Plus qu’une entreprise, c’est un cas d’école. L’histoire de Vivarte, ancien fleuron tricolore de l’habillement qui vient d’annoncer un gigantesque plan social, permet de comprendre comment les financiers mettent à sac une entreprise. En quinze ans, fonds vautours et banquiers ont amassé une fortune sur le dos de Vivarte. Pendant ce temps, les 20 000 salariés travaillent dans des conditions déplorables. Les contribuables trinquent, eux aussi, sans le savoir…
La diversion a fait merveille. Le 7 avril, la direction du groupe d’habillement Vivarte (La Halle, André, Kookaï, Naf-Naf…) annonce publiquement la suppression de 1 600 postes, ainsi que la fermeture de quelque 200 magasins. Voilà qui aurait dû faire la une des journaux pendant des jours… Mais cette information a été très rapidement supplantée par un autre « scoop », autrement plus croustillant. Le «Parisien» affirme deux jours plus tard que Marc Lelandais, ancien PDG de Vivarte mis sur la touche à la fin de l’année dernière par les nouveaux actionnaires du groupe, aurait perçu plus de 3 millions d’euros en guise de chèque de départ.
Dans son enquête, le « Parisien » cite des documents internes de Vivarte pour justifier ses chiffres. Ces documents ne sont pas tombés du ciel. Ils ont été envoyés par mail à plusieurs journaux français début avril. L’origine de cet envoi ne fait guère de doute : «Il s’agit vraisemblablement d’une manip’ des nouveaux actionnaires de Vivarte, explique sous couvert d’anonymat l’un des journalistes destinataires. En gros, l’idée était d’accabler l’ancien PDG du groupe, pour mieux détourner l’attention. » L’opération a parfaitement réussi. Marc Lelandais, patron « trop gourmand », s’est retrouvé sous le feu des projecteurs. Mais qui s’est intéressé, dans la presse, au profil des nouveaux propriétaires du groupe, les fonds anglo-saxons Oaktree, Alcentra, Babson et Golden Tree ? Ce sont pourtant eux qui font la pluie et le beau temps chez Vivarte depuis l’été 2014, eux qui ont décidé la gigantesque casse sociale qui se prépare.
Les sales méthodes des fonds vautours
Ce type d’actionnaires traîne dans son sillage une réputation sulfureuse. Les médias les surnomment parfois « fonds vautours », quand les professionnels de la finance préfèrent l’appellation anglo-saxonne plus neutre de « fonds distressed » (comme « distressed debt », c’est-à-dire dette dépréciée). Ces prédateurs sont spécialisés dans le rachat de dette d’entreprises en difficultés, une activité juteuse dès lors que l’on dispose d’une mise de départ conséquente. L’objectif est simple. Ils repèrent une entreprise potentiellement rentable mais dont l’endettement menace le bon fonctionnement, et rachètent sa dette à bas prix. Ensuite, ils s’invitent à la table des négociations aux côtés des autres créanciers. Objectif : convertir leurs créances en capital de l’entreprise (c’est-à-dire abandonner une partie de leur créances contre des actions de la société), afin d’en prendre le contrôle, et revendre leur participation au prix fort quelques années plus tard…
Le PDG d’une grosse boite française, qui a eu affaire à l’un de ces fonds il y a quelques années, décrit le mécanisme de l’intérieur : « En général, ils opèrent dans l’ombre. Un beau matin, j’ai découvert que l’une de mes banques avait revendu une partie de la dette de mon groupe à un fonds vautour. Elle l’avait cédée en « sous participation », une technique qui permet à l’acheteur de demeurer masqué. Une fois que les fonds vautours ont racheté suffisamment de dette pour être en position de force, ils exigent de la direction de l’entreprise le remboursement total des créances. Comme l’entreprise n’a généralement pas les moyens de le faire, elle est contrainte d’accepter la conversion de la dette en capital. » Dès qu’ils ont pris les rênes de l’entreprise, les fonds vautours s’emploient à faire remonter du cash, par tous les moyens. « Une grosse entreprise, même endettée, dispose toujours d’actifs, souligne le PDG. Cela peut être des brevets, de mètres carrés de magasins, n’importe quoi. S’il faut revendre l’entreprise par morceaux et licencier 1 000 personnes, ils le feront. Ces gens là ne savent faire qu’une seule chose : compter. Et ils rentrent toujours dans leurs frais… »
250 000 euros de jetons de présence
Il suffit de consulter les comptes annuels de quelques uns de ces fonds vautours pour juger de leur excellente santé financière. Le fonds Oaktree, créé en 1995 à Los Angeles (Etats-Unis), est l’un des principaux actionnaires de Vivarte. Ce monstre gère à lui seul 84 milliards d’euros d’actifs à travers le monde, pour le compte de divers clients : fonds de pension, compagnies d’assurance, fondations, fonds souverains, etc. Son portefeuille d’investissements est varié : émissions obligataires à haut rendement (dette émise par des entreprises en difficultés, dont le taux d’intérêt est très élevé), trading de matière première (pétrole, gaz, etc.), immobilier. En 2014, Oaktree a engrangé un demi-milliard d’euros de bénéfices. Ces revenus assurent un train de vie confortable aux dirigeants du fonds –avocats d’affaires ou financiers pour la plupart. A titre d’exemple, la rémunération totale du PDG, Jay Wintrob, s’élevait pour l’année 2014 à 14,5 millions d’euros; celle du Directeur général, John Frank, à 12 millions. [1]
Ces sommes astronomiques feraient presque passer nos patrons du CAC 40 pour des gagne-petit…D’ailleurs, les prétentions salariales des nouveaux dirigeants de Vivarte en ont étonné plus d’un. Leur quatre représentants siégeant au sein du conseil d’administration toucheraient 250 000 euros de jetons de présence chacun, soit 3,5 fois la moyenne du CAC !
