Les yeux rivés sur les statistiques, les responsables européens n’en finissent pas de guetter le moindre signe de réconfort. Ce 23 octobre, tous se félicitaient de la bonne nouvelle : après deux années d’effondrement, l’Espagne est enfin sortie de la récession. Et quel rebond ! L’économie espagnole a enregistré une croissance au troisième trimestre de… 0,1 %. Autant dire que, compte tenu des aléas statistiques, il se pourrait qu’au terme de révisions ultérieures, la croissance se transforme en une stagnation ou une nouvelle chute de 0,1 %.
Mais cela importe peu. L’essentiel, pour les responsables européens, est de rassurer, de se rassurer. La fin de la récession en Espagne, qui fait suite à une stabilisation de l’économie dans les principaux pays de la zone euro depuis le deuxième trimestre, est bien la preuve, soutiennent-ils, que la politique d’austérité, si décriée par les populations et des économistes, marche.
L’Europe est-elle en train de toucher les fruits d’un ajustement budgétaire et fiscal sans précédent dans l’histoire économique contemporaine ? Ou bien d’autres forces sont-elles à l’œuvre ? Dans sa dernière note de conjoncture, « La crise sur un plateau », l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) répond sans hésiter : « Selon les tenants de la rigueur à marche forcée, l'amélioration du climat conjoncturel dans la zone euro illustrerait les premiers bénéfices de la stratégie de consolidation budgétaire telle qu'elle a été conduite depuis 2010. (…) On peut plutôt voir dans l'embellie de la conjoncture en zone euro la conséquence des arrangements institutionnels qui ont permis de contenir la crise des dettes souveraines et qui ont consisté à faire endosser le risque de détention de dette souveraine par des tiers via une forme de mutualisation. » En un mot, pour les économistes de l’OFCE, ce n’est pas la politique d’austérité, mais plutôt son relâchement et le recours à des solutions hors cadre et hors norme, qui ont apporté un relatif soulagement.
Le débat sur les effets des politiques d’austérité n’est plus circonscrit aux seules sphères académiques. Il fait rage jusqu’au sein de la Troïka, cet organisme supranational composé de membres de la Commission européenne, de la banque centrale européenne (BCE) et du fonds monétaire international (FMI). Après avoir émis des critiques de plus en plus fortes sur la gestion de la crise en Europe, le FMI ne cache plus sa volonté de vouloir quitter la Troïka (voir La Troïka menace d’imploser).
Et c’est aussi sur la manière dont l’Europe a appréhendé la crise et les remèdes qu’elle y a apporté que revient l’OFCE. Bien avant que l’économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, n'en popularise le concept et reconnaisse que l’institution avait fait une erreur majeure d’appréciation, Xavier Timbeau, directeur du département analyse et prévision, qui ne cache pas son attachement au keynésianisme, s’était penché sur les effets du coefficient multiplicateur. C’est-à dire l’effet de levier que peut exercer la dépense publique sur l’économie.
L’OFCE y revient dans son étude, en pointant d’abord les erreurs systématiques de prévision de la Commission européenne sur l’état de l’économie européenne et sa croissance à venir, les écarts allant jusqu’à 2,7 points de PIB en 2009, 3,4 points en 2010. « De telles révisions ne sont pas neutres pour calibrer la politique de consolidation budgétaire. Car à déficit donné, la réduction de l’écart de production estimé accroît la part du déficit structurel perçu et appelle une rigueur accrue. C’est bien ce qui est advenu en 2010 quand les plans de relance ont fait place à des plans de restriction budgétaire drastiques. Généralisés à l’ensemble des pays membres, ils ont cassé net la reprise naissante en 2009 et en 2010 et ont précipité la zone euro dans une nouvelle récession. »
Pour l’OFCE, l’Europe était bien engagée dans un cycle normal de reprise de l’économie, après la récession de 2008. L’activité était en train de repartir, l’emploi aussi. Certes, insistent les économistes, la crise avait laissé de lourdes traces dans les comptes publics, les gouvernements ayant choisi de soutenir l’économie en laissant jouer les stabilisateurs économiques, sans parler aussi du sauvetage du système bancaire. Au sortir de la récession en 2008, les déficits publics sont donc tous très au-delà des normes. En patientant et en laissant faire la reprise, les effets de la crise se seraient résorbés petit à petit, soutient l’OFCE. Mais les Européens en ont décidé autrement. Dès la fin 2009, ils ont choisi de s’attaquer aux déficits budgétaires trop tôt, alors que l’économie était encore en bas de cycle, et de façon mal calibrée, en sous-estimant les effets récessifs, et tous en même temps, ce qui a amplifié la baisse, accuse l’institut. À peine sortie de la récession, l’économie européenne y est retombée une deuxième fois.
« En France, la politique budgétaire est devenue restrictive dès 2010, quand les plans de relance ont fait place à un resserrement. La restriction budgétaire s’est ensuite accentuée, jusqu’à porter l’impulsion négative à -1,8 point de PIB en 2011, à -1,2 point en 2012 et à -1,4 point en 2013. Au total, durant les quatre dernières années, la restriction a atteint un niveau inégalé sur les quarante dernières années, soit près de 5 points de PIB de cumul d’IB entre 2010 et 2013, contre 3 points lors de l’assainissement budgétaire imposé par le Traité de Maastricht dans la seconde moitié des années 1990 », note le rapport.
