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28 juillet 2015 2 28 /07 /juillet /2015 17:55

 

Source : http://www.mediapart.fr

 

 

Fraude fiscale: la justice met à nu le système Wendel

|  Par Yann Philippin

 

 

 

L’enquête sur la gigantesque fraude fiscale reprochée à la société d’investissement Wendel, qui met notamment en cause l'ancien président du Medef Ernest-Antoine Seillière, vient d’être bouclée par les juges. Révélations sur les dessous d'un montage hors norme qui a permis aux cadres de Wendel, selon la justice, d’éluder 110 millions d'euros d’impôts.

Pour déminer ses soucis judiciaires en société, Ernest-Antoine Seillière, 77 ans, se dit atteint d’une « hernie fiscale » (1). Malgré ce trait d’humour, le mal s’aggrave pour le très sarkozyste ancien président du Medef, qui fut pendant vingt ans le tout-puissant chef de la famille Wendel et le patron de la société d’investissement du même nom. Selon nos informations, les juges financiers Serge Tournaire et Guillaume Daïeff ont clôturé le 9 juillet leur enquête pour « fraude fiscale » sur l’intéressement des managers de Wendel. Ce qui ouvre la voie à un renvoi devant le tribunal correctionnel de tout ou partie des seize mis en examen, dont Seillière (président non exécutif à l’époque des faits) et l’ancien patron du groupe, Jean-Bernard Lafonta.

L’enquête judiciaire, à laquelle Mediapart à eu accès, offre une plongée saisissante dans le monde opaque de l’optimisation fiscale. En mai 2007, quatorze managers se sont partagé, selon les calculs du fisc, 317 millions d’euros en actions Wendel, dont l’essentiel pour les dirigeants (80 millions pour Seillière et 117 millions pour Lafonta). Des montants aussi exceptionnels que colossaux, symptomatiques de la fièvre de l’argent qui a saisi Wendel à l’époque (lire les enquêtes de Mediapart ici ou ).

 

Jean-Bernard Lafonta, ancien président du directoire du groupe Wendel
Jean-Bernard Lafonta, ancien président du directoire du groupe Wendel © Reuters
 

Le fisc estime que les bénéficiaires ont éludé 110 millions d’euros d’impôts dus au titre de ce pactole, grâce à un montage aussi complexe que « frauduleux ». D’où les énormes redressements (212 millions avec les pénalités) infligés fin 2010, et les plaintes déposées par Bercy pour « fraude fiscale ». « Tous les éléments recueillis tendent à démontrer que les managers […], pourtant alertés dès le départ sur le risque […], ont sciemment cherché à se soustraire au paiement de l'impôt », confirme le rapport d’enquête de la Brigade financière. Les intéressés se disent innocents et ont contesté leur redressement fiscal en justice.

Si cette affaire est hors norme, c’est aussi parce qu’elle vise les architectes de l’ombre de l’optimisation fiscale, ces virtuoses de la « structuration » grassement rémunérés par les entreprises pour réduire leurs impôts. Les juges ont mis en examen la banque JPMorgan, qui a financé l’opération ; et l’un des meilleurs fiscalistes de la place, l’avocat Pierre-Pascal Bruneau, associé chez Debevoise & Plimpton. Ce cabinet a conçu le montage moyennant 662 000 euros d’honoraires. Debevoise a aussi été payé par Wendel pour « coordonner » la défense des cadres face au fisc, histoire de s’assurer qu’il n’y aurait pas de voix discordantes. Mais l’enquête pénale a fait exploser cette solidarité de façade.

Déjà renvoyé en correctionnelle pour « délit d’initié » dans une autre affaire d’enrichissement personnel, Jean-Bernard Lafonta, surnommé « le Mozart de la finance » du temps de sa splendeur, est le plus sévèrement mis en cause. L’ancien patron de Wendel, écarté en 2009 à la suite de son raid ruineux et illégal sur Saint-Gobain (2), est le seul à avoir écopé d’une double mise en examen, pour « fraude fiscale » et « complicité ». Les juges considèrent qu’il était le commanditaire du montage et qu’il a « par ordre, abus d’autorité ou de pouvoir », poussé ses troupes à y adhérer.

