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7 mars 2015 6 07 /03 /mars /2015 20:39

 

Source : http://www.mediapart.fr

 

Fonds d'investissement: le scandale de trop

06 mars 2015 | Par Laurent Mauduit

 

 

Un fonds d'investissement a voulu révoquer la patronne d'une petite PME de l'Essonne qui rechignait à endetter son entreprise pour lui servir un gros dividende, avant de reculer par peur du scandale. Associé à d'autres investisseurs, il avait déjà tenté exactement le même coup de force le mois dernier contre une PME de la Sarthe.

 

Dans un pays civilisé comme la France, disposant de marchés financiers qui sont censés être surveillés et régulés, encadrés par les règles de l’État de droit, un fonds d’investissement peut-il tout à sa guise siphonner la trésorerie d’une entreprise, la pousser à s’endetter au-delà du raisonnable pour se servir à lui-même de remarquables dividendes, décapiter sa direction si elle est récalcitrante, et laisser la société exsangue, au risque de mettre en péril les emplois qu’elle a créés, et même de la pousser à la ruine ? Se comportant comme un actionnaire sans foi ni loi, ne cherchant que d’immenses profits sans se soucier le moins du monde de l’avenir de l’entreprise, ce même fonds d’investissement peut-il en outre répéter ce même type de sulfureuse opération à plusieurs reprises, sans que personne ne s’en offusque, sans que quiconque ne se mette en travers de sa route ?

Aussi choquant que cela soit, la réponse est oui : c’est ce que révèle l’histoire de Pragma, un fonds d’investissement connu sur la place de Paris, qui serait parvenu à ses fins si, par peur du scandale, il n'avait finalement renoncé à son projet, sachant que Mediapart s'apprêtait à en tenir une nouvelle fois la chronique. Une histoire qui, au-delà de ses péripéties particulières, vient confirmer à quel point le secteur des fonds d’investissement dispose d'un mode de surveillance et de régulation défaillant, au point d'apparaître parfois comme une véritable jungle, même si depuis moins d'un an une nouvelle directive européenne a renforcé la régulation de ce secteur. Par ricochet, ce nouveau scandale, un de plus, a plongé tout le secteur dans une crise qu’il va avoir du mal à surmonter, si des mesures énergiques ne sont pas prises.

Dans l’histoire de Pragma, ce qu’il y a, effectivement, de stupéfiant, c’est la répétition des péripéties scabreuses. En fait, tout se passe comme si cette société de gestion, financièrement très puissante – elle a 580 millions d’euros d’actifs, apportés en bonne partie par le géant du secteur, Axa Private Equity – avait mis au point un mode opératoire qu’elle applique à toutes les entreprises dans lesquelles elle investit, toujours dans le même but : les forcer à s’endetter dans des proportions inimaginables pour lui servir de gigantesques dividendes, et évincer brutalement les PDG des PME concernées, si d’aventure ils sont trop attachés aux intérêts de leur entreprise et se montrent récalcitrants.

Voyons donc la dernière histoire en date, celle qui vient d'arriver à une petite PME d’Athis-Mons (Essonne), dénommée Furnotel, qui emploie quelque 110 salariés et qui est spécialisée dans l’importation et la distribution d’équipements pour l’hôtellerie et la restauration (cuisson, lavage, froid, petit matériel électrique, vitrines…). Au début, rien que de très banal : entreprise familiale, Furnotel passe de génération en génération, tout en se développant et en restant exceptionnellement prospère. Mais en 2011, l’entreprise négocie un grand virage : la famille, qui a pour figure de proue Christine Cottard, cherche à remplacer l’actionnaire historique avec lequel elle s’était alliée et veut elle-même renforcer son contrôle sur la société, pour engager une nouvelle phase de développement.

