Source : http://cadtm.org
11 mars par Remi Vilain
L’équipe du CADTM est heureuse de vous présenter la retranscription de l’enquête minutieuse et fournie menée sur la Troïka dans le cadre du documentaire ’Puissante et Incontrôlée : La Troïka’ diffusé sur Arte le 24 février dernier. C’est par ce titre à la fois provocateur et évocateur que les réalisateurs allemands, Arpad Bondy (producteur et écrivain) et Harald Schumann (journaliste économique d’investigation), attirent notre attention. A travers ce documentaire, ils nous interpellent sur les différents mécanismes qui ont conduits des pays tels que la Grèce, le Portugal, l’Irlande ou encore Chypre, à se retrouver sous la tutelle économique et politique de trois institutions, plus communément appelées ’la Troïka’ : la Banque Centrale Européenne, la Commission Européenne et le Fond Monétaire International.
Introduction
Le 26 Janvier 2015 constitue une véritable onde de choc pour les gouvernements européens : l’élection du nouveau premier ministre grec, Alexis Tsipras, sonne le glas des politiques de crise soutenues par les euro-stratèges de son pays et des autres pays européens.
Alexis Tsipras part alors en quête d’alliés : en France, en Allemagne, à Bruxelles auprès de Jean-Claude Juncker, Président de la Commission européenne depuis 2014. Mais les dirigeants européens rejettent les conditions proposées par le premier ministre grec, au même titre que Yanis Varoufakis rejette celles des dirigeants européens ! Le nouveau ministre grec des Finances a déclaré au président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, qu’Athènes ne recevra plus la Troïka, amenant ce dernier à quitter la conférence de presse.
Varoufakis exige au gouvernement allemand de nouvelles négociations, arguant qu’il est impossible pour un pays de payer ses dettes sans une croissance économique en parallèle. Pourtant, le ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, campe sur ses positions, invoquant qu’il « faut solutionner les problèmes là où ils sont intervenus ».
S’ensuit dès lors une mobilisation citoyenne dans les rues des diverses capitales européennes (Berlin, Athènes, Madrid...). Les protestataires affichent leur solidarité avec le peuple grec et leur soutien à la politique anti-austérité de Syriza, dénonçant l’impact des politiques d’austérité sur leurs propres conditions de vie, qui ont fait jusqu’alors « plus de mal que de bien ».
Comment a-t-on pu en arriver à cette situation ?
Tout débute à Athènes au printemps 2010. L’État grec est surendetté ; les autres pays de la zone euro tiennent à lui éviter la faillite. Les ministres des finances dégagent des milliards d’euros de crédit piochés dans les caisses de leurs États pour préserver la solvabilité de la Grèce. En contrepartie, la Grèce va devoir se soumettre à une institution dont l’existence n’est prévue dans aucun traité ni aucune Constitution : la Troïka, composée de la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international.
C’est ainsi que la Troïka, représentée par un petit groupe de fonctionnaires, s’est soudain trouvée investie du pouvoir de transformer et remanier tout le pays selon la seule volonté de ses créanciers. Il est important de noter qu’à ce jour, aucun Parlement n’a le pouvoir de les contrôler.
Au sein de l’Union européenne, les pays liés par l’euro constituent l’Eurogroupe. Au début de la crise en 2010, leurs gouvernements respectifs, représentés par leurs ministres des finances, ont décidé de charger la Troïka de contrôler les pays surendettés.
La Troïka a envoyé jusqu’à 40 experts en Grèce, au Portugal, en Irlande et à Chypre pour négocier des programmes d’économie avec les gouvernements. Ces euro-fonctionnaires ont un pouvoir considérable et dictent aux pays ce qu’ils doivent faire. Les crédits ne sont en effet débloqués que si les gouvernements remplissent les conditions requises dans les MoU (Memorandum of Understanding, mémorandum d’entente), appelés aussi Protocoles d’Accords.
Alors que l’objectif des plans de sauvetage était de sortir les pays en crise du surendettement et d’y relancer la croissance économique, cela s’avère être un échec. Ces pays affichent tous une dette publique plus élevée que jamais et une récession accrue (licenciements massifs, accès restreint au système de santé, émigration massive des jeunes...).
Que s’est-il donc passé ? Éclairage par Yanis Varoufakis
En Grèce, Yanis Varoufakis (alors qu’il n’était pas encore Ministre des Finances grec) dénonce les programmes imposés par la Troïka.
La raison est simple, la Troïka contraint les gouvernements à couper dans les dépenses publiques, en particulier dans les dépenses sociales et de santé. En Grèce, elle a notamment insisté pour licencier les femmes de ménage du Ministère des finances (déjà payées au SMIC).
Aujourd’hui, des personnalités comme Angela Merkel et Wolfgang Schäuble affirment que le déficit et la dette de la Grèce étaient tellement élevés qu’il n’y avait pas d’alternatives à ces restrictions budgétaires.
Varoufakis réfute : « s’ils avaient vraiment voulu stabiliser la Grèce et le marché financier européen, ils auraient immédiatement allégé la dette grecque. Au lieu de cela, ils ont déstabilisé le marché financier. Ils ont créé une dette permanente et irremboursable. Ils ont monté une Nation contre une autre. Ce moment restera l’un des pires de l’Histoire de notre continent ».
Quelle en-est la raison ? « Ce n’est pas une conspiration […] mais une opération très simple, motivée par une question : comment rester au pouvoir ? Juncker a dit : ’ nous savons ce qu’il faut faire, mais pas comment rester au pouvoir après ’ ». Avant 2008-2010, tous les gouvernements conservateurs ou socio-démocrates soutenaient énormément le secteur financier. Une sorte de pacte faustien : « on vous laisse faire ce que vous voulez, et en contrepartie vous nous versez un petit quelque chose pour financer nos États ». Ainsi, lorsque la crise est arrivée, les dirigeants des gouvernements n’avaient « ni la capacité analytique, ni l’autorité morale nécessaire, pour dire à ces banquiers : vous êtes hors-jeu ».
À l’origine de la crise de la dette grecque
A l’origine, la crise est née du fait que pendant des décennies, les gouvernements grecs ont dépensé plus d’argent qu’ils n’en percevaient. Malgré un taux d’endettement dangereusement élevé, la Grèce a profité, en entrant dans la zone euro, de taux d’intérêts en baisse, qui ont conduit certains politiciens à créer des milliers d’emplois publics pour leurs amis ainsi qu’à lancer des projets pharaoniques. Tout cela a été permis par de nombreux emprunts accordés sans scrupules par les banques européennes.
A titre d’exemple, les complexes sportifs sortis de terre pour les JO d’Athènes en 2004, aujourd’hui en ruines, ont coûté 7 milliards d’euros. Pire encore, le pays a investi énormément dans l’armement (blindés, frégates, sous-marin), affichant même le plus gros budget Défense par habitant de l’OTAN. Ce boom économique financé par la dette a essentiellement profité aux gouvernements et aux fabricants d’armes français et allemands, attirés par les profits résultant de marchés représentant plusieurs milliards d’euros et souvent décrochés à la faveur de pots-de-vin.
