C'est un paradoxe français : le bouillonnement d'initiatives à gauche de la gauche ces dernières années n'a pas trouvé de traduction politique. Tour d'horizon des raisons qui peuvent l'expliquer.
Un écran géant, une foule joyeuse, des chants, des rires. Dans la nuit du 25 au 26 janvier, vers 1 heure du matin, sur l’esplanade de l’université d’Athènes, les électeurs de Syriza fêtent la victoire. Un slogan fuse, repris par toute la foule : "Sy-ri-za, Po-de-mos, Sy-ri-za, Pode- mos !" Quelques Français échangent alors des sourires piteux :
Il y a là le fondateur de Nouvelle donne, Pierre Larrouturou, la députée Isabelle Attard qui a rejoint ce mouvement, ainsi que quelques socialistes frondeurs proches du député Pouria Amirshahi. Ils doivent bien le constater : la France a raté le rendez-vous de cette gauche citoyenne européenne qui émerge.
Il serait injuste de dire qu’il ne s’est rien passé, en France, à gauche de la gauche : depuis les grèves de 1995, ce fut un véritable bouillonnement d’initiatives. L’organisation Attac a la première porté le discours antimondialisation. Des mouvements de terrain ont mobilisé : AC !, le DAL, la Confédération paysanne, Jeudi noir. En 2009 est apparu le Front de gauche, mené par le bouillant sénateur Jean-Luc Mélenchon. En 2010, un vibrant vieillard, Stéphane Hessel, a jeté un pavé, un petit pamphlet qui a fait le tour du monde, "Indignez-vous !" En 2011, les Economistes atterrés ont bousculé ce qu’Alain Minc avait baptisé avec arrogance "le cercle de la raison". En 2013 a fleuri Nouvelle Donne, attelage composite rêvant de faire souffler un vent nouveau sur la gauche.
Beaucoup d’idées, d’initiatives, de tentatives, d’indignations, donc. Mais aucune traduction politique sérieuse, aucun débouché électoral d’importance. En 2011, le rassemblement des "indignés" à la Bastille a moins mobilisé que les menaces sur la direction de Skyrock, sans parler des "apéros Facebook" monstres, très à la mode cette année-là. Dans les urnes, le Front de gauche n’a pas réussi à s’imposer : Mélenchon a fait une percée à l’élection présidentielle de 2012 (11%), mais n’a pas su la transformer. Quant à Nouvelle donne, elle a obtenu moins de 3% aux dernières européennes.
Ce contraste entre le bouillonnement des idées et la tiédeur de la mobilisation est pour beaucoup un mystère. Une seule cause ne saurait expliquer, seule, l’absence de Podemos français : c’est une combinaison d’obstacles, institutionnels, culturels, politiques, qui en est à l’origine.
Commençons par l’argument le plus courant mais le plus fragile : la gauche radicale n’aurait pas d’espace pour se développer, parce qu’un parti populiste, le FN, occuperait le terrain "protestataire".
De fait, beaucoup de Français dégoûtés par l’offre politique traditionnelle, notamment dans les classes populaires, se tournent vers le parti d’extrême droite. La gauche citoyenne ou radicale n’a pas su, elle, trouver de discours mobilisateur dans ces catégories. Eddy Fougier, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques, explique :
La gauche "indignée", avec son discours antimondialisation et écologiste, ne parvient pas à attirer les primo-votants et les non-politisés. Beaucoup sont en revanche attirés par l’approche nationaliste du FN : autorité, sécurité, fermeté face à l’immigration, sortie de l’euro.
Mais l’argument d’un FN qui bloquerait l’émergence d’une gauche "dure" est discutable. Comme le remarque le politologue Fabien Escalona, enseignant à Sciences-Po Grenoble, les vraies marges de progression des "indignés" se situent dans l’électorat de la gauche classique. En Grèce, ce sont les anciens électeurs du Pasok qui ont voté Syriza ; en Espagne, Podemos a fait le plein des voix chez les déçus du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Dans une interview à retrouver sur le site de "l’Obs", il constate :
Cofondatrice d’Attac, Susan George, va plus loin ; elle juge que les succès du Front national renforcent les chances de la gauche radicale :
C’est le premier argument avancé par Fabien Escalona :
Mais ce constat ne peut tout expliquer : même dans le cas où la proportionnelle existe (les régionales, les européennes), cette gauche n’a pas fait de miracles.
Troisième explication : l’austérité a été moins rude en France. Pierre Larrouturou, qui aime les images, résume la situation ainsi :
Les Grecs, les Espagnols ont été jetés dans l’eau bouillante. La France, elle, n’a pas connu 25% de chômage ou les expulsions de locataires en masse. Aucun fonctionnaire n’a vu son salaire amputé d’un tiers. Les coupes budgétaires ont été contenues, et le système social a joué les amortisseurs. Il n’y a donc eu dans les rues aucun mouvement massif d’"indignés". Les plus grandes manifestations ont concerné l’aménagement du système de retraite, mais Nicolas Sarkozy a réussi à les surmonter en faisant le gros dos : le mouvement s’est s’éteint de lui-même. L'eau se réchauffe doucement.
La charte d’Amiens de 1906 de la CGT, inspirée des idées anarcho-syndicalistes, continue à hanter le mouvement social français : elle a posé le principe qu’il fallait se garder de mélanger militantisme syndical et activités politiques partisanes. En 2011, les "indignés" français repoussaient ainsi les militants du Front de Gauche venus les courtiser : pas de récupération, camarade... Pour Pierre Larrouturou, c’est un piège plus sérieux qu’on ne le croit :
Autre facteur de blocage, l’histoire politique de l’extrême gauche française. "Dans quel autre pays rencontre-t-on trois variétés de trotskisme ?" s’interroge ainsi avec dépit Susan George, qui fait appel à un concept freudien :
Dans ce contexte politique très chargé, les mouvements citoyens ont bien du mal à émerger. Et les héritiers de cette extrême gauche politique, NPA ou Front de gauche, n’ont pas la légitimité des mouvements hors système que sont Syriza ou Podemos. Le PCF et les petits partis qui se sont construits en opposition à ce dernier, tout en cultivant la joyeuse tradition des scissions groupusculaires, ne fournissent pas les meilleurs ingrédients pour faire monter une mayonnaise…
Les médias n’aiment pas la nouveauté, et les mouvements sociaux ont du mal à exister sur les écrans ou sur les ondes sans passer par des actions chocs. Nouvelle donne a ainsi réuni 550.000 électeurs aux européennes, mais n’a pas eu droit à une minute d’interview sur RTL ou sur France 2… Le problème, déplore Pierre Larrouturou, c’est que "ceux qui sont visibles ne sont pas assez crédibles ou convaincants".
Pascal Riché