Christine Cottard

Christine Cottard

À l’époque, aidée par ses conseils, Christine Cottard, qui travaille dans l’entreprise depuis presque 25 ans, démarche donc des fonds d’investissement parisiens pour en trouver un qui serait disposé à investir dans l’entreprise familiale. Un premier fonds parisien est ainsi approché, dénommé Atria – il est depuis passé sous le contrôle de Natixis et a été rebaptisé Naxicap. Mais ce dernier ne donne pas suite et suggère à son interlocutrice de se rapprocher d’un autre fonds ami, dénommé Pragma, dont il lui présente deux des responsables : le président du directoire Jean-Pierre Créange et l’un des principaux associés Christophe Ramoisy (ici leur biographie). Et c’est ainsi que le 26 juillet 2011, la famille des fondateurs signe un pacte d’actionnaires avec Pragma. Aux termes de ce pacte, Christine Cottard devient PDG de l’entreprise, et la famille des fondateurs qu’elle représente fait passer sa participation dans Furnotel de 17 % à 25 % du capital, tandis que le fonds d’investissement met sur la table 13,9 millions d’euros pour prendre le contrôle de 75 % du capital.

Travailleuse acharnée et passionnée, habitée par l’histoire de l’entreprise familiale au point de ne presque jamais prendre de vacances, Christine Cottard n’ignore sans doute pas le risque (ou le pari) qu’elle prend en faisant entrer un fonds d’investissement à son capital : il ne va pas falloir ménager sa peine, pour désendetter progressivement l’entreprise, reconstituer sa trésorerie, puis ultérieurement essayer de la développer en croquant des sociétés complémentaires, avant enfin de payer son dû au fonds, soit sans doute une bonne quarantaine de millions d’euros, à l’horizon de 2016 ou 2017. Car ainsi sont les fonds d’investissement : quand, au bout de cinq à sept ans, ils se retirent de la société dans laquelle ils ont investi, ils espèrent faire la culbute, et gagner 2 à 2,5 fois leur mise initiale.

Pragma, lui, est particulièrement gourmand et fait donc comprendre dès 2011 que lorsqu’il sortira de Furnotel, il entend se mettre dans la poche non pas 2 fois ou 2,5 fois sa mise initiale – ce qui est déjà énorme – mais… 3 fois ! Tout cela, Christine Cottard ne l’ignore pas, mais puisque c’est la règle du jeu fixée en toute transparence dès le début de son alliance avec Pragma qu’elle a elle-même acceptée, elle s’y soumet de bonne grâce. Et pendant près de trois ans, elle n’a aucune raison de s’en plaindre puisque le fonds joue le jeu, tandis qu’elle-même arrive à réaliser ce qui était la première étape de son plan : désendetter progressivement l’entreprise et reconstituer sa trésorerie. En bref, jusqu’au début de 2014, tout le monde y trouve son compte. Tout au long de ces trois années, l’excédent brut d’exploitation dépasse à chaque fois 6 millions d’euros et la dette s’effondre de 15,4 millions d’euros en 2010 à 2,4 millions en 2013.

22 millions de dette, 16,4 millions en dividendes

Durant toutes ces années, Christine Cottard a d’autant moins de raisons de s’inquiéter que, pour être sous la tutelle d’un fonds d’investissement, elle n’en est pas moins protégée depuis 2011 par une clause très solide : seule une assemblée extraordinaire peut prononcer sa révocation ; et une telle assemblée, elle est la seule statutairement, en sa qualité de présidente, à pouvoir la convoquer.

Mais voilà ! Au début de 2014, les dirigeants de Pragma demandent d'abord à Christine Cottard d’embaucher un nouveau directeur général qu’ils ont choisi, ce qu’elle accepte sans se douter que le nouvel arrivant aura la fonction bientôt… de s’asseoir dans son fauteuil ! Et puis, en mars 2014, l’histoire déraille. Soudainement, les dirigeants de Pragma font savoir à Christine Cottard qu’ils attendent d’elle qu’elle endette l’entreprise de 20 millions d’euros pour leur servir un dividende considérable. Le désendettement de l’entreprise et la reconstitution de sa trésorerie ont-ils eu pour effet d’aiguiser les appétits du fonds, qui d’un seul coup a l’envie de faire une première culbute plus tôt que prévu, bien avant l’échéance de 2016 ou 2017 ? En tout cas, c’est pour Christine Cottard un véritablement tremblement de terre, car du même coup, elle comprend bien que si elle accepte l’opération, les projets de développement externe qu’elle a pour l’entreprise vont s’évanouir. Et les possibilités de racheter les parts du fonds à sa sortie vont être extraordinairement plus difficiles. En clair, la PME, qui est très prospère, risque d’en sortir financièrement exsangue.