Un crime contre l’humanité : le plus gros crédit de l’Histoire accordé au plus insolvable des pays
Pourtant, en 2010, quand la Grèce s’est retrouvée au bord de la faillite, la France et l’Allemagne ont ignoré et rejeté la part de responsabilité de leurs banques et de leurs facilitateurs d’affaires. Ce qui amène Varoufakis à décréter qu’à « Bruxelles, Francfort et Berlin, les esprits avisés savaient déjà en mai 2010 que la Grèce n’allait jamais rembourser ses dettes. Au lieu de cela, ils ont agi comme si la Grèce n’était pas insolvable, mais seulement en manque temporaire de liquidités. Ils ont agi comme des banquiers véreux de troisième zone, en accordant le plus gros crédit de l’Histoire au plus insolvable des pays. C’est un crime contre l’humanité. Ils ont condamné la Grèce à un endettement permanent. Ils ont monté une Nation contre une autre car Berlin a dit aux ouvriers allemands (déjà à la limite du seuil de pauvreté) : ’ nos hôpitaux allemands doivent faire des économies ’ pour pouvoir donner 110 à 130 milliards d’euros à la Grèce. C’est faux puisque cet argent, les grecs n’en ont jamais vu la couleur. C’est vers les banques que cet argent a transité, en particulier les banques françaises et allemandes. Ils ont donc menti à la fois aux grecs et aux allemands. Aux grecs en leurs disant : ’ nous vous avons évité la faillite ’ ; aux allemands en affirmant : ’ les grecs ne sont pas sérieux, on les puni en leur imposant un plan d’austérité. Mais solidarité européenne oblige, on va leur prêter de l’argent ’. »
Des dissensions au sein même du Fonds monétaire international
Le FMI est dirigé par Christine Lagarde depuis 2011, son siège se trouve à Washington. Les experts du FMI sont rompus à la gestion des crises d’endettement, conduisant la zone euro à intégrer le FMI dans le projet en tant que créancier.
L’octroi des crédits dépend des 24 directeurs exécutifs qui représentent les États membres. Lorsque le cas de la Grèce s’est présenté, certains ont alors tenté de s’opposer au plan proposé par le FMI. Un de ces opposants est Paulo Nogueira Batista, qui siège au conseil d’administration en tant que directeur exécutif brésilien. Il affirme que « la Grèce s’en serait mieux sortie si on avait directement allégé sa dette ». Il poursuit à propos des statuts du FMI : « le problème qui s’est posé est que le règlement du FMI ne permet de réduire la dette d’un pays que si cette dette est soutenable, c’est-à-dire remboursable selon un agenda prédéfini. On a alors modifié le règlement pour l’adapter à la situation, en y ajoutant une clause qui permet au FMI de prêter à un État membre, et ce, même si sa dette ne peut être qualifiée de viable ». On a donc changé les règles du jour au lendemain pour agir en Grèce, mais pour comprendre ce que le FMI voulait faire, il fallait parvenir à lire un rapport long et fastidieux. Batista conclut : cette décision était « une mauvaise décision que [nous] avons payé au prix de [notre] réputation ».
Pourquoi les européens ont-ils manigancé ce putsch secret au sein du FMI ? Philippe Legrain, ex-conseiller de José Manuel Barroso, président de la Commission européenne à l’époque, explique : « les décideurs du FMI ont été mis en minorité par le directeur du FMI (Dominique Strauss-Kahn, 2007-2011) qui briguait alors la présidence en France et ne voulait donc pas imposer de pertes aux banques françaises. De leur côté, les banques allemandes ont convaincu Angela Merkel qu’il serait dramatique qu’elles perdent de l’argent. Alors les gouvernements de la zone euro ont décidé de faire comme si la Grèce traversait seulement des difficultés temporaires ». Pour cela, ils ont « contourné un principe essentiel de la clause de Maastricht : la clause de non-renflouement. Ils ont prêté de l’argent à Athènes, non pas pour sauver la Grèce, mais pour sauver les banques françaises et allemandes qui avaient eu l’inconscience d’accorder des prêts à un État insolvable ». Le montant des sommes en jeu était de « 20 milliards d’euros pour les banques françaises, 17 milliards pour les banques allemandes ». Ce mécanisme a alors permis d’éviter d’accorder d’emblée une remise de dette à la Grèce.
Le représentant grec au FMI de l’époque, Panagiotis Roumeliotis, témoigne dans le même sens : « la conversion de la dette était la grande absente dans ce programme ». Et poursuit : « Les européens avaient imposé un plan de réforme drastique aux grecs sur une période très brève de 3 à 4 ans. Les experts du FMI doutaient dès le départ de son succès ; le délai accordé pour combler le déficit budgétaire étant trop court. En mars 2010, les experts du FMI ont envoyé un courriel à la Commission européenne qui prévenait : ’ Ce programme va considérablement réduire le pouvoir d’achat dans le pays, et y provoquer une profonde récession qui mettra sérieusement le tissu social en danger ’. On a donc sacrifié la Grèce « sur l’autel de la stabilité du marché financier mondial ».
Cette décision est forte de conséquences puisqu’elle a provoqué de nombreuses coupes budgétaires, plongeant de nombreux grecs dans une misère profonde. En quatre années, l’État grec a réduit ses dépenses d’un tiers, ce qui, à échelle égale, correspondrait à une économie de 390 milliards d’euros pour l’Allemagne, soit l’équivalent de son budget annuel.
Une crise invisible ?
Nikolas Leontopoulos, journaliste grec, expose un aspect visible de la crise, celle de la faillite des commerces : dans son quartier, seul un magasin sur deux est encore ouvert. Les loyers commerciaux ont connu une chute de prix vertigineuse. En revanche, la paupérisation de la classe moyenne est moins visible que la gravité des faits, « pansée » par la solidarité familiale : une classe moyenne qui se retrouve sans couverture sociale et sans accès au système de santé publique, et dont une partie a plongé sous le seuil de pauvreté.
- L’impact des politiques d’austérité sur l’économie européenne
L’économiste Paul Krugman (prix Nobel d’économie en 2008) affirme qu’« avant la crise, on pouvait encore prétendre que les politiques d’austérité puissent avoir un impact positif sur l’économie ». Mais avec l’expérience, « le constat s’impose : l’austérité atrophie une économie dans des proportions bien supérieures à celles des réductions budgétaires. (…) Il y a une corrélation évidente entre politique d’austérité et déclin économique. À chaque euro gagné à la faveur d’une augmentation d’impôt ou plus encore d’une réduction des dépenses budgétaires, le PIB chute d’1,30 € à 1,50 € en moyenne », provoquant l’effondrement de l’économie. Et conclut : les politiques d’austérité « ont donc aggravé les choses ».
- La Grèce, une « success story » ? dixit la Troïka !
Quelques chiffres inscrits sur une affiche placardée dans l’espace public illustrent les impacts des politiques d’austérité en Grèce : 300 000 logements vides ; 40 000 chômeurs supplémentaires, un taux de chômage de 29 %, dont 60 % chez les jeunes ; 3 millions de personnes non-assurées qui n’ont plus accès aux soins de santé ; une réduction de 50 % des réserves des fonds de pension ; 4 500 suicides ; une liquidation des biens publics, des forêts et des côtes...
- Le « paradoxe de l’épargne »
Paul Krugman explique le « paradoxe de l’épargne » : l’économie est un circuit fermé, où les dépenses des uns sont les revenus des autres : « si tout le monde doit réduire ses dépenses en même temps, les revenus de chacun vont chuter eux aussi ». Ainsi, si le secteur privé et le secteur public doivent réduire leurs dépenses : « à qui sommes-nous censés vendre ? ». C’est là un système voué à l’échec.
