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3 août 2015 1 03 /08 /août /2015 19:31

 

Source : http://russeurope.hypotheses.org/4164

 

 

Les perspectives d’un Front contre l’Euro
 

Interview pour le De Groene Amsterdammer (Journal d’Amsterdam)

 

Texte intégral d’un entretien accordé à un magazine d’Amsterdam, qui sera publié (traduit en néerlandais) au début du mois de septembre. Je publie ici la version « longue » de cet entretient.

 

  • Dans une pièce publiée sur le site du Monde Diplomatique, l’économiste français Frédéric Lordon appelle à une stratégie de “liquidation et reconstruction” pour la gauche européenne par rapport à  la question de l`euro.

 

Sur le processus que la gauche européenne devra subir je suis entièrement d’accord avec Fréderic Lordon. La gauche européenne ne sortira pas intacte de la crise grecque. Il est clair que nous en passerons par un triple processus. Ce processus comprendra une par de liquidation, car une fraction de la « gauche » va abandonner ses principes et ses objectifs et se transformer, si ce n’est déjà fait (comme en France), en une droite modérée. Il y aura, aussi, un processus de reconstruction avec l’émergence de nouvelles forces de gauche, qui ne seront pas nécessairement issues de l’aire politique dite « de gauche » et qui pourraient provenir de l’espace aujourd’hui occupé par le populisme. Enfin, nous connaîtront un processus d’évolution qui concernera la « Gauche Radicale », et qui est déjà en train de se produire en France avec la Parti de Gauche, qui a radicalisé sa position sur l’Euro[1], mais aussi en Allemagne avec des prises de position au sein de Die Linke[2], voir en Italie et en Espagne. Cette recomposition de la gauche sera aussi importante que celle que nous avons connue, en France, entre 1939 et 1945, quand des courants «chrétiens» ont commencé à basculer vers la gauche, ou que celle qui eut lieu sous le gaullisme historique (1958-1969) avec la fin de la SFIO et la naissance du Parti Socialiste actuel. Cette recomposition, néanmoins, sera un processus relativement long. Il ne faut pas s’attendre à ce que se développent de nouveaux partis ou des associations de partis en quelques mois.

 

  • Êtes-vous d’accord avec ce processus de “contention” proposé par Lordon, ou croyez-vous qu’un Lexit radicale ne soit pas préférable?

L’analyse de Fréderic Lordon, qui oppose une « contention » de l’Euro à une sortie « de gauche » (ou « Lexit »), ne correspond pas à la réalité. Ou, plus précisément, elle ne pose pas la question qui sera réellement celle de la période. En fait, le choix sera entre soit un processus désordonné, chaotique, de sortie de l’Euro soit un processus plus ordonné, qui aboutirait à une dissolution de la zone Euro. C’est cela la question qui sera réellement importante.

Après, il est évident que, quelque soit la solution qui prévaudra, il faudra une large unité, alliant tant des courants de la gauche reconstruite que des courants de droite et des courants populistes pour que cette sortie de l’Euro puisse être menée à bien, mais aussi pour que des mesures importantes, permettant en particulier à la France de tirer les plus de bénéfices en matière d’emploi et de croissance, soient possibles. Il faut savoir que les européistes de « gauche » et de droite opposeront une résistance farouche, et joueront – très probablement – la politique du pire. On ne peut exclure, de la part de personne comme François Hollande ou comme Alain Juppé, une politique « de la terre brûlée » afin de laisser croire que la sortie de l’Euro ne pouvait engendrer qu’un désastre. Il importera de réaliser l’unité la plus large possible afin de les désarmer.

C’est pour cela que je pense que toute sortie de l’Euro, qu’elle soit chaotique ou qu’elle soit ordonnée, impliquera des mesures qui en feront une mesure de gauche. Nous nous trouvons devant une situation qui, comme lors de la Résistance et de la Libération, impliquera que les français s’unissent, mais autour d’un programme clair. L’unité nationale pour l’unité nationale n’a pas de sens. Il faudra donc lui donner un contenu. Et ce programme ne pourra être, quelque soit le gouvernement qui le mettra en œuvre, qu’un programme de gauche. Car, il faut savoir que si une sortie de l’Euro est incontestablement une condition nécessaire à la mise en œuvre d’un programme ramenant le plein emploi et la croissance, elle ne sera pas une condition suffisante. Si nous nous donnons pour objectif une sortie ou un démantèlement de l’Euro qui permette aux pays d’Europe du Sud de retrouver une forte croissance et le plein-emploi, cela impliquera, quelle que soit les forces qui le porteront, un programme économique que l’on pourrait considérer comme « de gauche ».