Mais puisque Pragma contrôle 75 % du capital, que faire d’autre ? Christine Cottard peut juste dire aux dirigeants du fonds – et elle ne s’en prive pas – sa stupéfaction et son inquiétude. Pour finir, Pragma fait donc un geste – infime : au lieu de demander que l’entreprise creuse de nouveau son endettement de 25 millions d’euros, les dirigeants abaissent leurs prétentions à seulement 22 millions d’euros.

Intitulé « Présentation Pragma aux banques avril 20014 », un document réalisé avec le concours de la banque Lazard résume l’opération : on peut le télécharger ici. Et voici ci-dessous, extrait de la page 5, le tableau qui résume l’opération :

Comme on le voit dans ce document, le projet de Pragma est donc bel et bien de faire souscrire par l’entreprise une « nouvelle dette » de 22 millions d’euros, cette somme permettant de servir des dividendes aux actionnaires à hauteur de 16,4 millions d’euros – il s’agit dans le tableau de la ligne « Remboursement OC/ADP ». En clair, dans ce montage, Pragma, actionnaire à 75 %, espère empocher 12,3 millions d’euros, la famille Cottard percevant le solde, soit 4,1 millions d’euros. Autrement dit, Pragma, qui a déboursé 13,9 millions d’euros en 2011 pour prendre le contrôle de la société, peut espérer à peine trois ans plus tard récupérer quasi intégralement sa mise, avant de pouvoir faire deux ou trois ans plus tard une autre formidable culbute, lors de la revente de ses parts. Un formidable jackpot !

Ce projet de « dividend recap », comme on dit dans le sabir financier anglo-saxon – en clair, de recapitalisation en vue du versement d’un dividende exceptionnel – est donc présenté aux banques de la PME. Celles-ci rechignent un peu, trouvant le projet scabreux, mais finissent par donner leur accord, à deux conditions – qui rassurent un peu Christine Cottard mais pas le fonds d’investissement : elles demandent que le projet soit encore raboté, pour ne plus porter que sur 18 millions d’euros ; et elles exigent qu’il soit assorti d’une clause dite « homme clef » (ou plutôt, dans le cas présent, « femme clef »), aux termes de laquelle le prêt bancaire est aussitôt exigible si l’un des cas de figure suivant survient : « Le Manager cesse d’assurer ses fonctions de Président au sein du Groupe, suite à démission, révocation ou licenciement. »

En quelque sorte, les banques savent que la mémoire et le dynamisme de la PME reposent en partie sur les épaules de celle qui la dirige ; et ils se défient du fonds d’investissement.

Ce nouveau projet portant sur 18 millions d’euros d’endettement peut être téléchargé ici. Et voici, ci-dessous, le tableau qui résume l’opération :

Dans ce schéma, on constate que la dette nouvelle serait donc bel et bien de seulement 18 millions d’euros, et le montant du dividende légèrement abaissé à 10,8 millions d’euros, à partager aux trois quarts pour Pragma et un quart pour Christine Cottard et sa famille.

Les précautions que prennent les banques finissent-elles donc par exaspérer le fonds d’investissement, qui ne parvient pas à faire selon son bon plaisir ? Cela en a tout l’air puisque, après avoir déporté de longues semaines l’attention de la PME sur ses seuls appétits financiers, la contraignant à négliger les problèmes industriels et commerciaux de l'entreprise, Pragma finit par jeter l’éponge et annonce au début du mois de mai 2014 qu’il renonce finalement au réendettement de 18 millions d’euros. Et à l’époque, les dirigeants de la société de gestion ne font pas mystère que c’est la clause « homme clef » qui les agace et les a convaincus de renoncer à leur projet.