Pourquoi dès lors appliquer cette politique ? L’Allemagne s’appuierait sur sa propre expérience au cours de laquelle elle a appliqué avec succès une politique d’austérité 1999 et 2000. Or, la différence entre l’Allemagne de l’époque et les pays en crise actuels, c’est que l’Allemagne était dotée de forts excédents à l’exportation, permis grâce aux booms économiques financés par la dette dans des pays comme l’Espagne. En réalité, le succès des politiques d’austérité dépend du contexte.
Les décisions arbitraires de la Troïka dans le secteur de la santé
En Grèce, la Troïka a obtenu en force ce que ses commanditaires n’auraient jamais imposé à leur propre pays : un plafonnement des dépenses de santé à 6 % du PIB, alors que celles-ci s’élèvent en moyenne à 8 % du PIB à l’échelle européenne, et à 10 % en Allemagne.
Depuis, l’activité économique a considérablement reculé en Grèce. Le gouvernement conservateur de l’époque a dû finalement réduire d’un tiers son budget santé, avec des conséquences désastreuses : environ un quart de la population, soit 3 millions de grecs, n’a plus accès à l’assurance maladie ni aux soins médicaux ; 40 % des hôpitaux ont été fermé ; la moitié des 5 000 médecins du public ont été licencié.
À ce titre, Adonis Georgiades, ministre de la santé entre 2013 et 2014, déclare à propos des 2 000 médecins encore en activité : « avant, ils travaillaient moins, 3 heures seulement, maintenant ils travaillent 7 heures ». Un peu court pour justifier une catastrophe humanitaire dans le pays. Cette situation concourt à développer une extraordinaire solidarité au sein de la population à travers des dons, des consultations gratuites…
Giorgos Vichas, médecin et directeur de la clinique bénévole d’Hellinikon, reconnaît que le système de santé grec nécessitait d’importantes réformes, notamment pour lutter contre la corruption, l’hypertrophie et l’inefficacité. Mais il « avait besoin d’une réparation, pas d’une démolition ». Il considère que la politique d’austérité « a fichu en l’air tout ce qu’il y avait de bien » et qu’il « n’existe plus de système de santé publique digne de ce nom ». Les ménages déplorent des revenus biens trop faibles pour pouvoir y avoir accès, ce qui provoque la mort de « centaines de personnes par mois ». Pourtant, la « Troïka prétend qu’elle n’est pas coupable, que c’est là la responsabilité des gouvernements précédents qui ne faisaient pas bien leur travail. Mais quand on lit le mémorandum […], on voit que tout ce qui s’est produit (licenciements, baisse du budget santé, …) y figurait déjà. C’était les conditions de la Troïka […]. C’est leur idéologie. Celui qui a de l’argent peut vivre, celui qui n’en a pas peut mourir ».
La (non) légitimité de la Troïka et les failles de l’Union européenne
De nombreuses aberrations dans la politique de la Troïka sont connues depuis des années, y compris au sein du gouvernement européen. Mais les eurodéputés ont attendu la fin 2013, peu avant les législatives, pour lancer une enquête. Cette enquête n’a abouti qu’à une mise en cause de la légitimité démocratique de la Troïka, car celle-ci agissait bien pour le compte des pays de la zone euro, mais hors du cadre du Traité sur l’Union européenne, échappant ainsi à tout contrôle parlementaire. Les eurodéputés ont donc laissé s’étendre cette situation, la majorité conservatrice n’ayant jamais réellement voulu savoir comment la Troïka avait établi son pouvoir.
L’eurodéputée socio-démocrate Elisa Ferreira (depuis 2004) a expertisé l’activité de la Troïka. « C’est un monstre que l’on a créé. […] La Troïka et ses mécanismes sortent complètement du cadre des institutions de l’Union européenne. C’était juste un accord inter-gouvernemental, ce qui montre bien qu’il manque quelque chose dans l’architecture de la zone euro ».
De même, l’eurodéputé Vert Philippe Lamberts (depuis 2009), chargé de la Commission des affaires économiques et monétaires affirme que « l’austérité tue littéralement ». Il s’agit de regarder quelle est la majorité au sein du Parlement européen : une majorité située à droite et qui « soutient cette idéologie ».
Au contraire, l’eurodéputé démocrate-chrétien, Othmar Karas (depuis 1999), rapporteur de la commission d’enquête sur la Troïka, concède qu’il « se peut que certaines mesures n’ait pas donné les résultats spectaculaires espérés », mais « sans la Troïka, il n’y auraient pas de résultats du tout. Sans l’intervention de l’Union européenne, ces pays auraient fait faillite ».
Les mesures « structurelles » imposées par la Troïka
En agissant, la Troïka s’est inspirée d’une idéologie très douteuse, qui stipule que le chômage serait le fruit d’un salaire trop élevé et d’un trop grand encadrement du licenciement.
Au Portugal, la libéralisation du marché du travail s’est traduite par la facilitation des licenciements, la suppression des indemnités de départ, la réduction des salaires jusqu’à moins 20 %, et la perte du caractère obligatoire des conventions collectives. Au début de la crise financière, près de la moitié des salariés relevaient d’une convention collective, aujourd’hui, ils ne sont plus que 6 %. Les autres ne disposent plus que de contrats individuels, ce qui les rend très vulnérables face aux pressions exercées par les employeurs, témoigne Francisco Louçã, du Bloco de Esquerda portugais (Bloc de Gauche) et économiste à l’Université de Lisbonne. C’est donc une toute autre façon d’organiser la société.
- Marché du travail : les mesures de la Troïka ont-elles réellement aidé les chefs d’entreprises ?
Antonio Saraiva, Président de la confédération des entreprises portugaises, fort de son expérience, affirme que la Troïka n’a pas pris son avis en considération à propos du marché du travail et notamment par rapport au salaire minimum. Pour lui, « la politique des bas salaires correspond à un modèle de développement qui est dépassé ». Aussi, « la réforme du marché du travail n’est que la septième des priorités du gouvernement portugais. […] Le Portugal a besoin de nouveaux modèles de développement reposant sur des produits à valeur ajoutée innovants, et sur des salaires à la hauteur de ces innovations et de ces produits ». Il est donc clair que le coût de la main d’œuvre et le droit du travail n’étaient pas le problème des membres de sa Confédération.
Albert Jaeger, représentant du FMI au Portugal, considère au contraire que « nombre des réformes du marché de l’emploi ont été très utiles pour relever la compétitivité des entreprises. Mais le coût de la main d’œuvre et le droit du travail ne font pas tout ». A titre d’exemple, dans une grande entreprise de transport portugaise, ces réformes ce sont traduites par une baisse significative des salaires (le salaire mensuel d’un chauffeur de bus est passé de 1500 € à 900 €), un gel des embauches et une baisse de la rémunération des heures supplémentaires pour une quantité de travail supplémentaire.
- Le « race to the bottom » ou la compétitivité comme maître mot
Le « travailler plus pour gagner moins » n’a-t-il pas pour effet de faire baisser le taux d’emploi ? A cette question, Jaeger répond que « c’est ce dont le secteur économique a besoin pour être compétitif ». Pourtant, cette logique n’est-elle pas la porte ouverte à la course au salaire vers le bas – « the race to the bottom » – à l’échelle européenne voire à l’échelle mondiale ? Là encore, la réponse de Jaeger est sans équivoque : « le Portugal se doit d’être compétitif ».