Lafonta a été lâché par plusieurs de ses ex-collaborateurs, qui l’accusent d’avoir défendu ses seuls intérêts. Ils estiment s’être fait imposer ce dispositif fiscal aussi complexe que contraignant, qui s’est révélé au bout du compte financièrement désastreux pour eux. Tandis que les trois dirigeants (Seillière, Lafonta et son adjoint Bernard Gautier) se sont débrouillés pour limiter la casse. Lafonta dément et charge ses accusateurs. Cela promet de l’ambiance lors du futur procès…

Tout commence en 2006. Grâce à un montage baptisé Solfur (3), conçu deux ans plus tôt par Seillière et Lafonta, les cadres vont recevoir pour 324 millions d'euros d’actions Wendel dans une structure ad hoc, la Compagnie de l’Audon (CDA). Il faut trouver le moyen de répartir le magot en payant le moins d’impôts possible. « Dans la culture de leur métier (l’investissement), ils sont visiblement très attentifs aux aspects fiscaux. Il n'était pas étonnant qu'ils essayent la même agilité fiscale pour leur problématique personnelle », a glissé aux policiers le banquier Jean-Baptiste Douin, de JPMorgan.

 

Lafonta est à la manœuvre. Il monte un « groupe projet » composé des directeurs financier, juridique et fiscal, assistés par les fines lames du cabinet Debevoise & Plimpton. La solution naturelle consisterait à dissoudre CDA et à distribuer ses actifs. Mais il en coûterait 32,8 % d’impôts, voire 40 % si le fisc requalifie le gain en salaires (ce qu’il fera en partie). Et il faudrait vendre beaucoup d’actions pour régler la note. Les dirigeants refusent : cela serait interprété par la famille Wendel et les médias comme un manque de confiance envers le groupe, d’autant plus malvenu que le raid sur Saint-Gobain se prépare.

L’imagination est au pouvoir. Les montages sont si complexes et changeants que même les banquiers ont du mal à suivre. « Le délire continue, fais une impression papier sinon tu vas rien comprendre », écrit Jean-Baptiste Douin, de JPMorgan, à son directeur juridique. Réponse de l’intéressé : « Il faut que les élucubrations restent simples et économiquement explicables. S’ils veulent faire peur à nos amis de Londres [le siège européen, qui doit approuver l’opération – ndlr], qu’ils continuent comme ça. »

Un premier montage est élaboré en décembre 2006 par Pierre-Pascal Bruneau, l’associé du cabinet Debevoise. Mais le banquier Jean-Baptiste Douin prend peur. « C’est clairement une opération permettant de transformer une distribution de dividende en plus-value et d'alléger l'imposition pour les managers, écrit-il aux hommes de Wendel. Il faut clairement que les conseils se penchent sur le risque que cela représente en terme de "montage fiscal". »

Le principal danger identifié dès le départ par tous les acteurs est l’« abus de droit ». Cette technique consiste à combiner artificiellement des dispositions qui sont légales séparément, dans le seul but d’échapper à l’impôt. C’est un délit. Et c’est justement ce qui est reproché aujourd’hui à Wendel par la justice.

 

(1) Anecdote rapportée par les journalistes Romain Gubert et Sophie Coignard dans leur excellent livre sur l’histoire et les turpitudes des Wendel : Ces chers cousins, Les Wendel, pouvoirs et secrets, Plon, 300 pages, 19,90 €.
(2) Wendel a acheté les actions Saint-Gobain en cachette, via des produits dérivés, ce qui lui a valu une lourde condamnation de l’Autorité des marchés financiers. Ce raid hostile, réalisé juste avant que le cours de Saint-Gobain ne s’effondre, a mis Wendel à genoux et plombé durablement ses finances.
(3) À la suite d'une plainte de Sophie Boegner, l’une des héritières Wendel, ce montage a fait l’objet d’une information judiciaire pour « abus de biens sociaux ». Wendel a été blanchi dans ce volet de l'affaire Solfur en obtenant un non-lieu, confirmé en appel et en cassation.