À l’intérieur même de Pragma, cela est d’ailleurs connu de tous les associés : Christine Cottard, qui a eu l’impertinence de se mettre en travers de ce versement de dividendes, est désormais sur un siège éjectable, et la société de gestion la débarquera dès qu'elle en aura la possibilité. C’est tellement un secret de polichinelle qu’un associé de Pragma, qui ne goûte guère les mauvaises manières de sa propre maison – Mediapart dispose d’un témoignage très précis, téléphone un jour secrètement à la dirigeante de Furnotel, qui ne se doute de rien, pour l’alerter : « Attention ! Christine. Ils veulent te débarquer et racheter tes parts à la casse… »

Le même scénario à FPEE et à Furnotel

Sans prendre l’alerte totalement au sérieux, Christine Cottard comprend au début de l’été que le fonds d’investissement veut de l’argent et qu’une solution pourrait être que le fonds d’investissement sorte plus tôt que prévu. À l’occasion d’un conseil de surveillance, les dirigeants de Pragma et de Furnotel ont donc un échange sur ce thème. Pragma semble hésiter : d’abord, la réponse est oui, puis très vite non. Christine Cottard fait donc une première offre au fonds, lui proposant de lui racheter ses parts pour 28 millions d’euros, soit le double de sa mise initiale, le tout agrémenté de conditions de sortie avantageuses.

L’été 2014 avance, et toujours pas de réponse de Pragma. Christine Cottard améliore un peu son offre, qu’elle transmet à Pragma le 19 septembre. Toujours pas de réponse !…

C’est finalement le 21 octobre 2014 que l’histoire – qui était sans doute écrite depuis longtemps – connaît son épilogue. Ce jour-là se tient une assemblée de Furnosem, la holding de tête de Furnotel. En ouverture de la séance, le nouveau cabinet d’avocats fiscalistes, Dechert, avec lequel Pragma a demandé à l’entreprise de travailler, fait signer une masse de documents à Christine Cottard. Comme il s’agit de paperasseries sans importance, l’intéressée signe à tour de bras, sans se rendre compte qu’au passage elle ratifie, glissée dans la masse, une disposition qui modifie les règles de gouvernance de la société et qui fait tomber la clause la protégeant, celle qui réserve à la présidente le pouvoir de convoquer une assemblée pour la révoquer.

À peine a-t-elle commis la bourde que tout se précipite. Le dirigeant de Pragma, Jean-Pierre Créhange, finit de parapher ses propres documents et s’approche d’elle. Et, après lui avoir remis un document confirmant le refus de l’offre du 19 septembre, il ajoute : « Ah ! Au fait… Christine, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : vous êtes révoquée ! »

Dans les jours qui suivent, c’est la stupeur et l’indignation au sein de l’entreprise. Salariés, fournisseurs, client : Christine Cottard reçoit des messages innombrables de soutien. Ce qui la convainc de ne pas baisser les bras. Dans les semaines qui suivent, elle fait donc une nouvelle offre au fonds d’investissement : 36,5 millions d’euros ! Mais elle comprend vite que c’est peine perdue : le fonds avait manigancé depuis longtemps son éviction et ne sera pas disposé à revenir sur son coup de force. C’est alors devant les tribunaux que l’affaire se joue : Christine Cottard engage deux recours, dont un notamment pour contester la régularité de son éviction.

C’est donc cette affaire Furnotel qui risque de créer un séisme dans le monde des fonds d’investissement français – séisme ayant conduit à un ultime rebondissement, que nous allons voir dans un instant. De prime abord, cela peut surprendre : même si l’affaire est choquante, on peut légitimement se demander comment le sort d’une si petite société, qui ne brasse que quelques dizaines de millions d’euros, peut être de nature à ébranler un secteur financier aussi puissant que celui dit du « private equity », ou si l’on préfère du « capital-investissement » (en clair, l’investissement dans les sociétés non cotées), qui a été capable d’investir 6,5 milliards d’euros en 2013 dans l’économie française et de lever 8,2 milliards d'euros auprès d’investisseurs ? C’est qu’en fait cette affaire Furnotel n’est effectivement pas la première. Pis que cela ! Au détail près, elle est la répétition d’un autre scandale qui vient tout juste de se dérouler dans la Sarthe, et que Mediapart avait révélé.