Ainsi, cette situation d’une baisse des salaires couplée à une absence d’investissement se traduit par un manque d’emplois flagrant dans la majorité des secteurs d’activité. À terme, cela provoque une préoccupante « fuite des cerveaux ». Elisa Ferreira, députée européenne socialiste, considère que cette situation « élimine les conditions nécessaires à une croissance actuelle et future ». Francisco Louça poursuit sur les conséquences de cette politique d’austérité : « d’ici un an ou deux, 10 % de la main d’œuvre, la plus qualifiée surtout, aura quitté le pays. Si cela continue, nous reviendrons à 6 millions d’habitants, au lieu de 10 millions actuellement, soit la même qu’au XIXe siècle ». Les politiques d’austérité de la Troïka conduisent donc les populations à l’exil.
Pourtant, les solutions existaient, en limitant par exemple les profits monstres des exploitants privés de ponts et d’autoroutes. Mais à ce niveau, selon l’ancien juge à la Cour des Comptes, Carlos Romeno, « rien n’a été fait ». Quand ses confrères de la Cour Constitutionnelle portugaise ont déclaré que les coupes budgétaires étaient anticonstitutionnelles, la Commission européenne les a traité « d’activistes politiques ».
Les riches de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres
Alors que les plus pauvres subissent de plein fouet les politiques de la Troïka et paient le prix de la crise, l’économiste John Steward a révélé que les géants comme Google, Apple… ont embauché 31 milliards d’euros de bénéfices non déclarés au fisc rien qu’en 2011. Les élites sont épargnées ; à la classe moyenne et aux pauvres tous les sacrifices.
En Grèce, la Troïka a imposé des licenciements massifs, et notamment celui des 583 femmes de ménage du Ministère des Finances. Pourtant, leur licenciement, en plus de ne pas constituer une réelle économie, ont enrichi les agences d’intérim privées, en parallèle d’une chute importante des salaires minimums.
Louka Katséli, ministre du travail grec jusqu’en 2011 (désormais directrice de la Banque nationale de Grèce depuis 2015), déclare qu’« à son arrivée au ministère du travail, la Troïka avait déjà négocié une série de mesures avec son prédécesseur, visant à supprimer les conventions collectives et à accroître la flexibilité du marché de l’emploi, sans aucun garde-fou. Ils voulaient supprimer le dialogue social, ce qui va à l’encontre des traités internationaux, de l’OIT (Organisation Internationale du Travail), et de ce qui se fait en Allemagne et dans d’autres pays ». Lorsqu’on lui demande la raison pour laquelle la Troïka a pris de telles mesures, elle répond que « c’est pour que les employeurs aient le dessus et décident seuls du montant des salaires. […] Ils voulaient que le gouvernement puisse seul imposer les modalités en matière de salaire minimum et en matière de règlement salarié. Si bien qu’aujourd’hui, le gouvernement a le droit d’imposer ses conditions. Voilà pourquoi le dialogue social était mort ». Cette logique va donc bien au-delà d’une simple attaque dirigée contre les syndicats.
Savvas Robolis, économiste en chef des syndicats grecs, poursuit : « La Troïka, le gouvernement et le Premier ministre de l’époque, Lucas Papademos, trouvaient que le salaire minimum de 750 € était trop élevé vu la situation économique de la Grèce. Or, ni les syndicats, ni même les employeurs n’étaient de cet avis. Tous les partenaires sociaux avaient signé le « mémorandum » adressé au gouvernement […] pour l’appeler à refuser la baisse du salaire minimum de 751 € à 586 €. Mais cela n’a pas été pris en compte. Cela a été imposé par décret gouvernemental, sans qu’il n’y ait eu de vote au Parlement, car ils craignaient que les députés ne l’acceptent pas ». Avec ce passage de 4,41 € à 3,44 € de l’heure, 3,5 millions de ménages ont plongé dans la pauvreté.
- La position de Thomas Wieser sur les mesures d’austérité prises envers le marché du travail
Thomas Wieser, Président du groupe de travail de l’Eurogroupe et coordinateur du travail des ministres des finances de la zone Euro défend quant à lui les mesures de libéralisation du marché du travail. Il soutient que « le salaire minimum de la Grèce qui est excessivement élevé, a quasiment ruiné l’emploi dans le secteur de l’exportation. Il est absurde de dire que le montant du salaire minimum grec n’avait pas de répercussions au niveau économique, tout comme de dire que sa diminution a des effets négatifs sur l’économie. Les grecs vous embobinent ».
Face aux accusations de violation du Traité de Maastricht par l’Eurogroupe (car la Commission n’est pas compétente pour légiférer sur des sujets tels que la tarification, la suppression des conventions collectives, les négociations salariales, la libéralisation du marché du travail... qui font partie des plans de redressement), Wieser concède : « la réponse, vous la connaissez déjà, j’imagine. Toutefois, tout ce qui s’est fait dans ces pays en crise ne relevait pas des activités de l’Union européenne dans le cadre de la procédure législative ordinaire. Il s’agissait de mesures mises en œuvre dans le cadre de l’Eurogroupe par des institutions particulières. Et ils n’étaient pas là-bas en tant qu’organe législatif, mais en tant qu’experts de l’Eurogroupe ».
Fausses négociations et vrai chantage ?
Le traité sur l’Union européenne permet-il qu’une seule et même personne endosse ces deux rôles différents ?
A cette question, Veronica Nilsson, membre de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) répond par la négative : « La Commission européenne est la gardienne du Traité, elle est tenue de le respecter à tout moment […], en toutes circonstances […] y compris pour la Troïka, [...] et pour moi, c’est évident qu’elle ne l’a pas fait ».
Cela est loin d’être le seul débordement dans ce flou juridique. À Athènes, la délégation est allée jusqu’à s’ériger en législateur et à pratiquer un véritable chantage sur les ministres.
Sur ce point, Louka Katséli, ministre du travail grec jusqu’en 2011, nous montre un courrier officiel qu’elle a reçu : « Madame la Ministre, ce texte n’est pas acceptable. Des éléments clefs en sont absents, et de très nombreux commentaires et propositions ont été ignorés. » Les propositions grecques étaient ainsi systématiquement barrées et remplacées par de nouveaux textes de lois émanent de l’Eurogroupe. Pourtant, « nous étions des fonctionnaires élus, et eux n’étaient que des bureaucrates et des technocrates ».
Dans le même registre, Antonis Manitakis, ministre de la réforme de l’administration jusqu’en juin 2013, s’exprime : « J’ai été ministre pendant treize mois. L’essentiel de mes efforts et de mes soucis étaient de mener à bien les négociations avec la Troïka. Paul Thompson (le négociateur de la Troïka) a été un négociateur hors-pair. Il y a eu du chantage et on a humilié mon pays. Un soir à 23h, j’ai reçu un coup de fil de sa part : ’ cela dépend de toi si la Grèce obtient ou non la prochaine tranche de crédit de 8 milliards d’euros ’, m’a-t-il assené. Il poursuit : « Monsieur Thompson voulait un symbole de crainte et de soumission. Il ne respectait pas ma position de ministre d’un État souverain. Pendant les négociations, j’ai eu l’impression qu’il me considérait comme un représentant d’un pays non seulement endetté, mais aussi corrompu. Un pays de fainéants et d’incapables. Je crois qu’il a pris tout cela sur un plan personnel. Il avait soif de vengeance. Il voulait nous humilier, montrer qu’il avait raison ». Tout ce qui lui importait à ce moment, était donc de pouvoir imposer ses mesures, quel qu’en soit le prix à payer pour la population grecque.
