dirigeants d’Alcatel-Lucent, qui vont toucher le gros lot dans cette vente à Nokia, se mettaient un seul instant dans la peau d’un ancien ou actuel salarié de leur entreprise, comment regarderaient-ils le tour de passe-passe qui permet d’accorder des millions au PDG sortant quand le parcours de l’entreprise, au cours des deux dernières décennies, n’est fait que de fermetures d’usines et de plans de « restructuration » ?
Difficile d’« aimer » les prédateurs
Il ne s’agit ici ni de contester la valeur personnelle de Michel Combes, ni même de nier le droit à une entreprise privée profitable de distribuer les salaires et les dividendes qu’elle veut à ses dirigeants et actionnaires. Il s’agit de se demander ce qu’est une entreprise moderne au XXIe siècle : est-ce que c’est vraiment celle qui traite ses salariés comme des machines, dont on dispose à merci, tandis que tout est dû aux dirigeants, quel que soit le résultat ?
C’est une question qui ressurgit régulièrement dans le débat public français. Emmanuel Macron, le ministre de l’Economie, a cru devoir aller dire au Medef, la semaine dernière, que la gauche a pensé un temps qu’il ne fallait pas « aimer » les entreprises...
Peut-être que les entreprises, pour être aimées, devraient être plus en phase avec la société, et cesser des pratiques qui accentuent le divorce avec leurs salariés et les citoyens dans leur ensemble. Difficile d’« aimer » les prédateurs.
Source : http://rue89.nouvelobs.com