Samedi 04 Avril 2015 à 5:00
>>> Entretien paru dans Marianne daté du 27 mars
Marianne : Dans Travailler au XXIe siècle, l'idéal de « reconnaissance » chez les salariés est présenté comme une caractéristique du temps présent. Que recouvre ce sentiment très subjectif ?
Dominique Méda : C'est d'abord une demande de respect minimal : la personne désire non seulement être vue, saluée, traitée comme un être humain, mais elle souhaite également que son avis soit pris en compte et que l'activité qu'elle réalise ne soit pas absurde, ne la transforme pas en pion ou en robot. Vouloir être reconnu, c'est aussi avoir envie que le contenu de son travail soit visible et permette d'être distingué des autres. Enfin, c'est espérer que cette contribution sera estimée à sa juste valeur, ce qui s'exprime par les promotions ou la rémunération notamment. Quel que soit le secteur, le métier ou l'activité, les attentes qui se portent aujourd'hui sur le travail - surtout parce qu'il manque - n'ont jamais été aussi fortes. Il est devenu un lieu dont on attend réalisation et expression de soi, de sa singularité, un lieu que l'on espère être un vecteur d'utilité, de sens et de contacts. Toute la question est de savoir si ces espoirs sont susceptibles d'être satisfaits... Nous avons rencontré de nombreux salariés qui ont le sentiment que leur travail est extrêmement utile ou qui sont fiers de ce qu'ils font au quotidien et qui sont heureux au travail.
Cependant, l'actualité est ponctuée par des images négatives de travailleurs en proie à un stress intense...
Certains se sentent moins reconnus que d'autres. Ce sont ceux qui racontent être transparents, avoir une activité absurde qu'une machine pourrait exécuter, faire des efforts non payés de retour, se défoncer et n'avoir aucune réaction, bien réaliser sa tâche et avoir moins que le voisin, se taper tout le travail invisible et, du coup, ne jamais rien obtenir... Toutes ces situations déclenchent un sentiment d'absence de reconnaissance qui peut devenir pathologique.
Les Français, nombreux à accorder beaucoup d'importance au travail et à plébisciter son intérêt intrinsèque, occupent une place à part dans le paysage européen. Comment expliquez-vous cette spécificité nationale ?
Les Français ont en effet une position très spécifique. Ils sont toujours parmi les plus nombreux, en Europe et même dans le monde, à déclarer que le travail est « très important ». Cela regroupe 67 % de la population française, contre 45 % des Allemands par exemple. Avec l'économiste Lucie Davoine, nous avions expliqué ce phénomène par les hauts taux de chômage français - plus le travail manque, plus il est désiré - et par le fait qu'en France, sans doute plus qu'ailleurs, le métier exercé dit quelque chose du statut social, de la place que l'on occupe dans la société, des études que l'on a faites, du diplôme que l'on a obtenu... C'est un fort marqueur social.
Pour autant, ils veulent que le travail prenne moins de place dans leur vie... D'où vient ce paradoxe ?
Une partie de l'explication tient à la grande médiocrité des conditions de travail d'une partie des salariés. La dernière enquête de la Dares [Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques] sur les conditions de travail démontre, comme l'enquête européenne consacrée au même thème, que les salariés français ont moins d'autonomie dans leur travail, qu'ils connaissent plus de contraintes de rythme, sont moins satisfaits que beaucoup d'autres, que leurs relations avec les employeurs y sont moins bonnes qu'ailleurs. Mais l'explication n'est pas que négative : dans ce désir d'échapper au travail, les salariés expriment aussi le fait qu'ils ne se réduisent pas à l'état de travailleurs. Ils souhaitent notamment concilier leur activité professionnelle avec leur vie de parent, alors même que la famille revêt une très grande importance chez nous. Il y a de plus en plus de femmes avec enfants dans la population en emploi et de plus en plus d'hommes qui veulent prendre leur part à l'éducation des enfants.
Aujourd'hui, la question du sens du travail n'est plus considérée comme un enjeu majeur de la vie collective. Pourquoi ?
L'idée que c'est au sein du travail que la transformation sociale va s'organiser et que le mouvement ouvrier pourrait guider celle-ci a perdu beaucoup de terrain. Aujourd'hui, les collectifs de travail sont fragilisés et les attentes sont de plus en plus individuelles aussi parce que les modes de management les ont formatées ainsi. Surtout, les chiffres du chômage sont tellement catastrophiques que l'on n'ose plus parler des conditions ou du sens du travail, comme si c'était déjà bien d'avoir un emploi. Or, contrairement à tout ce que l'on nous raconte, les deux se tiennent : ce n'est pas en démantelant le droit du travail que l'on créera des emplois, ou alors ce seront des emplois de très mauvaise qualité qui alimenteront la spirale infernale de la dégradation des conditions de vie.
Pour le juriste Alain Supiot, si la question du rapport au travail des êtres humains a été évacuée, c'est aussi lié à l'histoire de la gauche politique et syndicale qui s'est rangée dès le début du côté du taylorisme. Qu'en pensez-vous ?
Il me semble qu'il faut remonter au-delà du taylorisme. Le ver est dans le fruit depuis Adam Smith et l'idée que c'est la grosseur de la production qui importe et rien d'autre. Les problèmes commencent à partir du moment où l'on se dit que ce qui prime, c'est l'efficacité. Ou, pour le dire dans mes termes, dès lors que le travail-facteur de production et créateur de « richesse » devient plus important que le travail-essence de l'homme et que, du même coup, le PIB comme le chiffre d'affaires apparaissent plus essentiels que l'activité même de travail. On connaît la suite : une compétition généralisée sur le coût et les normes du travail et la diffusion de plus en plus large des prescriptions de l'OCDE dès les années 80 consistant à vouloir baisser les salaires et à diminuer la protection de l'emploi.