Paulo Nogueira Batista atteste que « le pire qui puisse arriver à un pays est de tomber sous la coupe de bureaucrates internationaux qui croient savoir mieux que lui ce dont il a besoin. En Grèce par exemple, l’ampleur de l’intervention reste stupéfiante. Le programme de la Troïka est si détaillé qu’on dirait un programme de gouvernement complet ».
N’est-il pas très risqué en général de confier un tel pouvoir à des fonctionnaires non élus qui ne sont redevables devant aucun Parlement ? Batista pense que « c’est un problème majeur pour l’Europe, ces fonctionnaires non élus qui décident de tout à Bruxelles. Les « technocrates apatrides » comme les appelait De Gaulle. […] On ne peut pas vraiment sentir les problèmes d’un pays dans un environnement protégé comme Washington ou Bruxelles. Et il est dangereux pour un pays que des décisions cruciales pour l’avenir de ses citoyens reposent entre les mains de gens qui ne connaissent pas la situation ».
La Troïka : Riches et pauvres : Deux poids, deux mesures
- La « liste Lagarde »
Lorsqu’il s’est agi de favoriser les élites, la Troïka a fermé les yeux. En octobre 2010, Christine Lagarde, alors ministre des finances de la France, transmet une liste à son homologue grec qui comprend plus de 2 000 noms de Grecs détenant un compte auprès de la succursale suisse du groupe HSBC. À elle seule, la banque abrite plus de 2 milliards d’euros mis à l’abri du fisc par des grecs fortunés. Pour éviter l’ouverture d’enquêtes, à Athènes, le ministre des finances et les fonctionnaires de la Troïka vont taire l’existence de cette liste. En 2012, une personne bien informée transmet la liste à un journaliste pour qu’il la publie. Depuis lors, elle circule sous le nom de « liste Lagarde », et son expéditrice est maintenant la Directrice générale du Fonds monétaire international.
- La (non) commission d’enquête : 2 062 noms pour 6 enquêtés
Sur ce sujet, Zoé Konstantopoulou, à l’époque députée Syriza et désormais Présidente du Parlement grec, s’exprime : « La liste Lagarde est arrivée en Grèce en septembre 2010. Elle contient 2 062 noms. En janvier 2014, le chef de l’autorité chargé d’enquêter, un proche du premier ministre Antónis Samarás, a déclaré que des contrôles avaient été menés pour 6 personnes. C’est incroyable mais facilement explicable. Sur cette liste, il y a des politiques, des parents de politiques, et une série de gens impliqués dans ce que nous qualifions aujourd’hui en Grèce, de système de collusion frauduleuse ».
L’un des objectifs premier du plan de réforme de la Grèce n’était-il pas de bloquer l’évasion fiscale des riches ? « C’était uniquement sur le papier, rétorque Zoé Konstantopoulou. C’est apparu de manière saisissante lors de la procédure devant la Commission chargée d’enquêter sur la liste Lagarde. Il s’est avéré que le représentant du FMI, détaché auprès du ministère grec des finances, avait dissuadé les fonctionnaires du fisc d’étudier de près ces cas et cette liste ».
Le salaire minimum a été imposé d’une main de fer. Pourquoi n’a-t-on pas usé de la même intransigeance pour obtenir une ouverture d’enquête sur chacun des évadés fiscaux présumés sur la liste fournie par Madame Lagarde ? À cette question, Thomas Wieser répond que « ce sont les orientations politiques de la Grèce qui ont déterminé son système fiscal. Et le fisc grec était ce qu’il était ».
- Le « tout-privatisation »
Dans les pays en crise, on trouve extrêmement injuste que la privatisation des biens publics, et la structure de la fiscalité profitent encore à ceux qui ont souvent contribué eux-mêmes à la crise, en pratiquant l’évasion fiscale. Pourquoi n’est-on pas intervenu à ce niveau ? Là encore, Thomas Wieser répond de manière détachée : « c’est effectivement une évolution fâcheuse qui tient aussi à la maturité du système politique, aux circonstances de la crise, etc. ». En réalité, cela tient surtout au fait que les responsables de la Troïka ne se préoccupait pas de savoir à qui leur programme profitait ou nuisait. Dans tous les pays en crise, la Troïka a imposé aux gouvernements de vendre rapidement le plus de biens publics possibles, permettant aux spéculateurs de réaliser des gains pharaoniques.
Le projet Hellinikon et ses zones d’ombre
L’État grec a même créé le « TAIPED » pour vendre et valoriser ce qu’il possède : des bâtiments officiels aux îles, en passant par le réseau électrique. Ce fond privé bazarde tout à la manière d’Ebay, le Parlement n’a même pas son mot à dire, et bien sûr, les escroqueries vont bon train.
Dans ces privatisations, on dénote par exemple l’ancien aéroport d’Athènes, réaménagé en 2004 pour les Jeux Olympiques. Le site fait trois fois la taille de la Principauté de Monaco, 4km de côtes et de plages. Le TAIPED a piloté l’opération de manière à ce qu’il ne reste qu’un candidat, la société Lambda Development, propriété du milliardaire grec Spiro Latsis. Cette dernière a obtenu le terrain, officiellement estimé à 1,24 milliards d’euros, pour moins de la moitié de ce prix.
Sur la privatisation de cet ancien aéroport, Louka Katséli atteste que « le pays est en train de se faire piller par un petit groupe de gens. Il n’y avait personne d’autre pour enchérir sur cette offre ».
N’est-ce pas étrange que personne ne surenchérisse sur une procédure de privatisation ? Normalement, dans un tel cas, on interrompt le processus et on repousse la vente de 2 ans. À cela, elle répond : « C’est vrai, mais pas dans la Grèce de la Troïka ».
Quel intérêt les autres pays de la zone euro ont-ils à soutenir ce pillage de la Grèce ? Christos Kortzidis, Maire de l’arrondissement d’Hellinikon, répond : « Il s’agit de servir les intérêts des grands groupes. La crise est une bonne occasion de s’emparer des richesses de notre pays. C’est un prix ridicule qui suffira tout juste à rembourser quelques mois de la dette, cela n’a aucun sens ».
Giannis Stournaras, Ministre des finances jusqu’en juin 2014, devenu depuis Gouverneur de la Banque centrale grecque, et qui était à l’époque le chef d’orchestre de cette opération, réfute au sujet de la privatisation de l’aéroport : « J’ai l’impression que vous vous trompez dans vos calculs. Vous oubliez que les investisseurs vont aussi investir ici. Chaque euro investi dans le projet Hellinikon génère 5 euros dans l’économie grecque grâce à l’effet multiplicateur ».
Pourtant, Christos Kortzidis considère que « si l’on parle de plus de 50 000 emplois, cela ne repose sur rien. C’est une histoire à dormir debout. Nous ignorons tout du contrat et de son contenu. Plusieurs députés ont exigé la publication des faits à de nombreuses reprises […], mais le TAIPED, le fond chargé de conduire les privatisations, est une société privée. En tant que tel, il n’est pas tenu de divulguer ces informations ».