« Nous sommes en France et lorsque je fais une plus-value, je paye l'impôt »

Debevoise est donc prié de revoir sa copie. En janvier 2007, un second montage est envoyé à Wendel. La trouvaille ? Les managers ne recevront pas leurs gains en direct, mais via des sociétés civiles, pour bénéficier du « sursis d’imposition ». Il n’y a rien à payer ni à déclarer tout de suite. L’impôt sera du plus tard, lorsque les sociétés ou leurs actifs seront revendus. Avec une taxation à seulement 27 %, au lieu de 32,8 % ou 40 %.

Malgré cette belle performance, le client fait la moue. Vu l’imposition à 27 %, « où est l’intérêt de faire un schéma aussi compliqué ? » demande Lafonta à l'époque. Il a assuré aux juges que cette phrase ne signifiait en rien qu’il voulait alléger la facture. C’est pourtant ce qu’a compris Me Bruneau : « Certains associés, et paradoxalement Jean-Bernard Lafonta, ont mis un certain temps à intégrer le fait qu'il ne s'agissait "que" d'un différé d'imposition », a-t-il dit aux policiers.

Surtout, le second schéma semble toujours aussi risqué : « Si un jour la note de structure doit être produite à l'administration, il me paraît préférable de dissocier ces questions afin que les différentes options proposées et leurs motivations n’apparaissent pas dans le même document », écrit Me Bruneau à Wendel.

Comme l’explique crûment par email un autre avocat du cabinet Debevoise, Gérard Dufrêne, le montage semble ne « pas avoir d'autre objet que de parvenir à ce résultat fiscal ». Du coup, « on ne peut écarter le risque d’abus de droit, même si la probabilité de voir un inspecteur se pencher et comprendre le détail et la portée exacte de ces transactions est plutôt faible ». Parole d’expert, puisque Me Dufrêne est un ancien inspecteur des impôts !

Mais les avocats préfèrent ne pas miser sur l’incompétence du fisc. Ils se remettent au travail. Il faut ajouter de la « substance » au montage pour tenter de le ramener du bon côté de la légalité. En effet, le sursis d’imposition n’a pas été conçu par le législateur pour distribuer un intéressement, mais pour permettre aux entrepreneurs de changer d’activité. Pour que ça ait une chance d'être validé par le fisc, il faut donc que le magot soit bloqué un certain temps, et que les cadres en réinvestissent une bonne partie.

Fin janvier 2007, le schéma quasi final est présenté aux quatorze bénéficiaires lors d’un séminaire organisé dans la très chic station de ski de Méribel. C’est une usine à gaz. Gérard Lamy, l’un des cadres salariés, a expliqué aux juges qu’il s’est publiquement indigné. Il veut recevoir directement ses actions. « Ce n'est pas possible, […] tu devras payer un impôt sur cette plus-value », lui aurait répondu le directeur fiscal de Wendel, Jean-Yves Hemery. « Remets-moi ces actions […]. Nous sommes en France, et lorsque je fais une plus-value, je paye l'impôt sur les plus-values », lui rétorque Lamy.

Selon lui, Lafonta aurait clôturé la discussion ainsi : « Ce schéma est le meilleur possible, il a été validé par les plus grands cabinets de la place et il n'y en a pas d'autre. » « Je n'ai aucun souvenir que Gérard Lamy ait dit cela, a démenti Lafonta devant les juges. Si M. Lamy avait souhaité payer l'impôt, il pouvait parfaitement le faire à partir de 2008. C'est une décision individuelle. »

C’est le premier clash entre les dirigeants et certains cadres salariés. Même s’ils n’en avaient pas forcément conscience, ces derniers avaient intérêt à percevoir leurs gains en cash et à régler le fisc immédiatement (quitte à payer un peu plus), afin de pouvoir disposer du solde à leur guise. Pour les trois dirigeants, c'est l'inverse : comme Wendel est leur « outil de travail », ils peuvent échapper totalement à l’impôt, à condition d’être payés en actions et de les conserver deux ans. C'est plus de 80 millions d’euros d’économie ! Bref, les dirigeants ont tout intérêt à ce que les titres restent en portefeuille.

