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A Villeurbanne, un « village vertical » comme une alternative à la crise du logement
De larges plans des appartements ornent toujours les murs qui attendent d’être peints. Le sol n’est que béton brut, les portes n’ont ni poignée ni serrure... Nous sommes alors fin mars, et les futurs habitants ont encore plusieurs semaines à patienter. Mais en juin, enfin, ils pourront emménager dans ces logements imaginés il y a huit ans déjà comme une troisième voie, capable peut-être d’apporter une réponse à la crise du logement. "La coopérative d'habitants, c’est un projet social, écologique, ouvert sur le quartier, un projet où l’on décide au consensus et où il faut travailler", résume Antoine Limouzin, 39 ans, l’un de ceux qui ont lancé l’aventure du "village vertical" en 2005.
Dans un des appartements du "Village vertical", encore en travaux. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
"Avec l’arrivée de notre premier enfant, il nous fallait un logement plus grand. Mais nous voulions sortir du système de compétition qu’impose la course aux agences immobilières. Alors avec trois couples d’amis, on s’est mis en quête d’un bâtiment industriel à rénover", explique-t-il. Trop compliqué, trop cher : plusieurs mois de recherches infructueuses les font renoncer. Vient alors l’idée de sortir des sentiers battus pour inventer un projet plus militant. Ils créent une association et commencent à chercher des partenaires : bailleurs, élus, structures d’insertion...
C’est ainsi que leur route croise celle d’Habicoop qui cherche à promouvoir le modèle des coopératives d’habitants existant en Suisse ou dans les pays scandinaves, mais qui n’ont plus de cadre juridique en France depuis 1971. Dépassant les conceptions classiques de propriétaire et de locataire, la coopérative permet que des personnes mutualisent leurs ressources pour concevoir, construire et gérer collectivement leurs futurs logements.
Lutter contre la spéculation
En achetant des parts sociales de la coopérative, les habitants disposent d’un droit de vote sur les décisions importantes selon le principe "une personne, une voix". Ils seront donc propriétaires collectivement de l’immeuble où ils vont vivre. Ils paieront ensuite chacun un loyer à cette même société coopérative en fonction de la taille de leur logement : ils seront donc locataires à titre individuel de leur appartement. Une façon de lutter contre la spéculation. "On ne peut pas revendre son logement, seulement ses parts. Ce qui ne peut donner lieu à aucune plus-value, c’est dans les statuts", explique Jean-Paul Sauzède, secrétaire adjoint de l’association Habicoop. Les habitants sont séduits. "On ne savait pas à quoi on allait arriver, mais on savait qu’on allait se loger mieux qu’en passant par l’agence du coin", confie Antoine Limouzin.
L'immeuble, éco-conçu, se dresse au cœur d'un quartier populaire de Villeurbanne. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Le village vertical va devenir un projet pilote, et ce à plus d’un titre. Les futurs habitants nouent un partenariat avec les collectivités locales et la coopérative HLM Rhône Saône habitat (RSH) : les premières – le Grand Lyon et la ville de Villeurbanne – vont leur céder un terrain à bâtir en dessous des prix du marché ; RSH va, elle, porter la maîtrise d’ouvrage de la construction. En échange, le projet doit s’étoffer et intégrer des logements destinés à des personnes en insertion. "Construire seulement dix logements serait revenu beaucoup trop cher, indique Benoît Tracol, directeur général de RSH. L’immeuble en compte finalement trente-huit : quatorze constituent le "village vertical", dont quatre sont destinés à l’accueil de jeunes en insertion ; nous gérons les vingt-quatre autres. Eux vont se loger à un prix raisonnable, et cela nous permet à nous de créer de l’accession sociale à la propriété. Le tout, en renouant avec une dimension qu’on avait un peu oubliée de notre travail de coopérative sociale : coopérer, 'travailler avec'".
"Vous étiez néophytes, vous ne l’êtes plus du tout !"
Les habitants ont en effet été des acteurs à part entière de la conception du bâtiment, des choix architecturaux à celui des matériaux. "Nous n’étions pas des professionnels : pour se poser en interlocuteurs crédibles face à des experts et leur dire 'on va faire autrement', ça n’a pas toujours été facile !", reprend Antoine Limouzin. Il leur a donc fallu travailler dur pour se former sur le tas et réussir à imposer leurs idées. "Le groupe est devenu costaud", commente l’architecte Marine Morain devant les habitants réunis ce matin-là sur le chantier. "Vous étiez néophytes, vous ne l’êtes plus du tout !", lance-t-elle dans un sourire qui laisse deviner quelques réunions tendues entre les futurs habitants, l’architecte et RSH.
Marine Morain, l'architecte du projet, ne cache pas qu'elle même a dû revoir certaines de ses façons de travailler au contact du groupe porteur du "village vertical". © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Habituée à travailler sur des bâtiments écologiques, l'architecte n'a pas vu de difficultés dans les choix d’une chaufferie à bois collective ou l’installation de panneaux photovoltaïques. La préférence pour une façade mixte bois-béton sur cinq étages posait en revanche problème en termes de normes incendies. Une innovation technique, brevetée à cette occasion, a finalement permis de s’en affranchir. Et que dire du choix des habitants de n’équiper leurs salle de bains que de douche... "Les normes de confort imposent une baignoire à partir du T4. On n’en voulait pas, c’est fini les bains !", assène Antoine Limouzin. Là aussi, ils auront gain de cause. Comme pour la réduction du nombre de places de parking obligatoires.