Oui, la répétition au détail près ! Que l’on se souvienne de cette affaire qui a emporté voici à peine quelques jours dans la tourmente une PME un peu plus grosse, dénommée FPEE (lire Les mésaventures d’une PME dépecée par trois fonds vautours). Elle s’est déroulée exactement sur le même scénario, à l’initiative de trois fonds d’investissement : le même fonds Pragma, associé à deux autres, Naxicap (une filiale de Natixis, qui se dénommait auparavant Atria) et Equistone. La ressemblance entre les deux affaires est si troublante qu’on en vient même à penser que Pragma dispose d’une sorte de feuille de route qu’il applique en toutes circonstances de la même manière, pour siphonner les richesses des PME dans lesquelles il investit et évincer les PDG récalcitrants.

À FPEE aussi, les trois fonds d’investissement ont fait embaucher au début de l’histoire un nouveau directeur général, pour l'installer comme patron après leur coup de force ; à FPEE également, ils ont demandé la mise en place d’une opération de « dividend recap » (en l’occurrence, 200 millions d’euros d’endettement complémentaire en vue du versement d’un dividende de 133 millions d’euros) ; à FPEE aussi, ils ont décapité la direction de l’entreprise, qui ne se montrait guère enthousiaste. À ce jour, la seule différence entre FPEE et Furnotel, c’est l’épilogue de l’histoire, car dans le premier cas la révélation de l’affaire par Mediapart a déclenché une telle émotion dans le département, que les trois fonds d’investissement ont été contraints de jeter l’éponge (lire Les trois fonds vautours qui voulaient dépecer une PME mordent la poussière).

L’histoire est même encore plus troublante que cela car deux de ces fonds, Atria et Pragma, avaient déjà fait parler d’eux, deux ans auparavant, dans une autre affaire, également révélée par Mediapart. Et si ces deux fonds avaient fait l’objet de controverses, c’est à cause de jongleries financières qu’ils avaient réalisées au détriment d’une société dénommée… FPEE !

Cette autre histoire, qui concerne aussi FPEE, nous en avions déjà raconté les premiers balbutiements, que l’on peut retrouver ici, dans ces différentes enquêtes :

Pragma mis en cause dans trois affaires successives

Nous racontions dans quelles conditions Atria avait reclassé d’un premier fonds détenu par lui, dénommé APEF1, vers un autre fonds lui appartenant également, dénommé APEF3, ses parts dans FPEE. Or ce type d’opération de reclassement, qui peut générer une forte plus-value, n’est autorisé que si l’opération de rachat par le deuxième acquéreur ne se fait pas à un prix excessif, qui puisse nuire à un actionnaire minoritaire de ce même fonds acquéreur. Pour se plier à cette obligation, Atria s'est vendu à lui-même sa participation dans FPEE en association avec un investisseur tiers supposé indépendant, et cette opération lui a permis de réaliser une première plus-value considérable : déboursant 12 millions d'euros en 2003, lors de son entrée dans FPEE, Atria en est sorti ensuite en 2010 avec 60 millions en poche.

Or, à l’époque, un autre fonds dénommé Massena, détenant des parts dans le fonds APEF3, avait précisément fait grief à Atria de se vendre à lui-même à un prix trop élevé l’actif qu’il détenait dans APEF1 et de réaliser ainsi une considérable plus-value, en partie sur le dos des actionnaires minoritaires de APEF3. Atria avait répliqué à ces critiques, faisant valoir que la loi autorise ce genre d’opération à la condition précisément qu’un investisseur tiers indépendant participe au rachat de l’actif. De la sorte, cela donne l’assurance que l'opération ne se fait pas à un prix surévalué. Ce qui était précisément la procédure qu’avait choisie Atria.

Mais Mediapart avait révélé à l'époque l’entourloupe : l’investisseur tiers qui avait participé au rachat des parts de FPEE aux côtés du fonds APEF3, et qui était supposé garantir la sincérité du prix détenu par Atria, avait été secrètement intéressé au « carried interest » obtenu par le fonds vendeur APEF1, détenu par Atria. Le « carried interest », c’est le mode de rémunération des sociétés de gestion qui s'occupent des avoirs financiers que des investisseurs leur confient pour investir dans des PME. En règle générale, le « carried interest » est équivalent à près de 20 % des plus-values que les sociétés de gestion font réaliser aux investisseurs qui leur font confiance.