Jean-Bernard Lafonta est parfaitement conscient de l’enjeu. Le 14 février 2007, il a droit à une consultation personnelle de Debevoise sur les « risques » de l’opération pour lui-même. Me Bruneau lui écrit que des redressements fiscaux restent possibles, et que les cadres concernés pourraient se retourner contre lui pour lui faire payer la note ! Conclusion : la seule façon d’éliminer totalement le risque, c’est d’empêcher les cadres de dissoudre leurs sociétés avant le 31 décembre 2010, date de la prescription fiscale.

En clair, il faut que l’opération reste sous le radar des inspecteurs. Lafonta a reçu le message cinq sur cinq. Dans une note manuscrite saisie en perquisition à son domicile, il écrit qu’il faut bloquer les sociétés des cadres pendant trois ans, « afin d'éviter que des décisions individuelles ne créent un risque fiscal pour les autres ».

Coïncidence : en mars, peu après cette consultation à Lafonta, les contraintes prévues dans la note sont, mot pour mot, imposées aux cadres. La complexe méthode de débouclage cesse d’être présentée comme optionnelle. Et la liquidation du magot, jusque-là possible dès le 1er janvier 2008, est repoussée jusqu’à la date de prescription fiscale. Pour verrouiller l'opération, chaque cadre doit vendre une « golden share », une action donnant droit de veto, à une structure luxembourgeoise contrôlée par JPMorgan. Pour faire passer la pilule, Wendel prétend qu’il s’agit d’une exigence de la banque, ce qui est faux. 

Mais cette fois, les contraintes sont si fortes que la révolte gronde chez plusieurs cadres salariés. Lorsque le nouveau schéma leur est présenté en mars lors d’un séminaire au Luxembourg, « ça a beaucoup râlé », explique un participant aux juges.

L’un des cadres, Yves Moutran, réclame de payer ses impôts immédiatement et au prix fort, c'est à dire à 35 %. Il a même fait appel à un fiscaliste, qui lui a conseillé de n’adopter le montage préconisé par Wendel qu’en dernier recours. Moutran a affirmé aux juges que Lafonta lui a lancé : « C’est irréprochable, donc c’est obligatoire. » Selon lui, le patron de Wendel aurait ajouté que s’il payait ses impôts tout de suite, « chacun des managers sera[it] également contrôlé », ce qui ne poserait « aucun problème » fiscal mais provoquerait « des fuites dans les médias et un lynchage public du groupe Wendel ».

Les cadres rebelles dénoncent des pressions

La plupart des cadres ont affirmé aux juges que le montage leur avait été imposé. « C’était un schéma sur lequel on n’avait rien à dire », a par exemple expliqué le secrétaire général du groupe, Jean-Michel Mangeot. Certains « rebelles » disent même qu’ils ont été menacés de licenciement par Lafonta. À la suite d'un entretien « froid et solennel » avec le boss, un cadre affirme avoir compris que s’il n’acceptait pas, son « avenir dans la société était terminé ». Dans un mail, le directeur fiscal de Wendel a écrit que Lafonta « menaçait de tout arrêter » s’il n’obtenait pas une « solution waterproof pour bloquer » les sociétés des cadres.

L’intéressé assure au contraire que chacun était libre d’accepter ou non le montage. « Je n’ai licencié personne », a-t-il affirmé. Il ajoute, tout comme l’avocat Pierre-Pascal Bruneau, que la golden share visait uniquement à garantir la légalité du montage. Il se trouve que deux cadres, dont l’un est qualifié de « chien fou » par les banquiers, voulaient un montage encore plus agressif à « fiscalité zéro ». Il fallait s’assurer qu’ils « ne procéderaient pas à un dévoiement du schéma initial », a indiqué Me Bruneau.

