Mercredi 17 Juin 2015 à 5:00
« Il est en scooter, il ne va pas tarder. » Lundi 15 mai, à 18 heures, dans la petite salle du Centre International de culture populaire (CICP) dans le 11e arrondissement de Paris, Olivier Besancenot est annoncé avec dix minutes de retard : sa poste est en grève. Un coup de vent plus tard, il rapplique : présent ce soir-là, l’économiste Thomas Coutrot, d’Attac, l’intercepte au vol et l’embarque pour le photographier sur l’une des fameuses chaises fauchées à la banque HSBC « pour rembourser le manque à gagner de l’évasion fiscale », explique-t-il. Puis, micro en main, Besancenot tacle tour à tour Mélenchon, « qui cherche en Allemagne des survivances bismarckiennes », et la « marinière » de Montebourg. A ses côtés, l'économiste Thomas Piketty reste stoïque : est-il bien à sa place dans ces locaux tapissés de stickers antifas, d’autocollants révolutionnaires et de journaux trotskystes ?
Convié au débat sur « le capital » du collectif Pour l'émancipation, proche du NPA, Piketty est arrivé sans le perfecto de l’anticapitaliste type. Son contradicteur pour la soirée, Besancenot a d'ailleurs ironisé à l’entame : « Il ne sortira pas d’ici marxiste, anticapitaliste et révolutionnaire. Enfin, on verra. » « Je ne m’intéresse pas seulement au grand soir, mais au jour d’après », crachote en réponse au micro l'auteur du Capital au XXIe siècle. La sentence résonne dans les travées de ce petit repère de militants de la gauche révolutionnaire, et les visages deviennent curieux. Idéologiquement parlant, la vedette du soir est isolée. Mais, ce lundi, l’économiste en surprend tout de même plus d’un avec ses sorties lapidaires : « Le capitalisme d’aujourd’hui ressemble au capitalisme exacerbé de la fin du XIXème siècle. »
Piketty porterait-il une nouvelle casquette ? Le mariage Besancenot-Piketty semblait pourtant voué à sa perte avant même de pouvoir être célébré. L’un, militant marxiste, cause de « lutte des classes ». L’autre, statisticien, parle de « lutte des déciles ». Le premier rêve d’insurrection populaire, le second espère réformer par la fiscalité. Devant l’audience, le chef de file du NPA lui reproche par conséquent de « considérer le capital comme un amas de choses, et non comme un rapport social de domination » — bref, de ne pas être marxiste. Et au bout, le professeur le confesse : son programme n’est « pas révolutionnaire ».
De toutes façons, depuis la parution de son best-seller économique, la gauche critique n’en finit plus de clouer Thomas Piketty au pilori du « réformisme », une insulte pour elle. A force d’entrevoir l’impôt comme solution — même temporaire — aux inégalités fabriquées par le capitalisme, Piketty occulterait l’oppression exercée par le capital sur les salariés. Dans l’émission Ce soir ou jamais, Frédéric Lordon lui avait passé le même savon. Et ainsi de Besancenot : « Le capital, c’est aussi de la spoliation », lui rétorque l’ancien candidat à la présidentielle, « il faut parler du burn out, de ces salariés qui pètent les plombs ».
Et pourtant, les travaux de Piketty ont cet avantage majeur d'être exploitables par tout le spectre de la gauche, jusqu'à cet gauche radicale qui se gargarise de ne pas se compromettre dans la réforme, son ouvrage proposant des chiffres, analyses et solutions clefs en main à qui veut bien les prendre. Et, mitraillé ce soir par les questions des militants, Piketty reprend les mots et les objets de ses contradicteurs : oui, la propriété exerce une « violence » et un « rapport social de domination ». Mais, à sa proposition d’augmenter les droits de vote des salariés sur les orientations de l’entreprise, on lui rétorque « autogestion », « rupture avec l’économie de profits ». Les craquelures laissent place aux fractures. Tandis que la salle se vide, Olivier Besancenot, content du débat, confie finalement : « Ce n’est pas un anticapitaliste qui a écrit ce livre. Mais ce qui nous unit, c’est l’envie de discuter du capital, même si on sait ce qui nous sépare... » Et ce qui les sépare, ce n'est pas simplement leur rapport au capitalisme, c'est aussi la manière de faire accéder leurs idées pouvoir.
Source : http://www.marianne.net