Nous, membres d’Ingénieurs sans frontières, pensons que la prédominance du modèle technicien érigé comme universel engendre des inégalités au niveau international. Au sein de ce modèle, l’ingénieur·e est souvent dépeint·e en maître d’œuvre de la technique. Ce rôle donne à l’ingénieur·e une responsabilité particulière dans l’adaptation de la technique à la société et la transformation de la société par la technique.
Nous tenons à ce que cette responsabilité soit guidée par l’objectif d’un changement vers plus de justice sociale et environnementale. Nous entendons par là un engagement individuel et collectif pour l’intérêt général, qui ne peut être atteint selon nous que par la poursuite d’une démarche démocratique, au-delà d’un exercice plus « juste » ou « responsable » du métier d’ingénieur·e.
Dans ce manifeste, nous remettons en cause la capacité des formations en ingénierie en France à engendrer des professionnel·le·s capables de mettre en place collectivement cette responsabilité. Nous traçons des lignes directrices qui, à nos yeux, devraient être à la base de tout effort pour penser les formations autrement.
Enseigner l’esprit critique, l’autonomie et la réflexivité : révéler le sens politique de la technique
Les techniques et méthodes enseignées définissent le plus souvent la rentabilité du capital comme priorité absolue, sans que ce but ne soit avoué ou remis en cause. L’enseignement de la complexité socio-environnementale des choix techniques (controverses scientifiques, épistémologie, jeux de pouvoir,…) est trop souvent partiel dans les formations en ingénierie. Ceci impose à tort une vision dépolitisée et neutre de la technique et alimente une croyance dans le progrès technique universel.
Nous demandons que le sens politique de la technique, c’est-à-dire le fait qu’elle incarne des choix de modèles de société, soit révélé au cours de la formation, la posture neutre étant également une posture politique. Ceci peut se faire à travers des enseignements pluralistes et interdisciplinaires donnant une place à des avis divergents. Il nous parait essentiel de donner la priorité à l’intérêt général par rapport à la rentabilité et que les étudiant·e·s acquièrent une capacité d’analyse systémique, critique et politique.
De même, nous pensons que l’enseignement des sciences humaines et sociales doit participer à l’apprentissage du doute, à la remise en cause de la pensée dominante et à la réflexion sur la place de l’ingénieur·e dans la société. La pédagogie active et une place réelle (budget, laboratoire et recherche associée, etc.) pour les sciences humaines et sociales dans les enseignements sont des outils pouvant y contribuer, si elles font partie d’une démarche critique plus large.
Au-delà de la responsabilité individuelle : vers une responsabilité collective
La formation initiale doit amener les ingénieur·e·s à être capables de penser l’action collective, là où elles/ils sont actuellement incité.e.s à penser à des superpositions d’actions individuelles. La responsabilité de l’ingénieur·e en tant qu’individu ne doit pas être un prétexte pour ne pas remettre en question un système comportant des défaillances. Ces dernières amènent voire obligent parfois l’ingénieur·e à privilégier des intérêts privés aux dépens de l’intérêt collectif : détérioration d’un bien commun, dumping social ou écologique…
La responsabilité de l’ingénieur·e doit alors se comprendre comme une démarche collective, pour permettre de dénoncer d’éventuels préjudices ou mécanismes de domination à l’œuvre, qu’ils concernent l’expression de la démocratie, la sauvegarde des biens communs ou les droits des peuples, et pour construire des solutions alternatives. Cela nécessite donc des connaissances en matière de droit des peuples et des mouvements qui les défendent.
Dissocier le rôle d’ingénieur·e et le statut de cadre : repenser l’organisation du travail
La formation des ingénieur·e·s vise à leur intégration dans la classe sociale des cadres et à les formater à l’exercice d’une pensée dominante. L’école, les classes préparatoires, et les formations en ingénierie participent à la création d’une élite, à sa reproduction sociale, et encouragent sa docilité vis-à-vis du système en place. Trop souvent, les formations sont marquées par une transmission non critique du rôle et de la place de l’ingénieur·e dans la société. Cet enseignement se fait sans prendre de recul sur l’organisation du travail et ses implications : faible place pour le dialogue dans l’entreprise et avec la société et pour la co-décision, la responsabilité collective, etc.
Nous pensons que les formations doivent proposer un regard pluraliste sur les modes d’organisation du travail, et donner notamment une place à des perspectives critiques sur le statut de cadre de l’ingénieur·e, sur cette « place particulière » dans la hiérarchisation du travail technique qui justifierait de lui donner un pouvoir particulier. Ce regard pluraliste n’est possible que s’il intègre d’autres acteurs au-delà des ingénieurs.
Nous demandons que les étudiant·e·s en ingénierie soient formé·e·s à remplir un rôle social d’animateur·e de l’élaboration démocratique des choix techniques de la société, pour rendre possible une appropriation citoyenne de la technique afin d’optimiser son potentiel émancipateur.
Mettre en place une gouvernance partagée et une construction démocratique des formations
A l’échelle nationale, les formations en ingénierie sont construites par des instances non-démocratiques tenues dans une logique corporatiste. Celles-ci doivent donc être transformées afin d’intégrer une représentation de l’ensemble de la société. Conscients de la différenciation historique entre l’école d’ingénieur et l’université, nous remettons en question leurs cloisonnements. Il nous parait indispensable de penser dès à présent les formations en ingénierie dans le cadre commun d’un enseignement supérieur formateur pour la réalisation de l’intérêt général.
Au niveau des établissements, la participation des étudiant·e·s dans les formations en ingénierie reste grandement limitée à quelques associations étudiantes dont l’objet social n’intègre pas de rôle de représentation. Nous souhaitons au contraire que la gouvernance soit partagée avec des représentant·e·s étudiant·e·s mandaté·e·s, sans exclure le dialogue avec les associations étudiantes. Ces représentant·e·s devront être en mesure d’animer le débat parmi les étudiant·e·s pour pouvoir délibérer avec légitimité. La sensibilisation de l’ensemble des étudiants aux dispositifs de gouvernance et à leurs enjeux en est un préalable.
Mettre un frein à la privatisation des enseignements
La privatisation des enseignements des écoles et universités publiques, qui pousse à un formatage des savoirs à l’existant industriel et à un manque d’hétérogénéité des savoirs, doit être freinée. Ainsi, le financement privé des formations en ingénierie ne doit pas influencer les choix de formation ni privilégier des champs de recherche ou de formation sur un critère de rentabilité. De manière plus générale, la place prépondérante de ces intérêts particuliers dans l’orientation des formations doit être modérée.
Ces propositions sont pour nous des axes de travail indispensables à la mise en place de formations à une ingénierie critique et citoyenne au service de tous. Ingénieurs sans frontières s’applique à mettre en débat ces questions au sein des formations et à agir en réseau pour leur prise en compte.
Ingénieurs Sans Frontières
Plus d’informations : isf-france.org/ingecit
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