Or, quel est l’investisseur tiers qui avait épaulé Atria dans le rachat de FPEE et qui était supposé garantir la sincérité du prix ? Nous y voilà : c’est Pragma. Le même Pragma que l'on retrouve ensuite dans le scandale FPEE de ces dernières semaines, associé à Naxicap-Atria et Equistone, puis dans celui de Furnotel…

On comprend donc pourquoi l’affaire de la toute petite PME Furnotel peut ébranler le monde immensément puissant du « private equity » : c’est en vérité le troisième scandale qui se produit, avec à chaque fois un même acteur, Pragma, seul ou en association avec d’autres. Par la force des choses, l’affaire Furnotel va donc relancer un vieux débat : si un même fonds d’investissement peut se comporter de la sorte à plusieurs reprises, n’est-ce pas la démonstration par l’absurde que le secteur des fonds d’investissement est peu ou mal régulé ? N’est-ce pas la preuve qu’il faut revoir ou améliorer cette régulation, et éventuellement le système de sanctions ?

Quand on pose la question à Michel Chabanel, le président de l’Afic (l’une des deux associations qui regroupent en France les sociétés de gestion), il fait valoir, en défense, une cascade d’arguments. Primo, suggère-t-il, il faut veiller à ne pas perdre de vue que les fonds d’investissement jouent un rôle majeur dans le financement des entreprises et notamment des PME (ici, les chiffres clés du capital-investissement). Il faut donc se garder de leur faire des procès faciles de manière indistincte. Deuxio, il insiste sur le fait que les sociétés de gestion sont placées en réalité sous une double surveillance : d’abord, sous la surveillance de l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui a le pouvoir de donner ou de retirer son agrément aux sociétés de gestion. Et de surcroît, l’Afic s’est elle-même dotée d’une charte de déontologie à laquelle tous ses adhérents doivent obligatoirement souscrire, et d’une commission disciplinaire qui peut prononcer quatre type de sanctions : l’avertissement, le blâme, la suspension provisoire et la suspension définitive – laquelle suspension définitive équivaut à un arrêt de mort, puisqu’elle entraîne ipso facto un retrait de l’agrément de l’AMF.

Michel Chabanel fait donc valoir que l’Afic, par son propre système de sanction, se montre vertueuse et s’applique à faire elle-même la police. Dans une déclaration à Mediapart dont on trouvera la version intégrale sous l'onglet « Prolonger » associé à cet article, il nous a en particulier fait ces observations : « Au travers de la charte de l’AFIC, la profession veut faire du Capital Investissement un métier engagé sur le plan éthique et déontologique. La Commission de déontologie qui veille au respect du code de déontologie peut être saisie par toute personne ayant connaissance de faits de nature à constituer une violation des principes déontologiques. La Commission a un pouvoir de sanction (avertissement, blâme, suspension temporaire et radiation) à l’encontre des membres concernés. Afin d’assurer l’indépendance et la crédibilité de la commission, la formation disciplinaire est présidée par une personnalité qualifiée extérieure au capital-investissement (aujourd’hui un ancien magistrat) et la saisine de la commission est confidentielle, ni le Bureau ni le Président ne sont au courant. »

Ancien président de l’Afic, et figure connue du « private equity » français, le patron d’Eurazeo Patrick Sayer va dans le même sens et observe que si les sanctions prononcées par la commission ad hoc de l’association restent confidentielles – « Je ne suis pas partisan des autodafés publics », dit-il –, elles ont un effet indiscutable : « Quand un fonds lève de l’argent auprès de ses investisseurs, il doit dire s’il a fait l’objet de sanctions, et il ne peut évidemment pas travestir la vérité. » De surcroît, fait-il valoir, la confidentialité des sanctions prononcées par l’Afic est relative puisque si « des pratiques sortent du cadre autorisé par la loi, des recours sont possibles devant les tribunaux, et tout devient alors public ».

Le système de régulation et de sanction n’est pourtant pas exempt de critiques, et Patrick Sayer n’en disconvient pas : « Il y avait, quand j’étais président de l’Afic, des trous dans la raquette », admet-il. Et il en cite un exemple : si la loi fait obligation à une société de gestion d’adhérer à une association professionnelle, toutes les associations du secteur ne disposent par exemple pas de commission disciplinaire. Cela a par exemple été longtemps le cas de l’Association française de gestion (AFG), à laquelle les sociétés de gestion peuvent aussi adhérer.

