Le président français est l’invité d’honneur de l’inauguration en grande pompe du nouveau canal de Suez. Un projet porté par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, à qui la France est parvenue à vendre ses Rafale. Tant pis pour les droits de l’homme et la démocratie.
Les avions de chasse et le navire de guerre ont été livrés à temps. Jeudi 6 août, le président-maréchal égyptien Abdel Fattah al-Sissi va contempler, avec François Hollande à ses côtés, sa grande œuvre : le nouveau canal de Suez, pour lequel trois des Rafale et la frégate multimissions Fremm, achetés par l’Égypte à la France, vont parader. Une cérémonie qui symbolise le « partenariat stratégique » noué entre les deux pays, en dépit de la violente répression organisée par le régime égyptien.
Il s’agit de la première visite de François Hollande en Égypte depuis son élection. Outre le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, et Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe (IMA), le président français sera accompagné d’industriels : le PDG de Dassault Aviation (les Rafale), celui de DNCS (la frégate), celui de MBDA (les missiles), le directeur général de Safran et le PDG de Thales seront du voyage.
De son côté, l’Égypte a fait de la France l’invitée d’honneur d’une cérémonie tout à la gloire de Sissi, à laquelle participeront plusieurs chefs d'État africains, ainsi que le premier ministre grec, Alexis Tsipras. Le nouveau canal de Suez, dont le premier tronçon a été inspiré, à la fin du XIXe siècle, par le Français Ferdinand de Lesseps, a été réalisé en un temps record – un an seulement – à grand renfort d’exaltation nationaliste. Pour Abdel Fattah al-Sissi, c'est une consécration et le symbole de son retour en grâce sur la scène internationale.
Il y a deux ans, il faisait encore figure de paria. En juillet 2013, François Hollande se rend à Tunis pour la première fois depuis son élection dans la capitale du pays qui a lancé les « printemps arabes ». Au palais de Carthage, c’est un ancien militant des droits de l’homme, Moncef Marzouki, qui l'accueille. À l’issue de leur entretien, les deux dirigeants sont interrogés sur l’Égypte. Au Caire, la situation est chaotique : le premier président démocratiquement élu de l’histoire de l’Égypte (et le seul à ce jour) Mohamed Morsi vient d’être destitué après d’imposantes manifestations populaires. Mais c’est l’armée et Sissi qui en profitent.
Hollande est prudent dans son expression, mais il condamne la prise de pouvoir par l’armée : « Ce qui se passe en Égypte est un processus qui s’est arrêté et qui doit donc recommencer. Nous avons l’obligation de faire que le peuple égyptien puisse de nouveau retrouver espoir, dans la démocratie, dans le pluralisme, dans des élections libres. » Avant d’ajouter : « Pour dire les choses franchement, quand il se passe ce qui se passe en Égypte, c’est forcément un aveu d’échec. » En off, ses conseillers expliquent aux journalistes présents que la France considère qu’il s’agit bien d’un coup d’État mais que le président évite d’user du mot en raison de la législation américaine empêchant de soutenir financièrement les gouvernements qui en seraient issus. Le PS continue, lui, de parler d’un « coup d’État militaire ».
À l’Élysée, tout a changé. « Nous considérons que Sissi est légitime », explique-t-on désormais dans l’entourage du chef de l’État. Le maréchal a été reçu en visite officielle à Paris, en novembre 2014. Devant la presse, François Hollande a rendu un hommage appuyé à l’Égypte, sans souffler mot des droits de l’homme : il s’agit d’un « grand pays ami de la France. Un pays avec lequel nous sommes liés par l’Histoire, liés aussi par une commune appréciation de ce que peut être l’équilibre du monde ». Et le chef de l’État d’aller jusqu’à laisser croire que le processus révolutionnaire est toujours à l’œuvre : « Nous souhaitons que le processus de transition démocratique se poursuive, qui respecte la feuille de route, et permettant pleinement la réussite de l’Égypte. »
Quelques mois plus tard, c’est avec une fierté non dissimulée que François Hollande annoncera la vente de 24 Rafale à l’Égypte, ainsi que d’une frégate multimissions et de missiles pour un montant total de 5 milliards d’euros. C’est la première fois qu’un président français parvient à exporter l’avion de chasse de Dassault – depuis, le Qatar s’est lui aussi porté acquéreur et l’Inde continue de négocier. Le contrat a été signé en février au Caire en présence de Jean-Yves Le Drian, le ministre de la défense, qui ne tarit pas d’éloges sur le régime égyptien. Fin juin, lors de la cérémonie de transfert de la frégate Fremm à Lorient, il a de nouveau salué « une relation privilégiée qui s’est construite au plus haut niveau de nos pays, directement de nos deux chefs d’État », évoquant le « partenaire stratégique égyptien ».