 

  • Quels raisons conduisent, dans vos yeux, la gauche européenne à tenir une position si fortement europhile par rapport à la question du monétarisme européen?

L’attachement d’une très large partie de la « gauche » européenne à l’Euro, un attachement qui l’a conduit à accepter ce que vous appeler un « monétarisme européen », et que je qualifierai de politique monétaire favorisant et accentuant en réalité une financiarisation de nos économies et agissant pour le bien d’une petite minorité au détriment du plus grand nombre, cet attachement à des causes multiples et une longue histoire. Cet attachement renvoie tout d’abord à l’histoire d’amour qui existe entre une partie de la « gauche » européenne et l’Europe. Cette histoire d’amour entre l’Europe et une partie de la gauche européenne est une vieille histoire. Elle s’enracine dans la Guerre Froide. Il fallait alors, à la gauche social-démocrate un « projet » qui puisse être opposé au projet soviétique. C’est pourquoi la social-démocratie a été, avec la démocratie chrétienne, l’un des parents de la communauté économique européenne, puis de l’UE. De plus, ce rattachement à l’idée européenne permettait de se couvrir stratégiquement du parapluie américain, par le bais de l’OTAN. L’idée européenne permettait ainsi à la social-démocratie de faire l’économie d’une véritable réflexion sur la nature de la Nation, sur les impératifs de défense, et sur une réelle stratégie d’insertion internationale qui soit compatible avec le progrès social. L’idée européenne a été en fait un substitut à ces différentes réflexions. Elle a servi de cache-misère à une absence de réflexion programmatique. Mais, d’autres facteurs ont joué un rôle important.

La social-démocratie voyait aussi, dans un projet de type « fédéral », la possibilité d’imposer aux « forces de la réaction », et dans les années 1980 celles-ci étaient identifiées en Grande-Bretagne avec le Thatchérisme, des mesures sociales. La social-démocratie s’était convaincue, surtout en France et en Italie, de l’impossibilité de faire « un autre politique économique » dans le cadre national. C’est pourquoi, elle reportait ses espoirs sur une politique à l’échelle de l’Europe. Elle a été rejointe par ce qui survivait des partis communistes, en tout les cas de leurs courants « eurocommunistes », après la dissolution de l’Union soviétique. Pour ces courants aussi, l’idée européenne a fonctionné comme un substitut à une utopie dont la forme particulière de concrétisation, et sur laquelle j’ai beaucoup travaillé dans le passé, s’était effondrée[3].

Dans ce cadre, le projet de la « monnaie unique » apparaissait comme un levier qui accélèrerait la réalisation de ce fédéralisme européen que cette « gauche » appelait de ses vœux. Mais, il est intéressant de constater que, jamais, la « gauche » ne s’est posée la question des implications économiques, et en particulier financières, de ce fédéralisme européen. Aussi tient-elle depuis maintenant près de vingt ans un discours sur la nécessité de faire « plus d’Europe », de faire « mieux d’Europe », sans jamais produire une réflexion réelle sur comment avancer dans ces directions face aux contradictions réelles entre les différents pays de l’Union européenne. Le fait que la monnaie unique ait produit non une convergence mais une divergence entre les Etats de la zone Euro n’a jamais été accepté ni même reconnu. Parce que le projet de la monnaie unique était essentiellement politique, il a engendré une croyance quasi-religieuse dans les « bienfaits » de la zone Euro. Et, comme toute croyance religieuse, celle-ci produit ses intégristes et ses fanatiques. Une large part de la social-démocratie européenne, et de ses alliés électoraux, a basculé dans cet intégrisme et ce fanatisme, qui lui fait accepter désormais l’inacceptable. C’est pourquoi, dès que l’on remet en cause ce dogme religieux, on est soumis à des procès en sorcellerie, accusé d’être d’extrême-droite et que sais-je encore.

 

  • Un sondage allemand a estimé qu’environs 53% des électeurs du parti allemand Die Linke sont en faveur de la stratégie déployée par Merkel pendant les négociations. Quelle analyse offrez-vous pour ce nombre quand même bouleversant?

