Monsieur le Premier Ministre,

 

L'industrie de l'Informatique et du Numérique est, par construction, une industrie largement apolitique. En effet, toute notre formation, toutes nos habitudes, toute notre éthique nous entraînent en général vers la solution la plus propre, la plus propice et la plus respectueuse de l'usager, indépendamment de qui la propose. C'est pourquoi c'est sans aucune visée politicienne que nous nous opposons aujourd'hui fermement au Projet de Loi sur le Renseignement porté par votre Gouvernement.

 

Passe encore que ce projet soit digne des néoconservateurs américains des années Bush, encore qu'il soit choquant qu'il soit porté par une Gauche française se réclamant de l'Humanisme.

 

Passe encore que vous fassiez fi des avis techniques éclairés dont nos experts vous ont pourtant abreuvé, soit en direct, soit via la représentation parlementaire, soit via une instance comme le Conseil National du Numérique, depuis des mois.

 

Mais il est hors de question d'accepter la surveillance de masse automatique des citoyens français que votre projet de Loi prône. Nous comprenons parfaitement que les boîtes noires existeront toujours, le travail des Services de Renseignement étant, comme un certain Colonel Moreau me l'avait précisé il y a bien longtemps, de fournir au Gouvernement les informations et actions que la Loi ne permet pas aisément voire pas du tout. De là à institutionnaliser l'écoute systématique de l'ensemble d'une population, il y a un pas que notre industrie n'est pas prête à franchir.

 

Vous avez déjà vu la réaction de nos hébergeurs de données prêts à se délocaliser au-delà de nos frontières, certaines de ces entreprises rarement mentionnées étant à la pointe de la technique mondiale, connues des offreurs de service dans le monde entier pour leur qualité. Vous avez pu lire la réaction de Mozilla, l'un des grands acteurs du Web et de l'Internet et ardent défenseur des libertés individuelles sur les réseaux. Vous avez pu prendre connaissance de l'article du New York Times fustigeant ce projet ou encore la réaction du Conseil de l'Europe. Le prestigieux Groupe d'Architecture Technique du World Wide Web Consortium, qui préside les évolutions techniques des Standards du Web, est même en train de discuter une réponse formelle à votre projet. Plus de cent dix mille citoyens et plus de cinq cents acteurs français du Numérique ont déjà exprimé leur opposition à votre projet, en dehors de tout initiative politique partisane.

 

La France, qui tente de porter partout le phare des Droits de l'Homme, est aujourd'hui la risée de la planète, pointée du doigt pour un jusque-boutisme déplacé et liberticide, s'offrant pratiquement le droit d'ouvrir toute communication sans intervention judiciaire.

 

Les investissement étrangers dans le numérique en France, déjà anémiques depuis l'action malencontreuse de M. Montebourg en protection de Daily Motion, vont drastiquement s'en ressentir. Alors que l'État a suffisamment pesté contre les écoutes américaines pour initier un programme (totalement stupide, mal ficelé et atrocement coûteux mais cela est une autre histoire) de Cloud dit souverain, nous ne pouvons être que choqués par une initiative qui vous donnerait légalement des pouvoirs d'écoute encore plus grands, au nom de la sécurité. Or l'équilibre entre libertés individuelles et nécessaire sécurité est fragile, et votre projet de Loi le modifie profondément, menaçant les fondamentaux économiques de notre industrie. Cela reste un élément tout à fait secondaire face à la menace pesant sur les libertés des citoyens, mais tout de même.

 

Je vous rappelle que l'industrie de l'Informatique et du Numérique est la seule industrie dans laquelle on peut se lancer avec quatre cents euros : l'informaticien a besoin d'un ordinateur, d'une table, d'une chaise, d'une connexion à l'Internet et d'un cerveau en état de marche. Une telle industrie, porteuse d'un ratio potentiel/investissement colossal, doit être soutenue et favorisée et non pas fragilisée.

 

Soyez certains que nous utiliserons nos talents, nos innovations, et surtout nos codes pour lutter contre votre projet. Nous ferons essaimer les technologies de chiffrement des messageries électroniques au-delà des cercles peu étendus actuels, nous inventerons de nouvelles techniques de contournement pour les accès au Web, nous ferons percoler des applications connues des seuls initiés dans le Grand Public. Nous communiquerons tous azimuts contre ce projet, et nous nous ferons entendre dans les prochaines campagnes électorales, interpellant directement vos candidats. Nous utiliserons tous les moyens légaux à notre disposition pour préserver les libertés individuelles dans ce pays.

 

Notre industrie est non seulement apolitique, mais elle fonctionne également - pour les mêmes raisons profondes - à la confiance. Le pont de confiance qui a pu exister entre notre industrie de l'Informatique et du Numérique et votre gouvernement n'est pas entamé, Monsieur le Premier Ministre. Il est rompu. Et c'est pourquoi, dans une référence que toute notre industrie comprendra, nous vous disons, tel un Gandalf face au Balrog sur un même pont :

 

Vous ne passerez pas.

 

Daniel Glazman

 

 

Source : http://www.glazman.org