À qui profite la vente du site d’Hellinikon ? Qui sont ses investisseurs ? « Spiro Latsis et Lambda Development vont très certainement obtenir le site, explique Zoe Konstantopoulu. Spiro Latsis est l’homme à qui appartenait l’euro-banque. Par ailleurs, il est très lié au groupe EFG, lui-même associé au plus gros dépôt inexpliqué placé sur un compte suisse. L’affaire n’a pas été élucidée, mais son nom figure sur la liste Lagarde ». Pourquoi la Troïka n’est-elle pas intervenue alors qu’elle aurait pu le faire ? « La Troïka, poursuit-elle, a largement soutenue cette politique criminelle, et ce au détriment de l’intérêt général, des citoyens grecs, de la société grecque, et bien sûr, au détriment de la prochaine génération ».
La privatisation de l’eau
Hellinikon n’est pas un cas isolé. Dans tous les pays européens en crise, les citoyens perdent des milliards dans la liquidation de biens publics qui leurs reviennent de droit. Tout y passe, même l’eau, alors que la France et l’Allemagne ont suspendu sa privatisation chez elle. Et les groupes censés racheter les compagnies grecques sont ceux que l’on a écarté depuis longtemps ailleurs.
Pour Maria Karayannopoulou qui se bat contre la gestion de l’eau par le secteur privé, ils raflent tout ce qu’il reste de l’argenterie grecque. Le réseau portugais, modernisé très récemment, s’apprête à tomber dans les mains des mêmes groupes. D’après José Goncalves, responsable d’un service municipal de distribution d’eau, ils n’auront pratiquement pas à investir pendant 10 à 15 ans. Par contre, ils toucheront directement d’importants bénéfices.
Sur la privatisation des biens publics, Carlos Moreno, ancien juge à la Cour des comptes européenne, s’exprime : « On s’est mis à vendre des biens publics pour pouvoir survivre. On nous puni à tous les niveaux. Les salaires dégringolent, les impôts grimpent, l’enseignement public se dégrade, le système de santé est en difficulté. Les assurances sociales nous couvrent moins qu’avant, le chômage est énorme, et ainsi de suite. Alors que les entreprises en bonne santé, on les vend sans nous donner de détails à des sociétés qui possèdent déjà quasiment le monde entier ».
Ne serait-il pas plus avisé d’exclure l’eau de ces privatisations pour montrer à la population grecque que l’on prend ses difficultés au sérieux ? A cette question, Albert Jaeger déresponsabilise la Troïka : « C’est une décision du gouvernement portugais et des élus locaux. Cela mérite d’être étudié de près, mais en général, l’expérience montre que les entreprises privatisées sont gérées de manière plus efficace ».
Le journaliste le confronte au fait que jusqu’ici l’expérience prouve le contraire. Il prend l’exemple de la France, pionnière en matière de privatisation de l’eau, qui est en train de la remunicipaliser, car toutes ses communes ont fait de mauvaises expériences. A cela, Jaeger répond : « Peut-être, mais je suis certain qu’ici on tient compte des expériences faites dans d’autres pays ».
De l’affaire de la banque BPN au Portugal…
La privatisation de la banque BPN est un cas à part. Elle avait été nationalisée en 2008 pour éviter le risque de « course aux guichets » (panique bancaire). L’opération a coûté 5 milliards d’euros à l’État portugais. Et tout d’un coup, dans le mémorandum entre la Troïka et le gouvernement en juin 2011, il apparaît que la banque devra être revendue dans un délai d’un mois. Que fait cette clause dans ce contrat : pourquoi écrit-on dans un protocole d’accord, qu’une banque ‘X’ devra être vendue un mois au plus tard après la signature ? Jaeger, visiblement mal à l’aise, met fin au sujet : « Je ne souhaite pas apporter de commentaires sur des cas particuliers ».
Cette vente précipitée de la BPN imposée par la Troïka ne s’est donc pas faite dans le respect des règles. La banque se retrouve dans l’escarcelle du groupe financier angolais BancoBIC. Et ce n’est sûrement pas un hasard si le directeur de la branche portugaise est Diogo Freitas do Amaral, ex-ministre issu du parti au pouvoir à Lisbonne. Mais aucun représentant ne souhaite fournir de renseignements à ce sujet.
Le Parlement a tout de même créé une Commission d’enquête et João Semedo, membre de l’opposition, a mis des détails étonnants en lumière. Ce dernier s’exprime sur la clause de la vente de la banque BPN imposée par la Troïka : « Nous pensons que si le gouvernement l’a accepté, c’est parce qu’il avait déjà choisi l’acquéreur. Le gouvernement portugais a même aggravé les choses. La vente s’est fait tellement vite que d’autres acheteurs n’ont même pas eu le temps de se faire connaître. Pour des raisons purement politiques. Comme le gouvernement tient à avoir de bonnes relations avec la finance angolaise, il a vendu la BPN 40 millions d’euros, ce qui n’est rien pour une banque avec autant de succursales ». L’un des principaux actionnaires est en effet la fille du président angolais. « Nous savons que la fille du président d’Angola a été impliqué à de nombreuses reprises déjà dans toutes sortes de versements et de financements illicites. Le gouvernement a perdu au moins 5 milliards d’euros dans cette transaction ». Pourquoi la Troïka a-t-elle soutenu ce gaspillage absurde ? Il répond qu’en « signant l’accord avec la Troïka, le gouvernement portugais espérait que la vente de la BPN lui permettrait de ne plus perdre d’argent avec cette banque, mais c’est faux. L’État continue d’en perdre, pas avec la BPN, mais avec les actifs toxiques qu’elle a laissé. Ces actifs continuent d’exister au sein de trois structures, des ‘bad banks’. Ces ‘bad banks’ sont créées par l’État pour y placer les actifs toxiques de la BPN. C’est absolument scandaleux que la Troïka et les institutions qui la composent aient pu autoriser une transaction aussi ruineuse ». Autrement dit, les institutions de la Troïka contribueraient à camoufler des relations suspectes voire corrompues, bien « qu’elle affirmera toujours que seul l’État portugais en est responsable, elle ne reconnaîtra jamais sa responsabilité, alors que c’est elle qui a orchestré la vente de la banque ».
… à la transposition du même schéma pour la Grèce
C’est d’autant plus stupéfiant qu’il s’est produit quasiment la même chose en Grèce au même moment. Là aussi, la Troïka a forcé le gouvernement à risquer des milliards d’euros de perte en lui faisant vendre les banques nationalisées. Après l’échec du premier plan de sauvetage grec, les gouvernements des autres États de la zone euro ont dû se rendre à l’évidence : sans remise de dette, l’État courrait droit à la faillite.
Si bien qu’en 2012, l’Eurogroupe a contraint les créanciers privés de l’État grec, c’est-à-dire les banques et les investisseurs, à le soulager de 108 milliards d’euros. Mais comme on avait attendu deux ans pour le faire, les banques grecques ont été le plus touchées par cet allégement de la dette. La plupart des autres banques, allemandes et françaises surtout, avaient déjà tiré leurs épingles du jeu. Si bien que les Grecs ont dû s’endetter de 50 milliards d’euros supplémentaires pour sauver leurs banques du naufrage. Dès lors, les quatre grandes banques grecques ont été nationalisées de fait. Mais la Troïka a forcé la Grèce à les reprivatiser au plus vite et à n’importe quel prix. Cela a eu des conséquences absurdes. Des fonds d’investissement américains ont acheté des actions de banques grecques à prix sacrifié, et qui ont généré d’énormes profits. Par exemple, la société de John Paulson, grand patron américain de Hedge Funds, a annoncé près de 6 % de bénéfices au premier trimestre 2014, rien qu’avec des titres grecs.
