Source : http://rue89.nouvelobs.com
Le smartphone Facteo doit accompagner les agents de La Poste dans leur tournée, à la fin 2015. Mais il fait l’objet de plusieurs résistances – à cause de services farfelus ou de bugs – et de certains soupçons.
Le 4 juin dernier, les 250 facteurs de la zone de Lisieux (Calvados) ont dû rendre leur smartphone professionnel, confié trois mois plus tôt. Au placard, les Facteo, retrace Le Pays d’Auge, provisoirement au moins. Ce matin-là, les salariés ont donc repris leur tournée avec du papier... Comme si de rien n’était.
La veille, lors d’un Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), les représentants syndicaux ont demandé à leur direction une expertise réalisée par un cabinet extérieur (estimée à 50 000 euros, à la charge de l’entreprise), sur les risques et les modifications des conditions de travail engendrés par les téléphones.
Une problématique « locale » ?
« La situation actuelle est celle de la recherche complémentaire d’informations pour pouvoir répondre encore plus précisément au CHSCT », répond La Poste. Qui précise :
« La problématique posée à Lisieux est strictement locale. »
Pourtant, même situation dans les Hauts-de-Seine où les smartphones ont été retirés à Boulogne-Billancourt, Neuilly ou Colombes. « La direction a annoncé donner un téléphone aux agents avant même que le CHSCT ait été informé. On a fait une demande d’expertise », détaille Brahim Ibrahimi, secrétaire départemental adjoint SUD-PTT.
Dans l’Essonne, le déploiement des smartphones a été suspendu : une expertise globale est en cours.
Pelletée de services payants
Facteo est le plan qui doit permettre à La Poste de dématérialiser et de transformer ses 88 000 facteurs en couteaux suisses numériques : armés d’un smartphone, ils vont en plus des opérations postales classiques pouvoir assurer de « nouveaux services de proximité ». Ce sont les mots du PDG, Philippe Wahl, qui expose à Libé :
« La numérisation de la société menace notre métier historique. [...] Notre modèle économique n’est plus viable, le groupe doit donc se transformer. »
Pour pallier la baisse des volumes de courrier, La Poste a fait preuve d’une imagination sans limites pour développer une kyrielle de services payants :
- portage de médicaments ou de produits culturels ;
- visites de personnes fragiles ;
- collecte de papiers (Recy’go) ;
- collecte d’informations ;
- installation d’équipements (du détecteur de chutes au décodeur) ;
- relais de campagnes de communication...
« Tout ça, gratos »
Avec leur smartphone, les facteurs peuvent aussi :
- s’occuper des relevés de compteurs électriques :
- et même devenir des experts en assurance en photographiant entre deux courriers un dégât des eaux ou une voiture cabossée.
« Tout ça, gratos » (pour les facteurs), fait remarquer Christophe Musslé, représentant syndical CGT-FATP. « La Poste est dans une période où à partir du moment où un client paie, ils prennent », synthétise Giorgio Stassi, secrétaire départemental de SUD Poste 91.
Récemment, le postier a ri jaune en découvrant sur le magazine interne les lauréats 2014 d’un concours d’idées maison : des salariés ont soumis leurs projets, « pour contribuer au développement économique et à la transformation de La Poste ». Ceux qui sont arrivés troisièmes avaient proposé « Animaleo ». « Devinez... » glisse Giorgio Stassi avant de casser le suspense :
« C’est un service pour sortir un chien ou l’amener en visite chez le vétérinaire. »
« Pour les plus vieux, c’était la cata »
Testé en 2012 auprès de 1 000 facteurs, Facteo devrait être généralisé dans toute la France au plus tard fin 2015. Selon La Poste, 64 000 téléphones ont déjà été déployés.
Les postiers du pays d’Auge, dans le Calvados, ont reçu le leur début mars dernier. Un smartphone avec plusieurs applications, pour lequel ils ont suivi une formation après leur tournée : deux fois une heure et demie-deux heures pour maîtriser l’outil et son utilisation professionnelle.
« Pour les plus jeunes, ça allait. Pour les plus vieux, c’était la cata », se souvient un facteur de Lisieux. Ce jeune agent (qui ne préfère pas donner son nom) rentrait chez lui avec le smartphone dans la poche de son blouson. Eteint, « à cause de la géolocalisation ». Premier réflexe, en arrivant tôt le matin au bureau : l’allumer et le connecter à Internet via le wifi (« parfois, ça plantait »).
« Puis on se mettait sur la bonne appli, on sélectionnait notre tournée. Tous les recommandés s’affichaient. On pouvait alors valider et partir. »
L’avis de passage toujours en papier...