Il n’empêche, plusieurs cadres prudents exigent une « legal opinion » de Debevoise. C’est-à-dire un document certifiant que tout est légal, et qui engage la responsabilité du cabinet. « S'il ne peut pas la donner, c'est qu'il y a un big big problème », écrit le 13 avril Arnaud Desclèves, le directeur juridique de Wendel.

Debevoise ne donnera pas cette « legal opinion », officiellement parce que Wendel ne le lui a « pas demandé ». Le cabinet fournit tout de même aux cadres, le 10 mai 2007, une « lettre de couverture » dans laquelle il écrit que le montage est sa « recommandation ». La note indique qu’il y a toujours un risque de remise en cause par le fisc, mais que le schéma ne « devrait » pas être contesté, à condition que l’intéressement soit conservé jusqu’à la date de prescription et qu’il soit en partie réinvesti. On a vu garanties plus fermes.

La plupart des cadres ont expliqué avoir été rassurés par la « lettre de couverture » du prestigieux cabinet d’avocats. Tous ont fini par signer, y compris les quelques rebelles. Ils vont s’en mordre les doigts.

Pour donner de la « substance » au montage, le paiement s’est fait de manière complexe : en mai 2007, les cadres ont reçu leur intéressement en liquidités, mais ils devaient aussi acheter des actions Wendel pour le même montant en s’endettant auprès de JPMorgan (4). Mais à cause du raid de Wendel sur Saint-Gobain et de la crise financière de 2008, le cours de l'action Wendel a perdu les trois quarts de sa valeur, passant de 127 euros en 2007 à 30 euros en janvier 2009.

Ils auraient pu s’en sortir en vendant leurs titres. Mais la majorité des bénéficiaires ont expliqué que les dirigeants de Wendel, Lafonta en tête, leur ont interdit de le faire jusqu’à la fin 2008. Était-ce par peur que ces ventes de titres n’attirent l’attention du fisc ? En tout cas, cette interdiction (« lock up ») a été rappelée par écrit dans un mail du secrétaire général, au prétexte que les cadres seraient des « initiés permanents ».

En revanche, Lafonta, Seillière et Gautier se sont apparemment affranchis de cette règle. Selon les calculs de l’ancien directeur juridique Arnaud Desclèves, les trois dirigeants auraient vendu, pendant le lock up, pour 90 millions d’euros d’actions Wendel (dont 59 pour le seul Lafonta), sauvant ainsi une part de leurs gains avant que le titre ne s'effondre. Seillière, qui a conservé l'essentiel de ses titres, a pu attendre tranquillement que l'action remonte – elle cote 118 euros, quasiment son cours de 2007. L'heureux président de Wendel, désormais retraité, a donc perçu au bout du compte une somme proche des 80 millions prévus au départ. 

De leur côté, les cadres salariés ont dû céder leurs titres au rabais, lorsque l’interdiction a été levée. Cet argent et une bonne partie de leurs liquidités ont servi à rembourser leur dette auprès de JPMorgan. Ils ont dû aussi payer des frais financiers et une partie de leurs redressements fiscaux. Résultat : certains se retrouvent ou risquent de se retrouver dans le rouge.

 

Ernest-Antoine Seillière, ancien chef de la famille Wendel et ex-président du conseil de surveillance du groupe.Ernest-Antoine Seillière, ancien chef de la famille Wendel et ex-président du conseil de surveillance du groupe. © Reuters
 

À tel point que Wendel a envisagé, fin 2008, d’indemniser sept cadres en détresse, dont le préjudice a été chiffré à l’époque à 18 millions d’euros par un cabinet mandaté par le groupe. Wendel proposait même de prendre en charge leurs éventuels redressements fiscaux ! Mais les négociations ont capoté. Deux cadres salariés, Arnaud Desclèves et Christine Dutreil (épouse de l’ancien ministre Renaud Dutreil), ont attaqué Wendel au civil pour tenter d’obtenir réparation du préjudice qu’ils disent avoir subi (5). Ils accusent les dirigeants, Lafonta en tête, d’avoir conçu le montage en privilégiant leurs seuls intérêts. D’autres cadres se sont retournés contre la banque JPMorgan.