Combien d’argent l’État va-t-il récupérer lors de la revente des banques à des investisseurs privés ? A cette question, Varoufakis répond sans équivoque : « juste une partie, les deux-tiers environ. C’est une assez bonne estimation du désastre devant lequel nous nous trouvons. La Troïka a fermé les yeux sur le processus de recapitalisation des banques grecques. Soit par complicité, soit par bêtise. Mais comme les représentants de la Troïka à Athènes sont très malins, je penche plutôt pour la complicité ».
En voyant ce que l’État grec a payé pour une action de l’Eurobanque, et ce que les fonds d’investissement américain ont versé pour le même titre, « on ne peut pas renoncer comme ça à plusieurs milliards, alors que chaque euro est vital ». À cette affirmation du journaliste, Thomas Wieser explique tant bien que mal « que l’on fait erreur si l’on pense que l’on a délibérément offert quelques milliards à je ne sais qui. C’est tout simplement qu’une quantité phénoménale d’argent s’est perdue dans la fusion du système bancaire grec. Cela ne fait aucun doute ».
Pourquoi les grecs n’ont-ils pas pu procéder comme les américains, et conserver leurs banques jusqu’à ce qu’elles redeviennent rentables et puissent être revendues avec un bénéfice ? À cette question, Theodoros Pantalakis, ancien directeur d’une des banques nationalisée, répond que « cela aurait sûrement pu être faisable, mais le gouvernement grec a cédé aux exigences de ses créanciers, qui voulaient qu’il revende les banques au plus vite ». C’est pour cela que sur les 40 milliards d’euros correspondant aux reventes, l’État grec n’en percevra que 25 milliards, au mieux. Soit une perte de 15 milliards d’euros pour la Grèce, l’équivalent des économies réalisées sur son budget santé depuis 2010.
À la question, pourquoi en est-il ainsi, Theodoros Pantalakis poursuit : « C’est l’autorité des marchés. C’est pour cela que nous payons. Les marchés se calment quand ils ont leur part du gâteau. C’est le prix de l’équilibre ».
Si les Grecs ont chassé leur gouvernement, c’est justement parce qu’il s’est trop docilement soumis à la pression des créanciers à leurs goûts. À charge pour la nouvelle équipe de négocier l’arrêt de liquidation avant qu’il ne soit trop tard.
Les dispositions du nouveau gouvernement Tsipras
Varoufakis s’est positionné en affirmant qu’il ne pouvait pas poursuivre le programme en cours, et qu’il en fallait un autre. Quelles conditions du programme actuel le nouveau gouvernement grec n’est-il pas prêt à satisfaire ou en mesure de satisfaire ? A cette question, il répond : « Si l’on classe les nombreuses affaires de corruption et de pillage des deniers publics de la plus grave à la plus insignifiante, on s’aperçoit que le programme de réformes actuels ne s’attaque qu’aux petits problèmes et délaisse complètement les gros. Voilà pour le premier point. Deuxièmement, ce n’est pas que nous ne nous sentons pas engagés par l’accord avec la BCE, le FMI et nos partenaires européens, mais nous cherchons un moyen de reconsidérer la philosophie macroéconomique et le contenu microéconomique des réformes du programme existant. Notre gouvernement représente une chance pour l’Europe. Nous avons l’élan nécessaire pour en finir avec cette mentalité du ‘Business as usual’. Nous disons à nos partenaires européens : ’ cela ne vous plaît peut-être pas que nous ayons été élus car nous sommes un parti de la gauche radicale, mais servez-vous de nous pour tourner une page en Grèce et en Europe’ . ».
Le cas de Chypre : des accords sous contraintes
Chypre est le dernier pays de la zone euro à avoir eu besoin de crédits d’urgence début 2013, suite aux spéculations malheureuses de ses banques. Mais dans ce cas, l’Europe a voulu frapper fort pour donner l’exemple. Elle n’a pas débloqué de fonds publics pour sauver les établissements bancaires. D’autant plus qu’ils avaient la réputation d’encourager la fraude fiscale et le blanchiment d’argent sale. C’est pourquoi les ministres des finances de la zone euro ont obligé le gouvernement chypriote à faire assumer les milliards d’euros de perte par les clients des banques eux-mêmes, contrairement à ce qui s’était fait dans tous les autres pays en crise.
Mais en mars 2013, afin d’éviter que la « course aux guichets » ne s’étende à la Grèce, la Troïka a contraint les banques chypriotes à vendre leurs filiales grecques, et ce à un prix extrêmement bas. De nombreux chypriotes en concluent qu’on les a escroqué de plusieurs milliards d’euros.
Est-ce possible ? Quelle a été la conséquence de cette mesure pour les chypriotes ? Nicholas Papadopoulos, député et président de la Commission des finances, répond à ce sujet : « Les deux grandes banques de Chypre se sont aussitôt retrouvées insolvables. Car nous avons quasiment donné ces succursales à la Grèce. Bien qu’elle valait 4 milliards d’euros. La décision s’est prise au niveau européen, et nous a obligé à les vendre 500 millions d’euros. Cette décision nous a fait perdre 3,5 milliards d’euros. Et à l’inverse, la banque du Pirée, qui a hérité de ces succursales, y a gagné 3,5 milliards d’euros. On a imputé ces pertes aux déposants chypriotes alors que cela n’a pas eu de conséquences pour les déposants grecs. L’Eurogroupe a pris délibérément cette décision, avec la Troïka en Grèce et à Chypre, avec les banques centrales. Cela s’est fait intentionnellement, parce que quelqu’un au niveau politique a décidé que Chypre était moins importante que la Grèce. Ils ont pris l’argent des investisseurs chypriotes, et ils l’ont donné à une banque grecque. Pour moi c’est l’un des plus gros scandales de l’Histoire de la zone euro. Cette transaction a rapporté des milliards à certains ».
Pourtant, le Parlement et le gouvernement chypriote ont donné leur accord eux-aussi. Certes, confirme Papadopoulos, mais « ils avaient le pistolet sur la tempe. On nous a forcé à accepter car nous étions en faillite ».
Papadopoulos poursuit ces accusations : « Chypre a été victime d’un pillage éhonté à l’échelle de l’État. Je le répète, ces transactions ont rapporté des milliards à la banque du Pirée, et au niveau privé aussi. Le PDG de la banque du Pirée, Michael Sallas, avait des créances douteuses dans l’une des banques vendues. Il en avait pour plus de 150 millions d’euros. Et cette créance a été annulé au moment de la transaction. En gros, nous leur avons donné notre argent ».
Si cela est vrai, cela signifie que des hauts responsables de la BCE et de la Commission ont volé 3,4 milliards d’euros aux chypriotes avec la bénédiction des ministres des finances de l’Eurogroupe. Tout cela, dans un pays où le PIB n’est que de 17 milliards d’euros.
La banque grecque à qui ces crédits et autres investissements ont été transmis, a annoncé trois semaines plus tard, un bénéfice de 3,4 milliards d’euros. Si cet argent avait été à la disposition des banques chypriotes, on n’aurait jamais dû l’enlever des mains des déposants de ces banques.
