De notre envoyée spéciale au Guatemala. - Sur l’immense place de la Constitution de la capitale guatémaltèque, chaque manifestant est venu avec sa pancarte improvisée. « C’est tellement rare de manifester ici qu’il faut bien le faire », sourit Ruth Ibarra, une femme d’une quarantaine d’années, un morceau de carton dans les mains sur lequel elle a dessiné une caricature d’Otto Pérez Molina, le président de la République, soulignée de la mention « #RenunciaYa » (« #DémissionneMaintenant »). « On veut qu’il parte, lui et tous ces politiciens corrompus, on en a marre, le Guatemala mérite mieux. »
Autour d’elle, les manifestants, armés de tambours et de sifflets, scandent des chants de guerre : « Otto Pérez de mes deux, tu vas aller à la poubelle ! » Depuis la mi-avril, « il se passe quelque chose au Guatemala », comme le dit Dina Fernandez, journaliste et directrice du site d’information Soy502. Les principales villes du pays voient en effet défiler chaque samedi des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de manifestants, indignés par la corruption endémique et qui exigent la démission du président.
« En 20 ans de carrière, j’ai vu passer des milliers de scandales, des pillages, des assassinats, le tout dans l’indifférence totale des gens. Il ne se passait jamais rien. Et là, l’étincelle a pris et les gens se sont dit “ce scandale, il ne passera pas” », explique la journaliste.
L’ampleur des manifestations est à l’image de la gravité de l’affaire révélée le 16 avril dernier par la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), une entité créée en 2006 par l’ONU pour lutter contre le crime organisé, accompagner et renforcer le système juridique national. Ce scandale, c’est celui de La Línea (La Ligne), un gigantesque réseau de détournement de taxes douanières, orchestré par des hauts fonctionnaires du Trésor public et des proches du gouvernement depuis au moins un an. Au total, 21 personnes ont été arrêtées, accusées d’avoir mis sur pied un ingénieux système parallèle d’encaissement des taxes douanières dans les principaux ports du pays.
Par le biais de ce système, lorsqu’un container entrait au Guatemala, les Douanes ne taxaient que 40 % des marchandises, 30 % servaient à soudoyer les fonctionnaires et les 30 % restants allaient dans les poches des chefs de l’organisation criminelle. Durant un an, celle-ci aurait empoché jusqu’à 232 millions de dollars par semaine. Les écoutes téléphoniques réalisées par la CICIG ont révélé que La Línea était dirigée par Juan Carlos Monzón, le secrétaire particulier de la vice-présidente du Guatemala, Roxana Baldetti. Cet ancien militaire, expulsé de l’armée pour mauvaise conduite, s’était reconverti dans le vol de voitures avant d’intégrer le Parti patriote du président Otto Pérez Molina, lui-même ancien militaire à la retraite et fortement soupçonné d’avoir tenté de fomenter plusieurs coups d’État.
Juan Carlos Monzón, l’instigateur de La Línea, est désormais en fuite, introuvable depuis la révélation du scandale. Le quotidien El Periódico a enquêté sur la fortune de Monzón : en trois ans, le secrétaire particulier de Roxana Baldetti a acheté plusieurs maisons luxueuses, un patrimoine estimé à 2,2 millions de dollars, tandis que celui de la vice-présidente est, lui, estimé à 13,4 millions de dollars. Dans un pays où plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et près d’un tiers sont en situation d’extrême pauvreté, les images de ses propriétés luxueuses, de son hélicoptère privé ou encore de son avion sont devenues le symbole de cette classe politique cynique et corrompue.
Face à la pression de la rue, le président Pérez Molina a poussé sa vice-présidente à la démission, le 8 mai dernier. Roxana Baldetti est en effet fortement soupçonnée d’être à l’origine du réseau de détournement de taxes douanières. En plein scandale de corruption, les Guatémaltèques ont appris que le Trésor public a enregistré un déficit de plus de 22 millions de dollars. Une situation budgétaire dont pâtissent des services publics, déjà peu efficaces.
