«Ex-em-plaire. » Maîtres d’oeuvre et gouvernement, tous n’avaient que ce mot-là à la bouche pour qualifier le chantier du futur terminal méthanier (1) de Dunkerque, lancé fin 2012. Vendu comme le nouveau poumon économique d’une région sinistrée, ce projet à 1 milliard d’euros se devait d’être une vitrine sur le plan social. Mais le verre a commencé à se fissurer à la fin du mois de juin, lors d’une opération de contrôle surprise menée sous l’égide du parquet de Dunkerque (« la Voix du Nord » du 18 juillet). Ce jour-là, des enquêteurs de plusieurs services (police aux frontières, inspection du travail, Urssaf…) déboulent à l’improviste sur le chantier.
Entre les auditions menées par les policiers et les documents dénichés par l’inspection du travail, il semblerait qu’une entreprise italienne exploite des dizaines de travailleurs roumains en toute illégalité. Ces derniers effectueraient jusqu’à 60 heures par semaine, pour un salaire effectif de 300 euros par mois, une fois déduits les « prélèvements » opérés par les patrons. Rappelons que des travailleurs détachés en France doivent toucher au moins le SMIC et ne pas dépasser la limite légale de 48 heures par semaine… Selon plusieurs sources, de nombreux salariés roumains dorment par ailleurs entassés dans des campings de la région.
DES OUVRIERS PAS PAYÉS
A priori, cette affaire ne serait que la partie émergée de l’iceberg. Elle n’étonne pas les syndicalistes, qui remuent ciel et terre depuis un an et demi pour alerter les pouvoirs publics sur les conséquences d’un dumping social acharné. Dès le début, les délégués CGT et CFECGC ont soupçonné le pire, en voyant affluer les salariés étrangers par centaines. Sur 1 200 ouvriers employés sur le chantier, plus de la moitié sont des travailleurs détachés – Roumains, Italiens, Portugais –, trimant pour une cascade de sous-traitants. Au total, une bonne centaine de sociétés étrangères ont opéré sur le terminal depuis son lancement. « On s’est vite mobilisé, raconte François Croquefer, de l’union locale CGT. Il nous a fallu huit mois de blocage devant le terminal pour que la direction accepte de nous laisser un local sur le chantier, où nous pouvions parler aux salariés. Les histoires racontées sont édifiantes. Les sous-traitants effectuent toutes sortes de prélèvements sur les fiches de paie : transport, hébergement, nourriture… À l’arrivée, certains ouvriers ne touchent même pas un euro de salaire ! »
POUR 300 EUROS PAR MOIS, DES DIZAINES DE TRAVAILLEURS ROUMAINS SONT EXPLOITÉS 60 HEURES PAR SEMAINE.
Au sommet de la myriade de soustraitants, trône le maître d’ouvrage, Dunkerque LNG (2). Il s’agit d’une filiale à 65 % du groupe EDF, à 25 % du belge Fluxys (transport de gaz) et à 10 % du géant Total. Fort de sa participation majoritaire, c’est bien EDF qui pilote le chantier, comme le rappelle d’ailleurs le site Internet du projet. Il est difficile d’imaginer que le mastodonte tricolore ait été totalement ignorant des conditions de travail désastreuses imposées par certains soustraitants, au vu des tarifs pratiqués.
Fin 2013, par exemple, la direction du chantier lance un appel d’offres pour y installer l’électricité. Chose plutôt rare, les deux géants du BTP, SPIE Batignolles et Vinci, s’allient pour décrocher le marché. À la surprise générale, c’est une société italienne qui remporte le gros lot, en affichant un tarif 25 % inférieur à ceux de ses concurrentes. « On a rapidement compris qu’il y avait anguille sous roche, se souvient Fabienne Deroy, déléguée CFE- CGC chez SPIE. On ne peut pas pratiquer des prix aussi bas, tout en respectant la durée légale du travail. »
ENCORE DEUX MORTS EN JUIN
CGT et CFE-CGC commencent alors à faire la tournée des pouvoirs publics (dont la DIRECCTE et la préfecture), pour réclamer un minimum de transparence. À chaque fois, ils se heurtent à un mur. L’inspection du travail non plus n’a pas chômé. Selon les informations de l ’« HD », au moins quatre procèsverbaux ont atterri sur le bureau du procureur de Dunkerque depuis 2012, pour des motifs allant du non-respect du repos dominical à des infractions plus graves, en lien avec l’hygiène et la sécurité. Ces dernières étaient très souvent liées à des accidents du travail survenus sur le chantier. Deux ouvriers auraient encore trouvé la mort en juin, à la suite de malaises cardiaques. « Cela n’a malheureusement rien d’étonnant, souligne un syndicaliste. Les gars n’arrêtent pas de bosser, au-delà de ce que permet la législation. Le midi, ils doivent se contenter d’un simple sandwich parce que les patrons ne veulent pas leur payer de vrai repas. Il y a plusieurs mois, un salarié étranger est mort dans un tunnel. Son corps a été rapidement rapatrié dans son pays: les patrons ne veulent surtout pas de vagues. »
Pas de vagues, donc, pour ne pas éclabousser le chantier « vitrine », ardemment désiré à la fois par les élus locaux et les grands groupes de l’énergie (voir encadré). Les syndicalistes espèrent cependant que le couvercle s’entrouvre enfin, maintenant que la justice s’en est mêlée.
Les prochains jours permettront peut-être de briser l’omerta.
(1) Port accueillant des méthaniers, c’est-à-dire des navires transportant du gaz naturel liquéfié dans leurs citernes.
(2) Jointe par l ’« HD », la direction de Dunkerque LNG a refusé de commenter les soupçons de travail dissimulé avant de connaître les résultats de l’enquête.
UN TERMINAL ÉNORME, À L’UTILITÉ DISCUTÉE
C’est le deuxième plus gros chantier de France après l’EPR de Flamanville. Prévu pour ouvrir en novembre prochain, le terminal méthanier de Dunkerque sera capable d’accueillir en France les plus grands navires méthaniers du monde. En pratique, le chantier nécessite la création de trois réservoirs de GNL (gaz naturel liquéfié) de 190 000 m 3 et un tunnel de 5 km de long qui acheminera les eaux tièdes de la centrale nucléaire de Gravelines vers le terminal. EDF, actionnaire ultramajoritaire, en a fait son cheval de bataille. Mais les syndicalistes sont sceptiques depuis le début, à l’instar de Laurent Langlard, de la fédération mines et énergie de la CGT (« Basta », 1 er septembre 2011): « Le gaz ne sera pas destiné à la France puisqu’il ne sera pas odorisé, contrairement à ce qu’exige la loi française sur le transport du gaz (l’odorisation du gaz permet de détecter d’éventuelles fuites grâce à l’odeur). Il sera donc vendu dans tout le reste de l’Europe, dans le but unique de faire fonctionner le marché. » Conclusion: ce sera surtout l’occasion pour EDF de faire du business sur le continent européen.
Pour Total, actionnaire à 10 %, il s’agissait de redorer son blason après la fermeture de la raffinerie de Dunkerque. Mais le compte n’y sera pas. À l’arrivée, le terminal emploiera 57 salariés, alors que la raffinerie en comptait 600!
Source : http://www.humanite.fr