Pour Paris, c’est bien sûr une affaire de gros sous. Mais pas seulement. La lutte contre le terrorisme est devenue l’obsession des autorités françaises – Hollande a engagé les troupes dans trois guerres, au Mali, en Centrafrique et en Irak –, et le prisme à travers lequel la France juge de ses intérêts immédiats. Très vite, depuis son élection, le président français a semblé baigner dans un univers empreint de néoconservatisme, quitte à s’empêtrer dans les contradictions.
S’il a salué la transition démocratique en Tunisie en 2013, il n’a eu de cesse de vanter la « stabilité » du Maroc et de l’Algérie (où il s’est rendu à deux reprises). Et si Paris continue de juger que Bachar al-Assad n’a plus aucune légitimité, l’Égypte, l’Arabie saoudite ou le Tchad sont de précieux alliés de la France. À Paris, l’idée qu’une bonne vieille dictature est certes peu fréquentable, mais bien pratique pour assurer la sécurité régionale est de nouveau en vogue. Elle n’avait jamais disparu mais les printemps arabes l’avaient temporairement démodée.
« Notre relation de défense symbolise enfin la reconnaissance par la France du rôle central que joue l’Égypte pour la sécurité de la région, expliquait Jean-Yves Le Drian le 23 juin dernier. Tandis que se développent, en Afrique et au Proche et Moyen-Orient, des menaces terroristes sans précédent, les forces armées égyptiennes apparaissent comme un facteur de stabilité incontournable. » Et le ministre de la défense de citer la Libye, « aux frontières occidentales de l’Égypte, où l’extension de Daech et des autres groupes terroristes constitue une source d’inquiétude grave, pour les deux rives de la Méditerranée », l’Irak et la Syrie.
« Une répression qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’Egypte moderne »
La visite présidentielle du 6 août est dans la droite ligne : « La participation du chef de l’État à cet événement majeur pour l’Égypte revêt un caractère historique fort et traduit l’attachement des deux pays à la qualité de la relation franco- égyptienne », explique l’Élysée. Avec deux arguments : « L’Égypte reste un acteur régional de premier plan dans la gestion des conflits au Moyen-Orient : conflit israélo-palestinien et situation à Gaza, crises syrienne et libyenne, intervention militaire au Yémen au sein de la coalition régionale… (…) D’autre part, l’Égypte a opéré un retour sur la scène africaine, notamment dans la lutte contre le dérèglement climatique. » Pour Paris, « l’Égypte est, comme la France, victime du terrorisme », un terme pourtant utilisé au Caire pour caractériser toute l’opposition à Sissi, notamment les Frères musulmans.