A cette étape, le facteur explique qu’il gagnait du temps par rapport à la méthode papier. Ça se complique ensuite : à chaque fois qu’il se trouve devant un client, il faut sortir le smartphone, taper le code de déverrouillage (« on avait tous le même, avec la consigne de ne pas le changer ») puis faire défiler la (longue) liste des recommandés pour retrouver le bon (« quand j’avais 60 colis, c’était une horreur »).
Un postier prépare sa tournée en campagne au centre de tri postal de Douvres-la-Délivrande, dans le Calvados, le 26 novembre 2008 (MYCHELE DANIAU/AFP)
Enfin, il clique et valide. Pour récupérer son recommandé, le client signe directement sur le portable, raconte le facteur, mais aussi sur papier : l’accusé de réception n’est pas encore numérisé. Et si la personne est absente ?
« On remplissait toujours l’avis de passage papier. »
« Ça ne vous fait pas gagner de temps »
Ce facteur fait partie des 250 qui ont rendu leur smartphone début juin. Tout comme Stéphane Gambier, facteur à Orbec, 46 ans dont 24 ans de boîte (syndiqué CGT-FATP) :
« Quand on est revenus au papier, ça nous a fait suer. Quand ça marche, c’est pratique. »
Il n’est pas le seul à pointer les bugs et prévient : « Ça ne vous fait pas gagner de temps. » La manipulation du stylet par le récipiendaire, sorte de crayon pour signer sur le smartphone, n’est parfois pas aisée, complète-t-il :
« Les gens le retournent, il faut leur expliquer. »
Un représentant syndical de Haute-Normandie soulève aussi les mauvaises conditions climatiques qui rendent difficile la bonne utilisation du téléphone ou la faible connexion internet, problématique, quand un postier se trouve « au fin fond de la campagne ».
Deux heures d’appel et les SMS illimités
« Vous avez deux versions », soulève Giorgio Stassi au sujet des retours que lui ont fait des postiers de l’Essonne. « Ceux qui sont très contents, surtout sur le côté utilisation personnelle. Et ceux qui s’inquiètent. » Sans oublier une autre catégorie, ceux dont les dysfonctionnements agacent et qui se retrouvent « à devoir y aller au stylo ».
Avec chaque téléphone, la direction offre à ses facteurs deux heures de communication avec SMS illimités. L’usage personnel du forfait est toléré. Un cadeau empoisonné, pointent des représentants syndicaux interrogés qui soulignent entre autres le problème de confidentialité. Certains voient le forfait comme une sorte d’écran de fumée... pour faire passer le reste en douce.
Un smartphone cheval de Troie, en somme.
Six minutes en moins... pour quoi faire ?
Sur la zone de Lisieux, Christophe Musslé met un mot sur le point qui coince : « la reprise de temps ». Pour la direction, explique le représentant syndical, un agent connecté travaille six minutes par jour en moins grâce à son portable.
Chaque activité d’un facteur est décomptée, expose Giorgio Stassi. Pour un recommandé, par exemple, c’est 90 secondes à partir du moment où il laisse son vélo jusqu’à son retour, peu importe s’il faut sonner plusieurs fois avant qu’un client réponde.
Pour la « reddition des comptes », l’inventaire du courrier et des recommandés non distribués au retour de la tournée, c’est dix minutes. « Comme avec Facteo, il n’y a plus la partie de remplissage manuel, ils comptent désormais quatre minutes. » Soit six de moins.
Avec ce chiffre ramené sur l’année et sur le nombre de facteurs du pays d’Auge, Christophe Musslé arrive à la conclusion qu’à la prochaine réorganisation, 5,4 postes sont menacés (l’équivalent de 8 736 heures annuelles en moins sur la plaque de Lisieux).
« Cinq emplois sur 250, c’est énorme, pour un téléphone. »
« Ils le font de façon insidieuse »
En Haute-Normandie, au moins sur les zones de Duclair, Lillebonne, Montivilliers et Dieppe, où les Facteo sont déployés depuis moins d’un an, la direction a soustrait six minutes au temps de travail sur la prochaine réorganisation mise en place fin juillet, affirme Sylvain Sigurani, secrétaire Sud-PTT de Haute-Normandie. Rue89 a pu consulter un document de travail interne concernant Montivilliers où la soustraction apparaît. « Ils le font de façon insidieuse », continue celui qui parle de « défaut d’information ».
« Quand ils nous présentent le dossier en CHSCT, ils n’en parlent pas. Une fois [le dossier] validé, on nous reprend du temps. »
Contactée par Rue89, La Poste ne répond pas précisément sur le retrait des six minutes. Et indique :
« Facteo n’est en rien un projet de productivité mais au contraire un projet de développement qui doit permettre de rendre de nouvelles prestations et services à valeur ajoutée : des prestations ou gestes sont réalisés plus facilement avec Facteo ce qui permet d’en réaliser et enrichir d’autres. »
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