« Le système de santé publique est totalement déficient, observe le sociologue Luis Fernando Mack, sociologue à la Faculté latino-américaine des sciences sociales (FLASCO) du Guatemala. Les conditions sont très précaires, il n’y a pas de médicaments, il y a des coupures d’électricité en plein milieu d’une opération car l’hôpital n’a pas pu payer la facture. » L’éducation nationale est elle aussi dans « un état déplorable », dénonce Juan Pérez, un instituteur venu manifester le 30 mai dernier. « Il y a parfois des jours sans nourriture pour les élèves, on manque de cahiers, de stylos, de tout ! » Le taux de réussite scolaire est le plus bas depuis 10 ans, tandis que les images d’écoles inondées ou qui s’effondrent sont devenues monnaie courante à la télévision.
« C’est le gouvernement le plus corrompu de toute l’histoire du pays, sans aucun doute, déplore Óscar Vásquez, secrétaire général d’Acción Ciudadana, une ONG qui lutte contre la corruption au Guatemala depuis près de 20 ans. Ils font énormément de mal aux institutions, ils ont pratiquement capturé l’État. Et il va falloir pratiquement reconstruire tout le pays après ce gouvernement. » Le Guatemala, au 115e rang sur 175 du classement mondial de l'ONG Transparency International sur la perception de la corruption, est pourtant coutumier des scandales de corruption. « Mais c’est la première fois au Guatemala qu’on arrive à faire bouger le système pour emprisonner des corrompus », insiste Óscar Vásquez.
Le 20 mai, la CICIG a révélé à la presse un nouveau scandale : plusieurs hauts fonctionnaires de l’Institut guatémaltèque de sécurité sociale (IGSS) ont signé un contrat illégal avec PISA, une entreprise censée se charger des dialyses péritonéales chez les malades du rein. Pour être autorisée à travailler dans les hôpitaux, l’entreprise a soudoyé les hauts fonctionnaires de la sécurité sociale en leur offrant l’équivalent de 16 % des 15 millions de dollars qu’a coûté le contrat. Or, PISA n’était pas spécialisée dans ce genre de dialyse, et depuis la signature de ce contrat, l’ONG Acción Ciudadana déplore 16 décès et des centaines de malades.
« Une catharsis collective de ras-le-bol »
Face à ce déluge de scandales, la jeunesse guatémaltèque issue de la classe moyenne et aisée s’est rapidement emparée des réseaux sociaux pour mobiliser le pays. « Cette génération n’a plus peur, car elle n’a connu ni la guerre civile, ni les régimes militaires sanglants », analyse Juan Francisco Soto, directeur du Centre d’action légale pour les droits de l'homme (CALDH) au Guatemala. Le conflit armé, qui a opposé, de 1960 à 1996, les guérillas de gauche au gouvernement, a fait 200 000 morts, 50 000 disparus et un million de déplacés.
C’est aussi la première fois que la société guatémaltèque manifeste pour la même cause, dans un pays très polarisé, entre « indigènes » et « ladinos » (les métis), urbains et ruraux, riches et pauvres. Dans les manifestations, les familles et les quinquagénaires côtoient les étudiants des universités publiques, mais aussi privées. Les organisations paysannes et indigènes se sont également solidarisées avec le « #RenunciaYa » (#DémissionneMaintenant) des protestataires. « Et la particularité de ce mouvement, qui n’est pas politisé, c’est qu’il n’a pas de leader », observe Gabriela Barrera, journaliste de Soy502. Sur la place de la Constitution, lors des manifestations hebdomadaires, personne en effet ne prend la parole. Seul rituel : chanter l’hymne national, les pancartes dénonçant la corruption levées vers le ciel. « C’est une catharsis collective de ras-le-bol », conclut la journaliste.
Dans une société divisée à l’extrême comme l’est la société guatémaltèque, la même exigence est dans la bouche de tous les manifestants : réformer la politique. « Tout doit être réformé au Guatemala, mais le plus urgent, c’est la loi électorale », analyse Edgar Gutiérrez, politologue de l’université publique San Carlos, et directeur de l’Institut des problèmes nationaux. Pour beaucoup d’observateurs, la question de la représentativité des partis politiques est le problème fondamental. « Les partis sont gérés comme des entreprises, on les appelle les “partis-franchises”, car ils achètent la franchise locale d’un parti, qu’ils devront rembourser par la suite, en vendant des lois aux entreprises, via la corruption », observe le chercheur. L’université publique de San Carlos a donc proposé un projet de réforme de la loi électorale, pour favoriser les candidatures indépendantes, grâce aux comités civiques, mais surtout, en finir avec le système clientéliste et le financement privé des partis.