Le management des années 80-90 a prétendu mobiliser les travailleurs comme individus. Avec, toutefois, des effets pervers...
Avec le posttaylorisme, les entreprises ont suggéré que le travail devait devenir un engagement, que l'initiative, si longtemps condamnée, devait désormais être libérée, que les salariés devaient s'investir, prendre la parole. Elles accompagnaient ainsi, voire suscitaient, les attentes de réalisation de soi de ces derniers. Mais la promesse n'a pas été tenue, car elles ont parallèlement développé des modes de management et des formes d'organisation du travail qui ont contribué à une autonomie très «contrôlée». Tout cela s'opérait dans un contexte de chômage accru, de réduction des effectifs, de réorganisation, d'accroissement des impératifs de rentabilité et de productivité.
Le travail peut-il encore se réinventer ?
Oui. Mais il faut pour cela aller jusqu'au bout, et notamment accepter vraiment l'initiative et l'autonomie revendiquées par les salariés et promises par les entreprises. Une très passionnante étude réalisée récemment par deux chercheurs qui ont exploité l'enquête européenne sur les conditions de travail montre que les organisations qui donnent aux salariés le plus de liberté dans l'accomplissement de leur travail sont en même temps les plus favorables au bien-être et à la qualité du travail. Ces formes sont bien plus répandues dans certains pays que dans d'autres. Ainsi sont-elles beaucoup plus nombreuses dans les pays nordiques, et plus généralement dans les pays qui présentent de hauts taux de syndicalisation. Qu'ils évoquent le bicaméralisme (1) ou la redéfinition de l'entreprise, de nombreux travaux issus de plusieurs disciplines proposent aujourd'hui de redonner vraiment la parole et du pouvoir aux salariés, à la fois sur les conditions de travail, mais aussi sur l'organisation et sur la production.
D'autres recherches annoncent l'avénement d'un monde collaboratif, sur le modèle des coopératives d'activité et d'emploi. Y croyez-vous ?
Ces travaux sont de différents types. Certains renouent avec les utopies du XIXe et du début du XXe siècle, au moment de la rédaction du premier code du travail, et l'idée de coopératives où les producteurs seraient associés. C'est ce que présentent Antonella Corsani et Marie-Christine Bureau, par exemple, dans leur livre intitulé Un salariat au-delà du salariat ? (2). C'est une piste très prometteuse et qui répondrait très certainement à un grand nombre d'attentes des salariés. Je suis moins convaincue en revanche par les travaux du genre de ceux décrits dans The Future Of Work de l'Aspen Institute. Ces travaux annoncent un changement de nature du travail censé devenir une passion, ne plus présenter de différence avec le loisir, se dérouler dans des organisations non hiérarchiques où chacun deviendra entrepreneur de soi ou autoentrepreneur. Le danger de ces dernières formules est grand : elles peuvent conduire à une diminution radicale de la protection des travailleurs, les risques étant pris en charge exclusivement par les individus, et à des formes d'autoexploitation. J'ai du mal à imaginer ce monde idéal où chacun coopère à une œuvre commune sur une plate-forme collaborative en dehors de toute coordination. Ne jetons donc pas trop rapidement le salariat qui constitue un accès à la protection sociale, et surtout à toutes les règles qui permettent de civiliser le travail en fixant sa durée ou ses conditions d'exercice.
En 1995, vous posiez la question de la fin du travail. Cette hypothèse est-elle démentie aujourd'hui ?
A la différence de Jeremy Rifkin, je n'ai jamais annoncé la fin du travail. Je formulais le souhait que le travail prenne moins de place dans nos vies individuelles et dans la vie sociale, de manière que nous puissions aussi développer d'autres types de liens essentiels et d'autres activités, politiques et citoyennes, familiales, amicales, amoureuses, de libre développement personnel. Pour moi, cela passait par une redistribution radicale du volume de travail disponible sur l'ensemble de la population active. C'est pour cette raison que j'ai toujours été une fervente partisane de la réduction de la durée légale du temps de travail à temps complet. Ce qui permettrait de réduire le temps de travail de certains et d'augmenter celui d'autres, notamment des personnes qui travaillent à temps partiel... Aujourd'hui, le partage du travail tel qu'il existe en France est d'ailleurs bien préférable à celui qui a cours en Allemagne où, à côté de temps pleins certes plus longs qu'en France mais principalement masculins, une myriade de temps partiels très courts et mal rémunérés sont réservés en priorité aux femmes. Le rapport de la commission spéciale de l'Assemblée nationale a récemment rappelé que la réduction du temps de travail est l'une des manières les moins coûteuses de faire reculer le chômage. Je reste persuadée que c'est aussi la condition de l'égalité entre hommes et femmes.
Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, de Maëlezig Bigi, Olivier Cousin, Dominique Méda, Laetitia Sibaud et Michel Wieviorka, Robert Laffont, 315 p., 20 €.
(1) Isabelle Ferreras, dans Gouverner le capitalisme ?, PUF, 2012, propose une réforme du mode de gouvernement de l'entreprise où le directoire est élu par la chambre du capital et la chambre du travail.
(2) Presses universitaires de Nancy, 2012.