Ce n’est pas véritablement étonnant. D’une part, il faut dire que la zone Euro profite très largement à l’Allemagne. Sans l’Euro, si l’Allemagne avait conservé le DM, ce dernier se serait certainement fortement apprécié par rapport à l’Euro, de 20% à 25%. Les allemands le sentent bien. Ils comprennent, intuitivement, qu’une partie de leur richesse provient de l’Euro. Ils comprennent aussi que toute stratégie autre que celle qu’a suivie Mme Merkel impliquerait un prélèvement sur cette richesse. C’est en particulier le cas avec le fédéralisme européen que voudrait imposer le gouvernement français. Ce fédéralisme, qui est nécessaire au bon fonctionnement de la zone Euro, implique des transferts entre les pays riches et les pays pauvres de la zone. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans tous les Etats, que ce soit en Allemagne, en France ou aux Etats-Unis. C’est une des conditions nécessaires à l’existence d’une monnaie unique. Mais, ce fédéralisme impliquerait que l’on prélève sur la richesse de l’Allemagne de 8% à 12% du PIB tous les ans, et ce sur une période d’au moins dix ans. La stratégie de Mme Merkel est ainsi parfaitement logique si l’Allemagne vaut profiter de l’Euro et ne pas en payer le prix.

D’autre part, Die Linke n’a jamais voulu – jusqu’à maintenant – aborder de manière frontale la question de l’Euro, contrairement à ce que fit son fondateur Oskar Lafontaine. Il n’y a eu aucune pédagogie menée par ce parti sur la question de l’Euro, et sur l’asymétrie fondamentale qu’il produit dans ses effets entre les pays de la zone Euro. Aussi, ce résultat ne me surprend nullement.

 

  • Dans un texte publié sur le blog de l’ex-ministre grec Yanis Varoufakis, le député italien Stefano Fassina exprime sa préférence pour `une alliance de fronts de libération` européenne, en appelant à une coalition de souverainistes de droite et mouvements sociales de gauche. Croyez-vous que cette stratégie est préférable, et, plus important, faisable sur le plan pan-européen contemporain?

L’article a été écrit par Stefano Fassina, un membre du Parlement italien, appartenant au parti de centre-gauche du Premier Ministre italien, et lui-même ancien vice-Ministre des finances du gouvernement Letta, qui précéda celui de Matteo Renzi après avoir été le responsable national de son parti à l’économie et au travail[4]. Il fut aussi éditorialiste à l’Unita, l’ancien journal du PCI. On ne peut donc le qualifier de personnalité de droite, ou même de personnalité marginale dans la vie politique italienne. C’est pourquoi il nous faut prendre son appel très au sérieux. Que dit-il en substance ? « Nous devons reconnaître que l’Euro fut une erreur de perspective politique. Il nous faut admettre que dans la cage néo-libérale de l’Euro, la Gauche perd sa fonction historique et qu’elle est morte comme force servant la dignité et l’importance politique du travail ainsi que de la citoyenneté sociale en tant qu’instrument d’une démocratie réelle »[5]. Il conclut enfin en écrivant : « Pour une désintégration qui soit gérée de la monnaie unique, nous devons construire une large alliance de fronts de libération nationale »[6]

A partir du moment où l’on se donne comme objectif prioritaire un démantèlement de la zone Euro, une stratégie de large union, y compris avec des forces de droite, apparaît non seulement comme logique mais aussi nécessaire. Vouloir se masquer cela aboutirait à une impasse. La véritable question qu’il convient de poser est donc de savoir s’il faut faire de ce démantèlement de l’Euro une priorité.

Les raisons données par Fassina dans la première citation sont à mon avis très claires et très convaincantes. L’Euro est devenu un obstacle tant à la démocratie (et on l’a vu en Grèce) mais aussi à une politique en faveur du travail et opposée à la finance. Mais, elles n’épuisent nullement le sujet. L’Euro a accentué et généralisé le processus de financiarisation des économies[7]. C’est du fait de l’Euro que les grandes banques européennes sont allées chercher des subprimes aux Etats-Unis avec les conséquences que l’on connaît en 2008. Ainsi, non seulement la zone Euro a entraîné une partie de l’Europe dans une très faible croissance[8], mais elle ne l’a pas protégée de la crise financière de 2007-2009. Le résultat est donc clair. Si des politiques néfastes pour les économies peuvent être mises en œuvre hors de l’Euro, ce dernier implique des politiques néfastes. En fait, aucune autre politique économique n’est possible tant que l’on est dans l’Euro. C’est l’une des leçons de la crise grecque. Aussi, un démantèlement de la zone Euro apparaît bien comme une tache prioritaire.