Pour leurs détracteurs, la mauvaise fortune de certains rebelles vient du fait qu’ils ont trop flambé. Jean-Bernard Lafonta et Pierre Pascal Bruneau estiment en tout cas que les cadres sont responsables. « Je considère que le plus grand nombre n’a pas suivi nos conseils », a taclé l’associé de Debevoise. « Ils ont fait de grandes études. Ils étaient ravis de pouvoir réaliser de fortes plus-values. Mais dès qu'ils ont perdu de l'argent, ils ont cherché un responsable », a ajouté l’avocat de Lafonta, Antonin Lévy, dans les colonnes du Parisien. Le fisc, partie civile dans la procédure, estime lui aussi que les bénéficiaires ont signé en connaissance de cause.

Lafonta et Bruneau, tout comme l’ensemble des cadres de Wendel, assurent qu’ils n’ont jamais eu la volonté de frauder, et que le montage est parfaitement légal. « Je considère que nos conseils étaient non seulement suffisants, mais d’une extrême prudence », insiste Me Bruneau.

Idem pour JPMorgan, qui a validé l’opération à la suite du feu vert donné par son cabinet d’avocats, Bureau Francis Lefebvre. Le banquier Jean-Baptiste Douin estime que Debevoise a œuvré pour ramener Wendel dans le droit chemin : « Dans sa première mouture, l'opération apparaît comme exclusivement fiscale. […] En suivant les recommandations de Debevoise, ils s'éloignent de ce but exclusivement fiscal. »

Quant à Ernest-Antoine Seillière, à l’époque président non exécutif de Wendel et grand manitou de la famille (6), il a assuré aux juges n’avoir suivi l’affaire que de loin. La Brigade financière a confirmé qu’il « n'apparaissait pas comme actif », et qu’il « était rarement destinataire des courriels ».

Vu la technicité du droit fiscal, il est impossible de dire si l’opération sera considérée ou non comme illégale par la justice. Les recours des cadres, qui contestent leurs redressements devant le tribunal administratif, auraient dû être jugés en juillet 2014. Mais l’audience a été reportée à une date indéterminée. La justice semble donc donner la priorité à la procédure pénale.

Pour les hommes de Wendel, l’enjeu financier est énorme. Ils ont jusqu’à présent été obligés de payer l’impôt que le fisc considère comme éludé, soit 110 millions d’euros au total. S’ils gagnent en justice, cet argent leur sera restitué. S’ils perdent, ils devront acquitter les intérêts de retard et les pénalités, soit 101 millions supplémentaires. Sans compter la menace de sanctions pénales, la fraude fiscale étant passible d’un maximum de cinq ans de prison. Reste à savoir lesquels des seize mis en examen seront renvoyés devant un tribunal.

(4) Une minorité des bénéficiaires, dont Ernest-Antoine Seillière, a réussi à négocier une remise en direct de leurs actions Wendel ou un règlement combiné en liquidités et en actions, sans passer par l’endettement auprès de JPMorgan. Les autres devaient réinvestir au minimum 30 % de leurs avoirs en actions Wendel. Mais la majorité des cadres l’ont fait à 100 %, affirmant qu’il s’agissait des consignes données par l’entreprise.
(5) Ils ont perdu en première instance et ont fait appel.
(6) Fondé en 1704 par Jean-Martin Wendel, le groupe est contrôlé à 36 % par les quelque 1 000 héritiers des Wendel, les célèbres maîtres des forges de Lorraine. La société s'est transformée en fonds d'investissement sous la houlette d'Ernest-Antoine Seillière, à la suite de la nationalisation de sa branche sidérurgique en 1978.

 

 

 

Source : http://www.mediapart.fr

 

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