Source : www.mediapart.fr
27 février 2015 | Par Ludovic Lamant
Une note des services français a « fuité », qui défend l'une des clauses les plus controversées du traité de libre-échange avec les États-Unis. Joint par Mediapart, Matthias Fekl, le secrétaire d'État au commerce, assure que cette note n'a été « ni vue ni validée », et met en cause des fonctionnaires « dans la technostructure ». L'affaire pose la question des vraies marges de manœuvre politiques dans ce dossier très sensible.
Il n'est pas si fréquent qu'un membre d'un gouvernement en exercice désavoue publiquement des hauts fonctionnaires français. Le secrétaire d'État au commerce extérieur, Matthias Fekl, chargé de l'épineux dossier du traité de libre-échange avec les États-Unis (surnommé le « TAFTA » par ses adversaires), a décidé de dire tout haut son agacement, face à certains « technos » qui prennent un peu trop de liberté par rapport aux consignes officielles : « Même si cela déplaît à certains, c'est le gouvernement, responsable devant le parlement, qui détermine ses positions, et les techniciens qui les appliquent », déclare-t-il à Mediapart.
Pourquoi Fekl a-t-il choisi de faire cette mise au point ? Une « note » fixant « la position des autorités françaises » sur le traité de libre-échange en chantier, envoyée par les services de Matignon (le SGAE) à l'ensemble des eurodéputés français, a « fuité » jeudi. Sur le principe, la méthode n'est pas nouvelle : Paris a l'habitude de conseiller aux élus français de prendre telle ou telle position sur les votes à l'agenda à Strasbourg. Libre à chaque député, ensuite, d'écouter ou non ces arguments.
Mais dans le cas présent, le contenu des quatre pages est plutôt surprenant. Il détonne même par endroits avec les discours officiels. Un point, en particulier, n'a pas manqué d'attirer l'attention : le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur (ISDS, dans le jargon), l'une des dispositions les plus contestées du traité en négociation, parce qu'elle autorise des entreprises à attaquer des États en justice (lire notre enquête). Cette clause est si controversée qu'elle menace même d'engloutir l'ensemble des négociations.
Najat Vallaud-Belkacem et Matthias Fekl le 22 décembre 2014, à l'Elysée. © Gonzalo Fuentes. Reuters.
Le texte en débat à Strasbourg, rédigé par un élu social-démocrate allemand, doit permettre de faire émerger une position du parlement européen sur les négociations menées par la commission de Bruxelles. Ce brouillon prend ses distances, sans détour, avec l'ISDS. La note des services français, elle, estime que « le projet de résolution (en débat au parlement européen, ndlr) tranche de manière un peu trop catégorique cette question (du mécanisme d'arbitrage, ndlr). Une approche plus prudente sur ce sujet délicat pourrait être préférable en raison des risques de précédent, avec des États dont les standards juridictionnels ne correspondent pas à ceux qui prévalent aux États-Unis ».
En clair : Paris incite en douce les eurodéputés français à ré-intégrer le mécanisme d'arbitrage dans le futur traité. La position du gouvernement français sur l'ISDS a longtemps été floue. Les secrétaires d'État qui se sont succédé (pas moins de cinq depuis mai 2012) n'ont pas toujours eu la même approche du dossier. Mais Fekl – en tout cas dans ses prises de position publiques – a plutôt cherché à durcir le ton contre l'ISDS, et construire des alliances ailleurs en Europe, pour aller dans ce sens.
« Cette note n'a été ni vue, ni validée, réagit Matthias Fekl. Elle ne reflète pas la position du gouvernement, que je construis depuis mon arrivée. J'ai d’ailleurs convoqué dès aujourd'hui dans mon bureau les responsables de ce dysfonctionnement, pour faire en sorte que cela ne se reproduise pas. Une note rectificative sera diffusée, en temps utile. »
Après la « fuite » de la note du SGAE, plusieurs collectifs étaient montés au créneau jeudi. Attac s'est inquiété d'un gouvernement « prêt à tout pour sauver l'ISDS » : « critiques de façade du mécanisme face au rejet largement exprimé dans l'opinion publique, mais travail en souterrain pour s'assurer de son maintien dans les négociations », résume l'association, qui dénonce « la duplicité et la fausseté » de Matthias Fekl. L'eurodéputé écolo Yannick Jadot n'a pas manqué d'ironiser sur la « marche arrière » de l'exécutif français.