Une Europe déchirée
Les ajustements budgétaires, imposés en Europe, ont été les plus violents que l’histoire économique occidentale ait connus. Loin de rassurer, ils ont plutôt affolé les investisseurs financiers, provoquant une crise des dettes souveraines. Si la zone euro connaît aujourd’hui une accalmie, c’est plus aux interventions hétérodoxes de la BCE, qui a accepté d’accorder une certaine garantie à la zone euro, qu’à la politique européenne qu’elle le doit, selon l’analyse de l’OFCE.
Celui-ci souligne d’ailleurs combien les banques centrales sont devenues des instances décisives dans cette crise mondiale sans précédent, où tous les mécanismes habituels – taux d’intérêt bas, facilité monétaire – ne parviennent pas à relancer la machine. « Cela indique une situation de trappe à liquidité où la politique monétaire conventionnelle a atteint ses limites et où la capacité des institutions monétaires à énoncer un avenir auto-réalisateur est cruciale. Or, comme pendant la crise de 1929, le débat fait rage sur cette capacité et fait douter de la voie pour la sortie de crise. La politique monétaire est au cœur de cette incertitude : a-t-on mis en place des mesures extraordinaires qui retiennent les économies au bord de la catastrophe ? Les retirer est-il opportun ? Ou bien n’a-t-on fait qu’improviser un pis-aller dont les conséquences inflationnistes seront la source d’une prochaine crise ? » insiste le rapport.
Au sortir de cette récession de six ans, le spectacle européen apparaît déprimant. C’est une Europe écartelée, déchirée entre le Nord et le Sud – le PIB par habitant y est inférieur de 8 % à celui de 2007 –, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas, entre les pauvres et les riches, qui émerge des décombres. « La crise va laisser des traces profondes en termes de revenus, de chômage et de pauvreté », note l’OFCE.
Les politiques récessives ont entraîné une chute économique sans précédent. La destruction est sans équivalent en période de paix, depuis la crise de 1929. La seule amélioration visible est celle des soldes courants, plus liée à la chute des importations qu’à une relance des exportations. Pour le reste, les déficits publics sont bien plus longs à résorber que prévu. Quant aux dettes publiques, elles atteignent des niveaux exorbitants : 92 % du PIB en Espagne contre 57 % en 2007, plus de 120 % en Italie, 160 % en Grèce…
La sortie de la récession ne veut pas dire la reprise de la croissance, note l’OFCE. L’activité économique ne repose plus sur aucune force d’entraînement. La consommation ? Elle est tombée au plus bas, alors que les ménages paient l’essentiel des politiques d’austérité et d’ajustement budgétaire, sans parler des chômeurs qui luttent pour ne pas tomber dans la trappe de la pauvreté. Selon les dernières données d’Eurostat, le taux de pauvreté est de 21,8 % en Espagne et de 21,4 % en Grèce, contre 15,8 % en Allemagne et 14 % en France.
L’investissement ? Toutes les entreprises ont suspendu leurs dépenses d’investissement, faute de moyens financiers et de perspectives. Les marchés extérieurs ? Tous les pays européens font le même pari. Mais l’interconnexion des économies ne laisse guère d’issue : il n’y a pas de continent ou de pays préservés. Le marasme des uns se diffuse vers les autres, comme le montrent la Chine ou le Brésil.
Cette absence de dynamisme est lourde de sous-entendus : la croissance s’annonce sans emploi. Le chômage, qui a atteint un niveau stratosphérique en Europe du Sud, n’est pas près de se résorber. À ce stade, certains économistes en arrivent à penser que réaliser des taux de croissance de 0,1 %, 0,2 %, 0,5 % dans les meilleures années est peut-être la nouvelle norme, qu’il faut s’habituer à vivre avec un chômage structurel élevé, que les États doivent adapter leurs dépenses en conséquence, comme tous les ménages. Les économistes de l’OFCE contestent vivement cette « nouvelle normalité ».
Celle-ci leur semble à la fois erronée et dangereuse. Le risque est grand en effet que les pays au sein même de l’Europe se laissent aller à une guerre économique qui ne dise pas son nom, se lançant des surenchères concurrentielles sans limite – fiscale, sociale, réglementaire –, entraînant chacun dans une spirale déflationniste. La baisse des salaires ne pouvant que se propager aux autres, comme le signale l’OFCE sur le cas espagnol, qui par ce biais-là a réussi à gagner des parts de marché à l’extérieur.
« Il faudra des années à la zone euro pour se remettre de cette cure d'austérité trop ample et trop précoce, alors qu'une stratégie d'ajustement budgétaire graduelle aurait été bien plus efficace en ne brisant pas la croissance quand elle a timidement redémarré en 2009 », écrit l’OFCE. Après s’être lourdement trompés dans la gestion de la crise, les responsables européens vont-ils persister dans l’erreur ?
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