À trois mois des élections présidentielles (prévues en septembre et octobre 2015), les routes du Guatemala sont toutes envahies par de gigantesques affiches de campagne. Des troncs d’arbres ou des rochers sont peints aux couleurs de tel parti, des maisons décorées aux teintes de son adversaire, les photos ou les slogans des candidats envahissent les bordures des rues, empêchant parfois de lire les panneaux de signalisation. « Les partis politiques ont envahi l’espace public, dénonce Luis Fernando Mack. À chaque élection, ils laissent une trace néfaste qui prend des années à disparaître. »
Ces témoignages muets de tous les abus commis par la classe politique ont paradoxalement donné naissance à un mouvement original. Depuis plusieurs semaines, des Guatémaltèques se donnent rendez-vous au petit matin, armés de pots de peinture et de pinceaux. L’objectif est simple : recouvrir de blanc ou de dessins la « pollution visuelle générée par cette propagande politique », comme l’explique María Delfina Tai. Cette jeune femme d’une trentaine d’années a manifesté pour la première fois de sa vie le mois dernier et a décidé de se joindre au mouvement Limpia Guate (« Nettoie le Guatemala ») : « C’est une pollution visuelle insupportable, ils imposent leurs slogans, il faut dépolluer tout ça ! » lance-t-elle, un pinceau à la main, sur le terre-plein central d’une gigantesque avenue, à quelques centaines de mètres de l’ambassade des États-Unis.
L’ambassade des États-Unis est justement un acteur essentiel dans cette crise politique. Fait étonnant pour le corps diplomatique, l’ambassadeur américain n’hésite pas, depuis plusieurs mois, à hausser le ton pour dénoncer publiquement la corruption endémique au Guatemala. Mais l’interventionnisme du grand frère nord-américain s’est surtout fait sentir lorsque le président Pérez Molina a émis l’idée, début 2015, de refuser le renouvellement du mandat de la CICIG, financée principalement par les États-Unis et qui est rapidement devenue les yeux et les oreilles des Américains.
Or, pour ces derniers, le Triangle Nord est, pour des raisons stratégiques et de sécurité nationale, une priorité dans la politique internationale américaine. Les trois principaux démons du Guatemala, du Salvador et du Honduras – les maras (bandes de délinquants), le narcotrafic et l’immigration – sont devenus des enjeux de politique intérieure aux États-Unis, notamment l’an dernier lors de la crise humanitaire des enfants migrants.
Dans ce contexte, l’existence d’un gigantesque réseau de détournement de taxes douanières aux portes de l’Amérique du Nord n’est pas pour rassurer une administration Obama inquiète par ce qui pourrait transiter par sa frontière sud. « On sait que le narcotrafic a bénéficié des services de La Línea », souligne Stéphanie Lopez, politologue à l’Institut centre-américain d’études politiques (INCEP), « et les États-Unis ne peuvent pas se permettre d’avoir un voisin qui, à travers ses propres douanes, laisse passer n’importe quel type de matériel ou de substances ».
Pour la première fois de l’histoire du Guatemala, les intérêts américains vont de pair avec les exigences de la société civile guatémaltèque, mais de là à penser que le président Pérez Molina pourrait réellement démissionner ? « L’objectif des États-Unis est d’oxygéner le système politique guatémaltèque, pour le réformer, pas de créer de l’instabilité », analyse Stéphanie Lopez. Le 10 juin, la Cour suprême a pourtant demandé au Congrès d’évaluer la possibilité de retirer au président Pérez Molina son immunité, suite à la requête d’un député. Une décision que personne n’attendait, étant donné l’identité des membres de la Cour suprême, tous nommés par le pouvoir politique. « Plus personne ne semble prêt à risquer sa carrière politique » pour défendre l’indéfendable, écrivaient les journalistes de Soy502 dans un éditorial. « On dirait que le “Game Over” est arrivé pour Pérez Molina. »
Source : http://www.mediapart.fr