Au début de l’été, des déclarations de Matignon laissaient croire à une possible évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avant l’automne. C’est finalement une autre « zone à défendre », près de Rouen, installée sur un terrain acheté par Immochan, filiale d'Auchan, le géant de la grande distribution, qui a été vidée de ses habitants par la force publique, au petit matin du mercredi 19 août.
La ferme des Bouillons était occupée depuis deux ans et demi par des habitants qui voulaient empêcher sa destruction et sa transformation en grande surface commerciale. Ils y avaient développé du maraîchage bio, y animaient des rencontres militantes et des activités culturelles. Ils souhaitaient pérenniser leur activité agricole, et en faire un lieu de formation et d’éducation populaire. Petit à petit, ils s’étaient attiré le soutien des collectivités locales (dont la commune de Mont-Saint-Aignan où est sise la ferme, mais aussi Rouen métropole et la région Haute-Normandie), de l’association Terre de liens qui aident les agriculteurs sans terre à s’installer – par le biais notamment de financements collaboratifs –, et du millier de personnes qui avaient adhéré à l’association de soutien.
Si bien que début août, Auchan annonçait renoncer à ses 4 hectares. C'était une victoire en demi-teinte pour les opposants car le groupe annonçait aussi avoir signé un compromis de vente avec une SCI familiale formée par des paysagistes, voulant y développer eux aussi du maraîchage bio et de la permaculture. Sollicitée, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) de Haute-Normandie a pourtant renoncé à son droit de préemption, qui aurait permis de mettre le projet de la SCI en concurrence avec celui des occupants de la ferme. Quelques heures après l’annonce de la Safer, la préfecture expulsait les lieux.
Cette expulsion précipitée d’un lieu devenu emblématique des alternatives au tout béton sanctionne ainsi les dizaines de personnes qui ont permis la préservation de ces terres, autrement promises à la destruction, par leur travail et leur capacité à créer un environnement social et solidaire autour de leur projet. La ferme des Bouillons n’était pas seulement une activité agricole ; c’était aussi un espace d’utopie concrète, animé collectivement, et autour d’une vision partagée de l’importance des communs, qu’il s’agisse de terres, de l’air que l’on respire, ou de pratiques pour vivre et penser librement.
C’est cette zone d’expérimentation sociale que la puissance publique est en train de démolir. La Safer a promis d’aider à trouver un autre lieu de culture au maraîcher du groupe. Mais rien ne remplacera les terres et les bâtisses habitées depuis deux ans, désormais riches de la valeur sociale de tout ce qui s’y est fabriqué au fil des mois d’occupation. La Safer a beau se retrancher derrière les arguments juridiques, il y a une dimension punitive, vexatoire, dans le refus de prendre en compte le projet des habitants de la ZAD des Bouillons.
C’est d’autant plus frappant que les acheteurs choisis par Immochan affichent un projet qui présente quelques similitudes avec celui des zadistes : agriculture bio et, même, permaculture. Mais imposé par les CRS, il en devient une caricature, comme le manifeste d’une certaine manière la vidéo autopromotionnelle des créateurs de la SCI : ils y parlent d’agro écosystème autonome en se présentant comme de « petits entrepreneurs », en remerciant Immochan et en souhaitant que les parents des enfants qui visiteront leur ferme aient envie de beaucoup y consommer.
Selon Ras l’front Rouen, Baptiste Mégard, le jeune fondateur de la SCI, est un militant de la Manif pour tous et fait partie des Veilleurs pour la famille (notamment opposés au mariage pour tous). Son frère aîné que l’on voit aussi dans la vidéo, gérant de l’entreprise Œuvre d’Arbre, Thibault Mégard, a été candidat suppléant aux élections législatives de 2007 dans la première circonscription de Rouen de Hubert de Bailliencourt, sous l’étiquette du Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers.
« Nous avons quitté, un peu forcés, notre "ZAD de luxe" pour l'occupation d'une prairie face à la ferme occupée depuis ce matin par la SCI In Memoriam, qui démarre ses travaux de permaculture par le creusement de tranchées et l'envoi de nombreux vigiles avec molosses », ont réagi les habitants des Bouillons dans un communiqué.
Pour David Cormand, conseiller régional EELV en Haute-Normandie, l’évacuation de la ferme est « une injustice qui laissera des traces. La guerre menée à toute forme d'alternative est une faute ». Selon la Confédération paysanne, « les Bouillons sont un symbole, un mouvement porteur d’espoir. Et c’est toujours dangereux de briser un espoir ». C’est cet espoir d’une résistance citoyenne et non violente au saccage des hectares agricoles (un département disparaît tous les sept ans sous le béton) que l’État sanctionne. Le message peut surprendre alors que l’affaire se déroule dans la région de Rouen, sur les terres de Laurent Fabius, ministre de la COP 21, la conférence sur le climat en décembre. Lors d'une conférence de presse, Claude Taleb, vice-président EELV de la région Haute-Nomandie chargé de l'agriculture a accusé l'Etat de trahison : « La communauté que je représente a été trahie par les services de l'Etat. J'ai vu un relevé de conclusion de réunion, qui a eu lieu le 10 août, entre le préfet, la DRAF (le ministère de l'agriculture en région, ndlr), et la Safer. L'ensemble du scénario qui s'est déroulé jusqu'à l'expulsion de mercredi était déjà écrit : pas de préemption, on laisse faire l'attribution à la SCI, l'évacuation poliècre. Ni la DRAF, ne le préfet n'ont jugé utile de tenir au courant la région de leurs intentions ».
Vidéo de la conférence de presse des élus EELV de Haute-Normandie.
Qui est légitime pour décider du sort des terres ? C’est l’autre question soulevée par cette affaire. En soutenant les acheteurs choisis par Immochan, la Safer Haute-Normandie semble tracer un cordon sanitaire entre les professionnels agricoles et les acteurs du monde associatif et militant qui veulent développer des alternatives à l’agro-industrie. Chambres d’agriculture, banques, mutuelles, syndicats veulent préserver leur entre soi, imperméables aux demandes de ces nouveaux acteurs. Cette attitude conservatrice favorise les petits arrangements entre amis – vendre une terre agricole à la grande distribution ou à un parc de loisirs peut rapporter beaucoup d’argent à son propriétaire. En situation de dérèglement climatique et de pollution endémique des campagnes par les pesticides et les engrais chimiques, il n’est plus défendable que le sort des parcelles de prairie ou de culture soit entre les seules mains de la FNSEA.
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