Cependant, il faut avoir conscience que la constitution des « Fronts de Libération Nationale » pose de redoutables problèmes. Par exemple, devraient-ils se constituer uniquement autour de l’objectif d’un démantèlement de l’Euro ou devraient-ils, aussi, inclure un véritable programme de « salut public » que les gouvernements issus de ces « Fronts » devraient mettre en œuvre non seulement pour démanteler l’Euro mais aussi pour organiser l’économie dans ce que l’on appelle, avec une claire référence à la guerre nucléaire, le « jour d’après » ? En fait, on ne peut envisager l’objectif d’un démantèlement de l’Euro, ou d’une sortie de l’Euro, qu’en mettant immédiatement à l’ordre du jour un programme pour le « jour d’après ». Ce programme implique un effort particulier dans le domaine des investissements, mais aussi une nouvelle règle de gestion de la monnaie, mais aussi de nouvelles règles pour l’action de l’Etat dans l’économie, une nouvelle conception de ce que sera l’Union européenne et, dans le cas de la France en particulier, une réforme générale du système fiscal. On glisse alors, insensiblement, d’une logique de sortie ou de démantèlement de l’Euro vers une logique de réorganisation de l’économie. Un tel glissement est inévitable, et nous avons un grand précédent historique, le programme du CNR durant la seconde guerre mondiale. La Résistance ne se posait pas seulement pour objectif de chasser l’armée allemande du territoire. Elle avait conscience qu’il faudrait reconstruire le pays, et que cette reconstruction ne pourrait se faire à l’identique de ce que l’on avait en 1939. Nous en sommes là aujourd’hui.

L’idée de Fronts de Libération Nationale est certainement une idée très puissante, que ce soit en France ou en Italie, où cette idée à des précédents historiques d’une force symbolique considérable, mais aussi pour l’Espagne, la Grèce et le Portugal. Mais, il faut comprendre cette idée comme un objectif. Les formes, à la fois politiques et organisationnelles, de ces Fronts pourraient être très différentes suivant les pays, en raison de contextes politiques eux-mêmes différents.

Notes

[1] http://www.marianne.net/alexis-corbiere-au-pg-notre-plan-b-envisage-sortie-euro-100235722.html

[2] Voir l’article publié par Nicole Gohlke et Janine Wissler, deux membres du Bundestag appartenant à Die Linke et publié dans la magazine Jacobin, https://www.jacobinmag.com/2015/07/germany-greece-austerity-grexit/

[3] Sapir J., L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, La Découverte, Paris, janvier 1990 ; Idem, Les fluctuations économiques en URSS – 1941-1985, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, novembre 1989.

[4] Voir, Stefano Fassina, Il lavoro prima di tutto. L’economia, la sinistra, i diritti, Donzelli, Rome, 2014

[5] Fassina S., « For an alliance of national liberationfronts », article publié sur le blog de Yanis Varoufakis par Stefano Fassina, membre du Parlement (PD), le 27 juillet 2015, http://yanisvaroufakis.eu/2015/07/27/for-an-alliance-of-national-liberation-fronts-by-stefano-fassina-mp/

« We need to admit that in the neo-liberal cage of the euro, the left loses its historical function and is dead as a force committed to the dignity and political relevance of labour and to social citizenship as a vehicle of effective democracy ».

[6] Idem, « For a managed dis-integration of the single currency, we must build a broad alliance of national liberation fronts ».

[7] Sapir J., Faut-il Sortir de l’Euro ?, Paris, Le Seuil, 2012.

[8] Bibow, J., “Global Imbalances, Bretton Woods II, and Euroland’s Role in All This.” in J. Bibow et A. Terzi (edits.), Euroland and the World Economy—Global Player or Global Drag? Londres, Palgrave, 2007.


Jacques Sapir

Ses travaux de chercheur se sont orientés dans trois dimensions, l’étude de l’économie russe et de la transition, l’analyse des crises financières et des recherches théoriques sur les institutions économiques et les interactions entre les comportements individuels. Il a poursuivi ses recherches à partir de 2000 sur les interactions entre les régimes de change, la structuration des systèmes financiers et les instabilités macroéconomiques. Depuis 2007 il s'est impliqué dans l’analyse de la crise financière actuelle, et en particulier dans la crise de la zone Euro.

 
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