« Je comprends tout à fait que des organisations comme Attac demandent des explications, répond Fekl. Mais la position de la France n’a pas changé. Cette confusion est regrettable mais il ne faut pas lui donner plus d’importance qu’elle n’en a. » Cette « confusion » risque tout de même de relancer de vieux débats sur les divisions du camp français sur le libre-échange. Le grand écart a souvent été manifeste, entre un Quai d'Orsay (où travaille Matthias Fekl) plutôt sur la défensive, et des services, à Bercy, au Trésor, à Matignon ou encore à la représentation permanente (RP) de la France à Bruxelles, bien plus allants sur ces questions.
Ce flagrant délit de « double discours » est donc loin d'être anecdotique pour le secrétaire d'État au commerce : il pose la question de sa véritable autorité sur ce dossier considéré comme une priorité par l'exécutif – et en particulier de l'autorité d'un politique, sur l'administration. D'où le choix, pour Matthias Fekl, de hausser le ton. « Il n'y a pas du tout plusieurs discours, rétorque Matthias Fekl. Mais ce qui est certain, c'est qu'à tel ou tel endroit dans la technostructure qui suit l'Europe, que ce soit en France ou ailleurs dans l'Union, des gens ont pris de mauvaises habitudes. Ils négocient à partir de schémas routiniers. »
Adversaire déclaré de l'ISDS, Emmanuel Maurel, un eurodéputé socialiste qui suit les questions commerciales au parlement, reconnaît que « le gouvernement français est ambigu sur cette question ». Avant de préciser, en défense de son collègue : « Mais je ne veux pas accabler Matthias Fekl, qui est moins ambigu que beaucoup d'autres, et qui nous a plutôt aidés jusqu'à présent, dans une affaire où on n'est quand même pas forcément majoritaires. »
Pour sortir l'épine ISDS du traité en chantier, le gouvernement français s'est rapproché, depuis janvier, de ses partenaires sociaux-démocrates. Fekl s'est rendu à Berlin en janvier pour sceller une position commune avec Sigmar Gabriel (ministre de l'économie) et Matthias Machnig (secrétaire d'État aux affaires économiques), deux figures du SPD. Des réunions au format élargi – avec des ministres suédois, néerlandais, luxembourgeois et danois – se sont déroulées dans la foulée, à Paris puis Bruxelles. Dernière étape en date : samedi dernier à Madrid, lors d'un sommet du Parti socialiste européen, les sociaux-démocrates se sont entendus sur une approche commune opposée à l'actuel ISDS, si l'on en croit les déclarations officielles. Cette dynamique, inédite depuis le début des négociations sur le TTIP à l'été 2013, pourrait obliger la commission européenne à intégrer certaines de leurs propositions dans le nouveau texte sur ISDS, qu'elle prépare.
Paris et d'autres capitales disent travailler à une réforme « en profondeur » du mécanisme d'arbitrage, assure Fekl. Voici les pistes de réflexion, pour protéger les droits des États à réguler, face aux pressions des entreprises : préciser les définitions juridiques des concepts qui permettent à certains groupes privés de remettre en cause des politiques sanitaires ou encore environnementales, instaurer des pénalités massives pour les entreprises qui introduiraient des recours abusifs, ou encore mettre en place une cour permanente d'arbitrage (plutôt que la myriade de tribunaux actuels, opaques).
Mais s'agit-il de mettre au point un « ISDS light », plus « propre », comme le redoutent certains, afin de mieux débloquer l'avancée du traité tout entier ? Ou de rompre, pour de bon, avec la logique de l'ISDS ? « La vraie question, c'est de savoir si l'on peut porter au niveau européen, au niveau international, quelque chose de totalement neuf, qui n'ait plus rien à voir avec le mécanisme d'arbitrage d’aujourd'hui. On ne sait pas encore ce que cela donnera au final, mais nous avons lancé un processus décisif et nos positions sont fermes », répond Fekl. Il est encore loin d'avoir convaincu tout le monde sur ce point.
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