En février, le porte-parole du Quai d’Orsay, interrogé sur les violations des droits de l’homme, tenait le même raisonnement : « L'Égypte joue un rôle majeur pour la stabilité de la région. Nous sommes solidaires face au terrorisme qui est notre ennemi commun. » Avant d’ajouter : « Notre dialogue avec l’Égypte est franc et direct comme il sied entre des pays amis. Nous abordons tous les sujets, y compris la situation des droits de l’Homme. Nous continuerons de le faire chaque fois que nous le jugerons nécessaire. »
Régulièrement, quand la diplomatie française est interrogée, elle condamne les violations les plus flagrantes. « La France condamne les violences qui ont marqué les manifestations à l'occasion du quatrième anniversaire de la révolution du 25 janvier 2011 et rappelle son attachement au respect de la liberté de rassemblement et de manifestation pacifique », expliquait le Quai d’Orsay en janvier dernier, après la mort de plusieurs opposants au régime, dont Chaima al-Sabbagh. Même chose lors de l’annonce de la condamnation à mort de l’ancien président Morsi. « La France rappelle son opposition à la peine de mort, en tous lieux et en toutes circonstances », selon le porte-parole du Quai d’Orsay interrogé par la presse en juin dernier. En novembre dernier, et en off, l’Élysée estimait aussi que « nous sommes conscients des tensions, les journalistes emprisonnés, la répression qui s'exerce bien au-delà de la lutte antiterroriste ». Selon L’Obs, Hollande a fini par glisser quelques mots à ce sujet à Sissi lors de sa visite à Paris. Mais sans en tirer la moindre conséquence.
En Égypte, la situation est pourtant dramatique. Balayée par les printemps arabes en 2011, la dictature de Moubarak est réapparue sous les traits du maréchal Sissi. Toutes les ONG, égyptiennes et internationales, ont documenté ces derniers mois les emprisonnements d’opposants, les violences faites aux femmes, les condamnations à la peine de mort, les intimidations de journalistes, etc. « Les autorités égyptiennes ont emprisonné plus de 41 000 personnes, selon des chercheurs indépendants dignes de foi, depuis qu'al-Sissi – alors ministre de la défense – a pris la tête du mouvement qui en juillet 2013 a renversé Mohamed Morsi, le premier président civil librement élu de l'histoire de l'Égypte. Environ 29 000 des personnes emprisonnées sont des membres ou des partisans des Frères musulmans, le plus important mouvement d'opposition d'Égypte », écrit Human Rights Watch dans son dernier rapport (évidemment qualifié de partial et de soutien aux terroristes par les autorités égyptiennes).
« Depuis sa prise de pouvoir en juillet 2013, le général Abdel Fattah al-Sissi orchestre une répression qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’Égypte moderne », estime également la FIDH. Karim Lahidji, son président, détaille : « Plus de 670 condamnations à mort ont été prononcées à l’issue de procès de masse dignes d’une mascarade. Toute réunion de plus de dix personnes non autorisée par le ministère de l’intérieur est interdite. Sous le coup de divers ultimatums, amendements pénaux et mesures de rétorsion, les ONG indépendantes, parmi lesquelles plusieurs membres de la FIDH, attendent le couperet qui menace d’envoyer leurs membres en prison à vie au motif qu’ils reçoivent des fonds étrangers dans le but de nuire à “l’intérêt national”. Comme le montre un rapport récent publié par la FIDH, les violences sexuelles perpétrées par les forces de sécurité policières et militaires contre les hommes et les femmes se sont généralisées, à proportion de la multiplication des arrestations. » Même constat pour Amnesty qui avait lancé en novembre une campagne appelant François Hollande à ne plus vendre d’armes à l’Égypte. L’ONG n’a pas été entendue.
Selon Reporters sans frontières, « avec au moins 15 journalistes derrière les barreaux en raison de leurs activités professionnelles, l’Égypte est l’une des plus grandes prisons du monde pour les professionnels des médias après la Chine, l’Érythrée et l’Iran ». Le pays figure à la 158e place sur 180 du Classement mondial 2015 de la liberté de la presse. Le procès des journalistes d’Al-Jazeera vient une nouvelle fois d’être reporté. Comble de l’ironie, la France s’est elle aussi prêté au jeu de la répression égyptienne : en février dernier, les journalistes du Monde n’avaient pas été accrédités par le service de presse du ministère français de la défense pour assister au Caire à la signature de l’accord signant la vente des Rafale à l’Égypte. « Une décision injustifiable », avait protesté le quotidien, qui avait rappelé les violations des droits de l’homme en Égypte dans un éditorial intitulé « Vendez des Rafale, pas des salades ». Trois Rafale ont été livrés le 21 juillet à l’Égypte. Les trois prochains le seront début 2016.
Source : http://www.mediapart.fr