Le rôle de la Troïka dans ces zones d’ombres
Kypros Chrysostomides, avocat, a déposé une plainte devant la Cour de Justice à Luxembourg. L’ampleur de la somme des montants perdus par les clients qu’il représente est de plus de « 100 millions d’euros au total, représentant des gens ordinaires, des entreprises aussi, mais surtout des gens ordinaires, des retraités par exemple ». Ses clients reprochent aux institutions européennes « d’avoir agi au mépris du droit européen. Car l’Eurogroupe, la Banque centrale européenne, la Commission et le Conseil en particulier, n’ont pas respecté la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Et bien sûr, ils ont agi au mépris du principe d’égalité et de non-discrimination ».
À la question : quel rôle la BCE a-t-elle joué dans tout cela ? Chrysostomides affirme que « Monsieur Asmussen avait dit à la république de Chypre, que si elle n’adoptait pas le plan de sauvetage de l’Union européenne avant le 21 mars, l’aide financière aux banques chypriotes serait interrompue. Comment la Banque centrale peut-elle adresser une remarque d’ordre politique à un membre de l’Union européenne ? ».
Pensez-vous que la BCE a enfreint le droit européen par l’intermédiaire de son directeur allemand Jorg Asmussen ? Il confirme : « la BCE a agi illégalement ».
Si procès il y a, Michael Sarris sera un témoin important car c’est lui qui, en tant que Ministre des finances jusqu’en 2013, a mené les négociations pour Chypre. Il témoigne : « nous avons quitté les négociations en disant que c’était inacceptable. Puis l’équipe de Joachim Almunia, à l’époque Commissaire à la concurrence, a rendu son arbitrage à Bruxelles. La décision est tombée et ils ont aussitôt fait un profit de 3 milliards de dollars ».
Cela veut dire que la banque grecque insolvable avait été sauvée du jour au lendemain. N’est-ce pas injuste ? A cela, Sarris répond : « Oui, c’était injuste. Et ils nous l’ont dit sans détour. Soit nous acceptions le plan et tout ce qui allait avec - et notamment des pertes pour les déposants. Soit nous quittions la zone euro - ce qui aurait été une catastrophe monumentale pour notre pays. Alors on n’avait pas le choix. C’était ‘marche ou crève’ ».
La Commission et la BCE ont-elles offert des milliards en douce à la Grèce ? Un indice fort étaye cette accusation. Il s’agit d’un e-mail que l’employé de la Commission en charge du dossier a envoyé à tous les participants peut avant la décision finale. Ce document explique le déroulement de la transaction. Tout à la fin, on trouve un tableau, confirmant ce que disait Nikolas Papadopoulos : pour la vente des filiales grecques des banques chypriotes, les fonctionnaires de la Commission ont délibérément fixé un prix beaucoup trop bas, que les chypriotes furent obligés d’accepter. Un mois plus tard, la banque du Pirée, heureuse acquéreur des succursales des banques chypriotes, affichait un accroissement de capital de 3,4 milliards d’euros. La Troïka semble bien avoir fait cause commune avec une banque grecque.
La reconnaissance des responsabilités de la Troïka
Stavros Zenios, membre du Comité de direction de la Banque centrale de Chypre depuis 2013 considère que « c’est 10 % du PIB du pays que l’on a transféré en dehors de Chypre avec cette vente. Cela ne sent pas bon. Les chypriotes veulent des explications. Des erreurs ont été commises, et quelqu’un doit en payer le prix. Mais le prix fixé était manifestement excessif, et seuls les petits l’ont payé. Nous ne disposons pas d’assez d’informations pour juger s’il s’agit d’erreurs ou de corruption, mais ce genre de questions ne peut pas continuer de planer au-dessus des institutions européennes. Il me paraît essentiel de lancer une enquête au niveau européen ».
Allez-vous vous battre devant le Parlement nouvellement élu pour initier d’autres enquêtes sur des affaires passées ? A cette question primordiale, Othmar Karas répond sans détour qu’ « il n’y a pas eu d’enquête, et il n’y aura pas de commission d’enquête, car il n’y a pas lieu d’en nommer une ».
Est-il impossible de demander des comptes aux responsables au sujet des erreurs commises ? Karas poursuit de manière assurée : « Je maintiens que l’action de la Troïka était nécessaire et a été un grand succès. Le Parlement l’affirme aussi à une large majorité. Il n’y avait guère d’alternatives au travail de la Troïka. Nous devons tirer les leçons des dysfonctionnements, des leçons de cette action. Mais avec le recul, il est évident que c’était la seule possibilité que nous avions. Et ces succès nous donnent raison ».
C’est précisément cette attitude de Bruxelles et de Berlin qui monte les citoyens contre cette Europe-là. Et c’est la raison pour laquelle les Grecs ont élu un gouvernement prêt à se dresser contre cela. En continuant de refuser toute explication et d’assumer leurs erreurs, les dirigeants européens compromettent toutes les avancées apportées par la construction européenne ces dernières années. Avec une telle politique, l’Europe, jadis synonyme d’espoir, d’avenir meilleur, apparaît désormais comme une menace pour beaucoup. Alors même qu’on pourrait bien répartir le poids de la crise plus équitablement, demander des comptes aux responsables, et surtout changer de cap après le fiasco des plans d’austérité et tenter de redonner un avenir aux pays en crise via l’investissement.
Alors pourquoi ne l’a-t-on pas fait depuis longtemps ? A cette question, Paul Krugman apporte un éclairage : « de nombreuses études psychologiques et sociologiques montrent que les personnes qui ont des convictions profondes ne changent pas d’avis, même face à l’évidence. Et même, plus elles en savent, plus elles résistent. ».
Philippe Legrain, ancien conseiller de la Commission européenne considère lui que « ces fonctionnaires non élus, non redevables, et souvent incompétents, qui décident à Bruxelles du sort des gens dont ils ignorent tout et à qui il est impossible de demander des comptes, ça ne fonctionne pas. Ainsi, quand Angela Merkel prend des décisions politiques aux conséquences terribles pour le peuple grec ou portugais, elle n’a de compte à rendre qu’à ses électeurs allemands. Et quand on travaille à la Commission, on y est à vie. Bien sûr, on doit des comptes à son supérieur, mais certainement pas pour les souffrances que l’on a pu causer ».
Comment se fait-il que ces gens possèdent un tel pouvoir ? Pourquoi le confier à des fonctionnaires qui ne risquent rien dans ce jeu ? Comme l’affirme James Stewart, économiste au Trinity College de Dublin, « c’est extraordinaire qu’avec une conception du monde aussi étroite, ils aient réussi à prendre le contrôle des institutions et à avoir une telle influence sur la vie de millions de gens de toute la zone euro ». Ils ont probablement réussi à prendre le pouvoir sur toute la Commission car « ils ont commencé à travailler quand la pensée néo-classique ou néo-libérale était dominante : l’idée que les dettes publiques sont une mauvaise chose, qu’il s’agit de minimiser au maximum l’intervention de l’État, que les décisions du secteur privé sont toujours bonnes, celles du secteur public toujours mauvaises. Cette idéologie prévalait à leur entrée en fonction ; même si c’était il y a 20 ans, ils n’ont rien appris de l’Histoire ».
Une puissance incontrôlée, qui n’a de compte à rendre ni au Parlement, ni à l’opinion publique : voilà ce qui fait de la Troïka cette puissance incontrôlable. Combien de temps cela va-t-il encore durer ?
Source : http://cadtm.org