" Phil noir et blues… et fin" Charb fort never (fin de chronique après Charlie) Par Philippe Corcuff
Reçue par mail
La clôture d’une chronique entamée avec Charb en septembre 2005 sur le site Le Zèbre, cinq mois après l’horreur, avec les récupérations et la question de l’islamophobie, sous la double égide d’une ballade de Simon and Garfunkel et d’un polar de Craig Johnson…
"Charb fort never", site Le Zèbre, 16 juin 2015, http://lezebre.info/phil-noir-blues-fin/
Commencer par une ballade post-adolescente de Simon and Garfunkel, cela mélancolise notre apprivoisement de l’obscurité amicale et politique. Cela pourra au moins faire réagir une fois de plus Luz quant à mes goûts musicaux « de chiottes » ! Au début, il était difficile de parler. « Si j’avais pu articuler les mots, si mes lèvres avaient pu bouger et si ma langue y avait consenti »… Pour dire quoi, comment formuler sa stupeur, la boule sèche dans la gorge devant l’inacceptable. Alors on a marché, en se tenant chaud, avec quelques pancartes en guise de boussoles : « Je suis Charlie, je suis juif, je suis musulman… », en prenant soin pour ceux qui s’accompagnaient d’écritures de ne pas dissocier la défense de la liberté d’expression de valeurs multiculturelles. C’était triste et beau. Toutefois il paraît que nous n’étions, sans le savoir, qu’une horde de racistes en rut. En tout cas, c’est la thèse très médiatisée par la suite d’un de ces intellos qui inondent périodiquement le cirque médiatique de ses retournements, de ses paradoxes et autres provocations. C’est bon pour le buzz, coco ! Du coté des z’élites, les foules son fréquemment mues par de « bas instincts » et menées par le bout du nez au service de ceux d’en haut.
Pour certains d’entre nous tout du moins, nous ne cherchions maladroitement qu’à nous coltiner nos démons aux côtés d’autres qui semblaient aussi perturbés que nous. Un peu comme le shérif Walt Longmire du Wyoming, le personnage récurrent des romans policiers de Craig Johnson. Les figures du Mal qui ont installé le temps d’un événement le sentiment du tragique dans nos vies sont, comme dans ce polar, si proches de nous, à la fois familières et d’autant plus effrayantes. Johnson met d’ailleurs en exergue de Tous les démons sont ici un bref passage de La Tempête de Shakespeare :
« L’enfer est vide
Et tous les démons sont ici. »
Pas d’enfer ailleurs, mais des démons issus de notre monde ! De grands et de petits démons : tous les démons sont ici. Les assassins d’abord, qui ont tué des dessinateurs de presse et des journalistes parce qu’ils disaient des choses qui ne leur plaisaient pas, qui ont tué des individus parce que supposés juifs au nom d’un fondamentalisme islamiste. Les conspirationnistes et les antisémites habituels qui ont rapidement inondé la Toile. Ceux qui ont dégradé des mosquées et ont augmenté un peu plus le niveau de stigmatisation des musulmans. Les chefs d’État indignes qui se sont pavanés devant la manifestation parisienne. François Hollande et Manuel Valls qui ont organisé le rapt politicien, étatiste et nationaliste (je n’en avais rien à foutre de « l’union nationale » en marchant !) des émotions ordinaires pour quelques points éphémères dans des côtes de popularité. Ils ont ensuite réussi à tirer d’un élan collectif pour la liberté d’expression une loi restreignant cette liberté sur internet et instaurant une surveillance généralisée. Avoue, l’ami, tu n’as jamais apprécié ces têtes de nœuds de « sociaux traîtres » ! Les figures de la gauche radicale qui ont craché sur les manifestants, en mettant une fois de plus en évidence que leur amour d’un « Peuple » abstrait s’accompagnait souvent de mépris pour les gens ordinaires. Les autorités scolaires qui ont dénoncé des enfants à la police parce que Charlie-déviants. Les personnalités médiatiques qui en ont profité pour enfoncer le clou de l’amalgame entre islam et islamisme : les Alain Finkielkraut, Caroline Fourest, Philippe Val… Notre Philippe est ainsi devenu un vieux réac ronchon vantant la raison d’État contre ce « traître » d’Edward Snowden ainsi que la valeur « culturellement » élevée de l’argent. Tu ne l’aimais déjà pas avant, mais ça ne se serait pas arrangé ! Une fois les manifestants et leurs pancartes multiculturelles oubliés, les politiciens d’extrême droite, de droite (Sarkozy en grande forme dans la puanteur électoraliste : ça t’aurait inspiré des dessins cinglants !) et même de gauche qui en ont rajouté dans l’identitarisme anti-musulmans : le voile à l’université, les repas sans porc dans les cantines scolaires, les jupes longues dans les collèges et les lycées…
« Hello darkness, my old friend »…Pourtant, à travers quelques conférences ici et là, je rencontre des personnes encore profondément touchées par le tragique de l’événement, qui ne se reconnaissent pas dans ce tintouin et qui ne comprennent pas que l’on soit si vite passé à autre chose avec l’incessant zapping journalistique. Leurs émotions n’existent pas vraiment pour les éditorialistes et les journalistes politiques qui ne s’intéressent qu’à la politique par le haut ou aux polémiques écrasant les nuances au profit de polarisations manichéennes mieux vendables. Et puis n’est-ce pas incongru pour des journalistes de faire des enquêtes parmi des personnes ordinaires ? Pourtant ces visages du quotidien t’auraient intéressé. Dans tes Maurice et Patapon, tu croquais leurs défauts de manière tendre.
