C’est le bureau à l’Assemblée du député socialiste Philippe Martin qui a droit au premier coup de fil – mais personne ne répond. Chez Marie-Françoise Bechtel (MRC) aussi, le téléphone sonne dans le vide. «Ça devient gênant», s’amuse Julien Bayou, porte-parole d’Europe Ecologie-les Verts, devant la forêt de micros et de caméras tendus par les journalistes. Enfin, ça décroche chez Laurence Dumont (PS), dont l’assistante parlementaire demande à recevoir un mail et prend bonne note de l’appel. La conversation sera plus longue entre Adrienne Charmet, chargée des campagnes de l’association la Quadrature du Net, et le staff du député UDI des Hauts-de-Seine Jean-Christophe Fromantin. Il est 10 h 30 : la journée de mobilisation «24 heures avant 1984» a commencé.

Gommettes vertes et cœurs roses 

Sur les tables du Tank, un espace de coworking installé rue des Taillandiers à Paris (XIIe), modes d’emploi et argumentaires sont à disposition des volontaires. But de l’opération : à la veille du vote sur le projet de loi sur le renseignement, appeler un par un les députés, s’informer de leur position, et convaincre les hésitants de s’y opposer. Aux murs, des affichettes indiquent le numéro du standard de l’Assemblée nationale. Et une reconstitution de l’hémicycle s’enrichit au fil des heures de gommettes – rouges pour les partisans du texte, vertes pour ceux qui voteront contre – et surtout de post-it : «à rappeler», «attend la position de son groupe»… Les députés «anti» les plus militants héritent, en prime, d’un cœur rose : c’est le cas du socialiste Pouria Amirshahi, des UMP Laure de la Raudière et Henri Guaino, de l’écologiste Sergio Coronado ou de la communiste Marie-George Buffet – à l’image d’un débat qui bouscule décidément les clivages politiques.

«Il y a trois semaines, on a compris qu’il n’y aurait pas de grande mobilisation contre ce projet de loi, explique l’"activiste numérique" Elliot Lepers, cofondateur du site web Macholand et organisateur de l’événement avec Julien Bayou. On a proposé de mettre ça sur pied, pour que les opposants soient visibles. Et pour que les citoyens reprennent le droit de parler à leurs représentants.» Parmi la quinzaine de personnes qui appellent ou centralisent les informations, plusieurs militants de la Quadrature du Net, familière depuis plusieurs années de l’exercice, et d’Amnesty International. Mais aussi Carine, 42 ans, une «voisine» du Tank qui a repéré l’initiative sur Twitter. Elle vient de passer trois quarts d’heure au téléphone à échanger des arguments avec un assistant parlementaire : «On nous dit qu’il n’y a pas besoin d’avoir un brevet de rhétorique, mais en vrai, quand même un peu», sourit-elle.

«Beaucoup attendent la consigne de vote»

Léo, presque 18 ans, a lui aussi découvert l’événement via les réseaux sociaux. «J’ai vu plein de gens s’inquiéter à propos de ce texte, j’ai suivi les débats à l’Assemblée, j’ai participé à des manifs, mais je n’avais pas encore vraiment rencontré d’opposants jusqu’ici», raconte-t-il. Contacter des bureaux de députés, c’est une première pour lui, mais il prend vite le coup de main : à la pause de midi, il en a appelé vingt-cinq à lui seul. Bilan des courses ? «Il y a pas mal d’indécis, beaucoup qui attendent la consigne de vote de leur groupe.»

Au fil de la journée, le lieu voit aussi défiler quelques responsables politiques : le communiste Yann Le Pollotec, les verts Eva Joly et Sergio Coronado, la socialiste Barbara Romagnan, ou Raquel Garrido, porte-parole du Parti de gauche. Plusieurs mettent la main à la pâte : «Alors, tu votes quoi ?» lance, l’oreille vissée au portable, le coordinateur du PG, Eric Coquerel, à un correspondant qui s’avère être le député socialiste Pascal Cherki. Lui s’abstient, mais la liste des opposants, dûment recensés sur le site Sous-surveillance.fr, s’allonge : en milieu d’après-midi, ils sont une cinquantaine, issus de toutes les familles politiques.

 Petites victoires

Vers 15 heures, Léo commence à fatiguer, et pour cause : il en est déjà à une quarantaine de coups de fil. Mais pas question de lever le camp : «Tant qu’il y a du café, tout va bien.» A 18 heures, il partira avec les autres en direction de l’esplanade des Invalides, où l’Observatoire des libertés et du numérique a appelé à une manifestation. Avant, sans doute, de revenir au Tank pour une projection de Citizenfour, le documentaire oscarisé de l’Américaine Laura Poitras, consacré aux révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de la NSA. Pas plus que les autres il n’imagine, avec cette journée de mobilisation, inverser la tendance. Mais il y a de petites victoires, comme lorsqu’une militante annonce avoir convaincu Jean Lassalle (Modem), jusqu’ici hésitant, de voter contre le texte. Et pour ceux qui ne verraient dans cette mobilisation téléphonique qu’un baroud d’honneur, les organisateurs avertissent : ils ont bien l’intention de remettre ça avec les sénateurs.