Certains appartements sont également plus petits que les standards avec des T5 autour de 90 m2. Ceci au profit des parties communes, volontairement plus grandes que dans des immeubles traditionnels. "Là où j’habite actuellement, tout est fait pour qu’on se croise le moins possible. Ici au contraire, l’architecture favorise la rencontre entre voisins", s’enthousiasme Cécile Cubizol, 42 ans, divorcée et mère de deux enfants, la dernière à avoir rejoint le projet il y a un peu plus d’un an.
La taille des appartements est légèrement plus petite que celle des standards. En contrepartie, les espaces communs sont plus grands et comportent par exemple des chambres d'amis. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
"Ça ne sert à rien de rejeter la responsabilité sur Bill Gates, François Hollande ou les fabricants de polystyrène..."
A chaque étage, les paliers, ouverts et exposés plein sud, s’annoncent comme de futures terrasses où partager le soleil. Le jardin, collectif, sera planté en comestibles. Au rez-de-chaussée, la mutualisation de certains espaces permet encore des économies, en frais et en place : une buanderie avec quatre lave-linges alimentés en eau de pluie ; quatre chambres d’amis pour les hôtes de passage ; et une grande salle de réception pour accueillir fêtes ou initiatives, y compris celles lancées par d’autres habitants du quartier. Même aux plus petits détails, on a cherché ici à donner du sens.
"On avait envie de faire passer certaines idées, explique Cécile Cubizol. Exiger de la peinture écologique a par exemple obligé le peintre à s’interroger sur les produits qu’il utilisait, et qui sont d’abord toxiques pour sa santé." Face à la filière du bâtiment habituée aux normes traditionnelles et à la compression des coûts, il a fallu tenir bon. "Si on veut que ça change, il faut que tout le monde s’y mette, estime Antoine Limouzin. Ça ne sert à rien de rejeter la responsabilité sur Bill Gates, François Hollande ou les fabricants de polystyrène et d’attendre les bras croisés qu’ils donnent l’exemple. C’est aussi à nous de donner l’impulsion."
Dans le même esprit, la concrétisation de ce projet de coopérative d’habitants – la première à voir le jour en France depuis 1971 – a permis à l’association Habicoop de plaider auprès du ministère du logement pour que la future loi "Duflot", attendue à l’été, contienne le précieux cadre juridique qui manque au "village vertical", comme aux nombreux projets similaires qui fleurissent partout en France. "Le système que nous avons créé n’est pour l’instant qu’un bricolage qui ne va fonctionner que pour les quarante ans qui viennent, le temps que courra notre prêt", précise Antoine Limouzin.
Dans ce projet, l'implication des futurs habitants est allée très loin, jusque dans les négociations avec les artisans pour les pousser à utiliser des matériaux plus écologiques. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Valeurs parasites
Dans les quatorze ménages qui vivront bientôt dans l’immeuble de Villeurbanne, il y a des célibataires, des couples, des familles. Ouvriers, travailleurs sociaux, intermittents du spectacle, masseur... Tous, sauf un, ont des revenus sous les plafonds du logement social. Du groupe originel, seuls Antoine Limouzin et sa femme habiteront l’immeuble. Mobilité professionnelle, divorce, aléas du projet ont fait abandonner les autres. Mais, à l’image de Cécile Cubizol, de nouveaux "villageois" ont pris le train en marche. Pour acheter ses parts, elle va vendre le 102 m2 dont elle est propriétaire non loin de là.
"Jusqu'ici, je ne m’étais pas posé la question : dans ma famille, être propriétaire est le cursus normal", raconte-t-elle. Mais une importante restructuration dans son entreprise, puis son licenciement économique ont provoqué chez elle une profonde remise en question. "Je me suis rendu compte que la société trimbalait plein de valeurs parasites, explique-t-elle. Il faudrait être propriétaire pour transmettre un patrimoine à ses enfants ? A mes yeux, ce n’est plus ce qui compte. Je veux leur transmettre des valeurs, pas des choses matérielles. Ici je vais leur offrir une expérience de vie, de solidarité, une ouverture d’esprit qui représentent beaucoup plus qu’un appartement de 102 mètres carrés !"
"Dans ma famille, être propriétaire est le cursus normal", explique Cécile Cubizol. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Enthousiaste, elle dit aussi que dans l’aventure, elle a "l’impression de grandir", d’avoir "chassé le caillou qui avait toujours été dans sa chaussure". "Ce n'est pas toujours facile, parce que nous avons tous été élevés dans une société individualiste, et dans ce projet, nous partageons beaucoup. Mais nous essayons autant que faire se peut de laisser notre égo de côté." "Evidemment qu’il y a des risques, reconnaît Antoine Limouzin. Mais beaucoup sont anticipés, mutualisés, et on aura plus de ressources pour y faire face."
Avant de partir, on lui demande ce qu’il ressent en voyant enfin cet ambitieux projet sur le point d’aboutir : "Ces huit années n’étaient qu’une gestation ! Comme pour la naissance d’un enfant, c’est maintenant que tout démarre vraiment."
Les logements devraient être livrés en juin. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Pour plus d'informations sur le "village vertical" et les autres projets de coopératives d'habitants : http://www.village-vertical.org/ et http://www.habicoop.fr/