Les fonds sous la menace d'une directive européenne

Pourtant, l’histoire même de Pragma établit que les failles dans la régulation des fonds d’investissement sont plus grandes que ce que l’Afic ne veut bien admettre. À preuve, quand Massena a dénoncé les galipettes financières auxquelles procédaient Atria et Pragma, en 2011, la commission de déontologie de l’Afic s’est bel et bien saisie du dossier. Et elle a fini par rendre des sanctions, mais selon le règlement discutable de l’Afic, celles-ci sont restées confidentielles. Ce qui suscite une première interrogation : une sanction est-elle vraiment dissuasive lorsqu’elle reste secrète ? Et le principe démocratique de la transparence en matière de décision de justice ou de régulation ne devrait-il pas l'emporter sur celui du secret des affaires ?

Mais on a tout de même finit par connaître ces sanctions, car Massena a intenté un procès à l’Afic devant le tribunal de grande instance de Paris. Et on a alors eu la stupéfaction d’apprendre quelles avaient été les sanctions dans la première des affaires : soupçonné d’avoir informé Mediapart et d’avoir rompu la confidentialité qui est la première règle de la déontologie de l'Afic, Massena est le fonds qui avait écopé de la sanction la plus grave, le blâme, tandis que Pragma et Atria avaient eu la sanction la plus légère, l’avertissement. En résumé, le fonds vertueux qui avait dénoncé une mauvaise pratique financière avait été plus lourdement sanctionné que les auteurs de cette même galipette financière. Incompréhensible autant que choquant ! Sous le couvert de l'anonymat, plusieurs dirigeants d'importantes sociétés de gestion ont admis à Mediapart que cette décision était incompréhensible et avait créé un traumatisme dans la profession qui n'était toujours pas surmonté.

Et le plus surprenant, c’est que la justice avait elle-même ratifié cette invraisemblable jurisprudence, en déboutant Massena de ses demandes, dans un jugement que l’on peut consulter ci-dessous :

La justice deboute Massena by Laurent MAUDUIT

 

 

 

 

 

 

Dans les attendus du jugement, on peut donc vérifier qu’il est fait grief à Massena d’avoir été à l’origine de la première enquête de Mediapart sur Atria et Pragma : Enquête dans la jungle des fonds d'investissement.

Dans la galaxie complexe des fonds d’investissement, il en est de nombreux qui sont indignés par les pratiques de certains de leurs collègues, révélées par Mediapart, et qui redoutent les effets collatéraux que pourraient susciter toutes ces affaires. Depuis quelques jours, les lignes ont commencé à bouger ; et de grands noms du secteur du capital-investissement ont fait comprendre à l'Afic qu'elle devait prendre la mesure des événements et sortir de son ronron habituel. Résultat : bousculé, le bureau de l'Afic a adressé le 19 février dernier à tous ses adhérents, au lendemain du scandale FPEE, un courriel (que l'on peut lire dans sa version intégrale sous l'onglet « Prolonger » associé à cet article), se concluant par cette mise en garde : « L’AFIC se doit de veiller à l’éthique de la profession, eu égard à notre responsabilité sociale vis-à-vis des entreprises dans lesquelles nous investissons, et aussi vis-à-vis de nos clients investisseurs. » « Notre responsabilité sociale vis-à-vis des entreprises dans lesquelles nous investissons » : en termes diplomatiques, cela sonne comme une sérieuse remontrance à l'encontre de Pragma ! Autrefois prompt à dénoncer une presse qui ne comprendrait pas les problématiques du financement des entreprises et qui jetterait l'opprobre un peu trop facilement sur les fonds d'investissement, la profession commence à comprendre que cette ligne de défense est en train de craquer.

En somme, tout le milieu du « private equity » français commence à pressentir que les scandales à répétition déclenchés par Pragma menacent de jeter un discrédit sur toute la profession, et soulèvent une question décisive : si après l’affaire Massena, puis l’affaire FPEE, il y a maintenant l’affaire Furnotel, n’est-ce pas la preuve que la régulation – au moins celle de l'Afic – est toujours défaillante ? La réponse coule de source : pour l’heure, le secret et très modeste avertissement que Pragma a reçu ne l’a visiblement pas dissuadé de faire fortune sur le dos de belles PME et de les mettre sens dessus dessous.