Pour prendre le contrôle de Vivarte, Oaktree, Alcentra, Babson et Golden Tree ont appliqué leur méthode favorite. Après avoir racheté de la dette du groupe, ils ont poussé l’ensemble des créanciers de Vivarte à négocier une restructuration financière gigantesque. Par son ampleur inédite en Europe, l’opération a frappé les esprits. En effet, il s’agissait de restructurer une montagne de dettes évaluée à 2,8 milliards d’euros. A l’arrivée, l’endettement du groupe a été ramené à 800 millions. Les fonds vautours ont converti 1,3 milliard d’euros de créances en capital de Vivarte, prenant ainsi le contrôle de l’entreprise. Le « Parisien » a révélé que Marc Lelandais aurait touché un « bonus pour restructuration » d’un million d’euros. La somme est colossale, mais ce n’est qu’une goute d’eau dans l’océan d’honoraires perçus par tous les experts qui ont conseillé les diverses parties en présence pendant la restructuration. Parmi ces experts figuraient notamment une administratrice judiciaire – Hélène Bourbouloux -, les banques Lazard et Rothschild et le cabinet d’avocat d’affaires Weil Gotshal. En six mois, tout ce petit monde a empoché 43,4 millions d’euros.[2]
Maintenant qu’ils se sont installés aux commandes du groupe d’habillement, les fonds anglo-saxons n’auront plus qu’une obsession : faire grimper les marges de l’entreprise pour revendre leur participation au plus vite. D’où les 1 600 suppressions de postes annoncées et les fermetures en cascade…
« Georges le nettoyeur » fait le bonheur des actionnaires
Ce n’est pas la première fois que Vivarte fait ainsi office de vache à lait pour des financiers aux dents longues. C’est même l’unique tâche que lui assignent ses propriétaires successifs depuis quinze ans. Tout commence en avril 2000, époque où cette ancienne manufacture de chaussures fondée au début du XXe siècle à Nancy, porte encore le nom de Groupe André. Deux financiers prennent à grand fracas le contrôle de l’entreprise. Il s’agit de Nathaniel Rothschild, richissime héritier de la famille de banquiers du même nom, et Guy Wyser-Pratte, un ancien marine américain reconverti dans la finance. Le groupe André fait alors figure de « bel endormi », qui malgré un portefeuille de marques bien garni (André, Minelli, Kookaï…) et une multitude de points de vente sur tout le territoire français, ne produit pas assez de valeur pour l’actionnaire. Les nouveaux arrivants promettent de transformer l’entreprise en machine à cash, au moyen d’une thérapie de choc. Pour ce faire, ils nomment à la tête du groupe un certain Georges Plassat, PDG réputé pour son amour de l’opéra, du ski, et des plans sociaux. « Moi, je travaille à la Kalachnikov », confie-t-il en petit comité. Sous l’impulsion du nouvel arrivant, le groupe réorganise ses filiales de fond en comble, ferme une centaine de magasins, et supprime 400 postes. Cette rugosité vaudra au PDG le surnom peu amical de « Georges le nettoyeur », ainsi que la reconnaissance émue des actionnaires. Dans le même temps, les investissements sont relancés.