Islamophobie ?
Ensuite est venue la sortie de ton livre posthume Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes (Les Échappés, avril 2015). Il a malheureusement été lu à travers le filtre des polarisations imbéciles antérieurement stabilisées. Pour certains, c’était un argument décisif pour éliminer la lutte contre le racisme anti-musulmans des agendas militants. Pour d’autres, c’était la confirmation du prétendu racisme de Charlie Hebdo. Rien de nouveau sous le soleil ! Le contenu de ton livre aurait été autre que les codes de sa réception auraient pu être analogues.
Pourtant ton livre est clairement antiraciste, et cela dès le titre. « Lutter contre le racisme, c’est lutter contre tous les racismes », ajoutes-tu (p.11), en écorchant en particulier « la politique discriminatoire de l’État sarkozyste » (p.81). C’est d’abord le découpage du racisme en différents combats trop séparés qui t’inquiète. Il y aurait le risque également que le mot « islamophobie » ne conduise à confondre le racisme anti-musulmans, que tu reconnais (« Un racisme dont sont victimes des populations d’origine musulmane, oui », p.75), et la légitime critique de l’islam comme de toute religion, car « les textes « sacrés » ne sont sacrés que pour ceux qui y croient » (p.19). C’est le cas du Coran comme de la Thora, du Nouveau Testament…ou du Manifeste du Parti communiste pour les « croyants » marxistes (là je taquine ta fibre communiste !). C’est pourquoi le terme « musulmanophobie » aurait pu avoir ta préférence (p.7).
Dans le livre, tu pointes aussi assez justement des travers chez certains de ceux qui mettent en avant la lutte contre l’islamophobie. En premier lieu, tu décèles un paternalisme para-colonial, tout à la fois essentialiste et misérabiliste, parmi quelques défenseurs des musulmans invitant à être sensible à leur supposée « susceptibilité » particulière vis-à-vis du registre humoristique :
« En vertu de quelle théorie tordue l’humour serait-il moins compatible avec l’islam qu’avec n’importe quelle religion ? Dire que l’islam n’est pas compatible avec l’humour est aussi absurde que prétendre que l’islam n’est pas compatible avec la démocratie ou avec la laïcité…(…) Il est temps d’en finir avec ce paternalisme dégueulasse de l’intellectuel bourgeois blanc « de gauche » qui cherche à exister auprès de « pauvres malheureux sous-éduqués » » (pp.38-39)
D’autre part, quelques-uns semblent nier les singularités individuelles faites d’une pluralité d’expériences et d’appartenances collectives, en tendant à faire de chaque musulman un « prisonnier » de son « identité musulmane » ; les musulmans ne pouvant « réfléchir autrement qu’en tant que musulmans » (p.34). Cela te conduit à rejeter la notion d’islamophobie.
Si je partage certaines de tes critiques, je ne te suis pas sur la conclusion. Certes, le mot « islamophobie » n’est peut-être pas dans l’abstrait le meilleur mot pour dire le racisme anti-musulmans, mais comme le mot « antisémitisme » (en se référant aux « sémites ») n’est pas le meilleur mot pour dire le racisme anti-juifs. Cependant ce sont les mots qui se sont imposés dans les luttes concrètes contre ces racismes. Et le fait que des fondamentalistes islamistes utilisent le mot islamophobie ou que des partisans de la politique coloniale et répressive de l’État d’Israël utilisent le mot antisémitisme ne les invalident pas pour autant. La plupart des mots révèlent une certaine ambiguïté et des usages plus ou moins diversifiés. Par ailleurs, il y a à la fois des intersections et des spécificités entre les différents racismes, comme le racisme anti-juifs, le racisme anti-musulmans ou le racisme anti-roms, justifiant l’emploi de mots spécifiques, complémentaires d’un cadre commun. L’après-attentats a d’ailleurs particulièrement mis en évidence la pertinence de la composante islamophobe des racismes dans la France d’aujourd’hui. Il n’est pas, non plus, si simple de refaire converger les luttes antiracistes dans un espace partagé, alors que nous connaissons depuis plusieurs années une concurrence des antiracismes, en particulier entre le combat contre l’antisémitisme et celui contre l’islamophobie. Il faudrait donc partir des spécificités pour mieux réussir à faire converger.
Ce n’est pas la première fois que nous avons des divergences. Tu ne comprenais pas bien, par exemple, ma distance à l’égard du PCF. Mais nous aurions pu noyer nos différences, une fois de plus, dans quelques verres de mojitos au stand cubain de la Fête de l’Huma ! Bon, il va quand même falloir clore cette chronique commune qui n’en est plus une…« Hello darkness, my old friend »…mais sans se priver pour autant de rire de nos fragilités communes. Car, gars ordinaire, tu ne t’es jamais pris pour un super-héros panthéonisable. C’est pourquoi, entre autres, je t’aime Charb.
Philippe Corcuff