Cette prise de conscience a donc conduit à l'ultime rebondissement que nous évoquions tout à l’heure. Inquiets de tout le brouhaha que l’enquête de Mediapart suscitait dans leur milieu professionnel avant même sa mise en ligne, bousculés par quelques figures connues du « private equity », dont le patron d’Eurazéo qui a tempêté dans les coulisses, les dirigeants de Pragma ont finalement compris qu’il était préférable de jeter le gant. Plus subtil que les autres associés de sa maison, le président du conseil de surveillance, Gilles Gramat, qui ignorait jusque-là tout du dossier, s’en est donc saisi en catastrophe jeudi 5 mars en fin de journée, et dans la nuit suivante, ce vendredi à 5 heures du matin, il a bouclé un accord avec Christine Cottard au terme duquel celle-ci et sa famille rachètent la totalité des parts du fonds d’investissement. On peut consulter ici le communiqué de presse qui consacre la défaite cinglante de Pragma.

Dans un communiqué publié dans les commentaires, sous cette enquête, quelques heures après sa mise en ligne, Pragma conteste notre présentation de l'histoire. Voici ses observations: « Le requisitoire violemment polémique de Mediapart nous contraint à deux immédiates réactions: 1- la recap bancaire a été négociée par madame Cottard et non par Pragma; elle n'avait pat pas pour objet de permettre à Pragma de se faire verser de gros dividendes prélevés sur les bénéfices de l'entreprise mais de rembourser des dettes (les OC/ADP) au taux de 10% par un emprunt bancaire au taux de 4% l'an; 2 - les accords de cession de la participation de Pragma à mad.Cottard n'ont pas été négociés en une nuit mais en plusieurs mois. Nous comprenons le leger embarras de Médiapart mais le dossier Furnotel est aujourd'hui une non-affaire.»

De toutes ces affaires, les milieux français du « private equity » vont, quoiqu'il en soit, devoir maintenant tirer les leçons. Car ces crises à répétition viennent confirmer que les milieux financiers français n’ont pas encore pris une claire conscience que depuis la crise financière et la crise Madoff, ils vivent dans un nouvel environnement juridique et réglementaire. C’est ce que l’on fait valoir à l’Autorité des marchés financiers (AMF).

À l’AMF, on insiste en effet sur le fait qu’il n’y a pas de « régulation partagée » ou de « corégulation ». Une association comme l’Afic peut parfaitement se doter d’un code de déontologie et d’une instance disciplinaire, mais pour autant, l’AMF ne renonce en aucun cas à son pouvoir de régulation et de sanction, qui s’exerce aussi dans le champ du « private equity ». De surcroît, l’AMF fait valoir que la régulation s’est considérablement renforcée, notamment avec la directive européenne du 8 juin 2011 qui concerne les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs (FIA), c’est-à-dire des fonds alternatifs aux fonds « classiques », ce qui englobe l’immobilier, le « private equity » ainsi que les hedge funds.

Voici cette directive :

La directive sur les fonds alternatifs by Laurent MAUDUIT

 

 

Or, à l’article 30 de cette directive, il est prévu une clause très stricte qui interdit pendant vingt-quatre mois des « démembrements d’actifs ». Lisons : « Les États membres exigent que, lorsqu’un FIA acquiert, soit individuellement, soit conjointement, le contrôle d’une société non cotée ou d’un émetteur (…), le gestionnaire qui gère un tel FIA, pendant une période de vingt-quatre mois suivant l’acquisition du contrôle de la société par le FIA : a) ne soit pas autorisé à faciliter, à soutenir ou à ordonner la distribution, la réduction de capital, le rachat d’actions et/ou l’acquisition de ses propres actions par la société. »

Et cette directive a été transposée en droit français récemment, par un décret en date du 14 mai 2014 : on peut le consulter ici.

En clair, la loi de la jungle, c’est fini ! Sans doute Pragma, et ses associés de Naxicap-Atria et Equistone, ne l’avaient-il pas encore compris…

 

 

 

Source : http://www.mediapart.fr

 

 

 

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