Flairant la bonne affaire, le fonds français PAI entre au capital de l’entreprise en mars 2004. Il ne lui faut que deux ans et demi pour toucher le jackpot. Alors qu’il n’a investi que 474 millions d’euros lors du rachat, PAI revend sa participation début 2007 à un autre fonds d’investissement, le britannique Charterhouse. Montant de la vente : 2,3 milliards d’euros…soit 4,8 fois la mise de départ. Les hasards faisant bien les choses, PAI profite au passage de la nouvelle législation française très clémente en matière d’imposition sur les plus-values. Auparavant, ses 1,8 milliard d’euros de plus-values auraient été taxés à hauteur de 20%. En 2007, le taux n’est plus que de 1,66%, soit une économie fiscale de 340 millions.
Un milliard d’euros d’intérêts
Spectaculaire, le redressement du groupe se poursuit pendant les années suivantes. Mais le ver est déjà dans le fruit. Le rachat en 2007 par Charterhouse s’est fait par LBO (leveraged buy-out, ou rachat par endettement). Sous l’impact de la crise, les ventes diminuent et l’endettement du groupe devient incontrôlable. Pour redresser les marges du groupe, la direction tente une montée en gamme, qui éloigne les acheteurs historiques sans convaincre une clientèle plus huppée. En 2014, l’endettement est tel qu’il nécessite la restructuration financière décrite plus haut. Cette dernière a été abondamment saluée par la presse économique comme une grande réussite. Néanmoins, il y a fort à parier qu’elle ne suffise pas à sauver Vivarte, comme le soulignent les experts au compte travaillant pour le comité d’entreprise (CE). « La solvabilité du groupe n’est pas assurée, écrivent-ils noir sur blanc dans un de leur rapport. Pour que le groupe soit en capacité de rembourser sa dette bancaire, il faudrait qu’il génère plus de 700 millions d’euros de cash en 2019 et 2020. Ce qui est loin des niveaux prévus sur 2017/2018 (158 millions). »
Bref, des restructurations sont probablement encore à craindre. « Le plus inquiétant, c’est l’absence totale de stratégie de la nouvelle direction, déplore Jean-Louis Alfred, délégué CFDT. Ils sont en train de tuer ce groupe. La restructuration annoncée ce mois ci va conduire à la fermeture de la moitié des magasins de « La Halle aux vêtements ». Mais il s’agit d’un fusil à deux coups : tout le monde sait pertinemment que ces fermetures auront un impact sur la fréquentation des « halles aux chaussures », dont les magasins sont accolés aux halles aux vêtements. Il y aura d’autres fermetures. »
Encore une fois, les salariés paieront au prix fort les conséquences des errances stratégiques de leur direction, comme c’est le cas depuis dix ans. Chez Vivarte, la précarisation des travailleurs est une constante depuis le début de l’ère Plassat (2000-2012), marquée par une impitoyable chasse aux coûts de fonctionnements. Actuellement, 4 salariés sur 10 triment à temps partiel, et 1 sur 6 est en CDD. Quant aux salaires, ils flirtent avec le SMIC. « Avec 22 ans d’ancienneté, je touche 1450 euros par mois, primes comprises, assure Jean-Louis Alfred. Certains directeurs de magasins gagnent encore moins que moi ! »
En attendant, le surendettement de Vivarte n’aura pas fait que des malheureux. S’il y a un chiffre qui énerve particulièrement les salariés du groupe, c’est celui du pactole touché par les 163 créanciers (fonds d’investissement et banques) qui ont tiré profit du LBO débuté en 2007. En sept ans, ces derniers ont perçu un milliard d’euros d’intérêts[3], soit 143 millions d’euros par an en moyenne. La liste exhaustive des créanciers est tenue secrète, mais parmi les principaux fonds anglo-saxons figurent : Alcentra, Babson, Canyon, CSAM, GLG, Golden Tree, Hayfin, ICG, Oakhill, Oaktree, 3i. Par ailleurs, un autre chiffre devrait énerver…les contribuables français. En effet, les intérêts versés par un groupe sous LBO sont déductibles de l’impôt sur les sociétés. Pour le dire autrement, l’Etat – donc les contribuables – participent ainsi au financement de ces montages financiers. Dans le cas de Vivarte, la facture globale dépasse les 400 millions d’euros.
Alexis Moreau
[1] Tous les chiffres sont tirés du rapport annuel 2014 d’Oaktree, disponible à l’adresse : https://www.nyse.com/quote/XNYS:OAK/sec
[2] Chiffre figurant dans un rapport interne de Vivarte, daté d’avril 2015.
[3] Idem.