Neuf mois après son ouverture, l'hôpital fonctionne à peu près, certes, mais à quel prix ? Il n'a pas les moyens de payer à Eiffage le loyer de 46 millions d'euros. Les mesures d'économie épuisent le personnel. Et plus de la moitié des blocs opératoires sont fermés. En mars 2011, devant le fiasco, l'ancienne majorité a commandé une mission à l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et à l'Inspection générale des finances (IGF). Le rapport leur est remis deux mois plus tard. Et aussitôt enterré ! A croire qu'il n'avait même jamais existé, comme nous l'a juré en avril dernier le cabinet de Xavier Bertrand, alors ministre de la Santé. Ce rapport est bien réel, Marianne a pu le consulter. A sa lecture, on comprend mieux le silence radio gêné de l'ancien gouvernement (voir l'extrait à la fin de l'article).
Absence d'«équipe projet»
Ces nombreuses «insuffisances» côté administration ont conduit au désastre et ont permis à Eiffage de se concocter un contrat à son avantage. Et même plus. Sa demande de rallonge pour le préjudice subi à force de modifications demandées puis annulées par l'hôpital - 115 millions d'euros au moins - est «visiblement l'aboutissement d'une démarche préparée de longue date. [...] Pour autant, l'estimation par Eiffage des conséquences financières des désorganisations qui ont affecté le chantier du fait du CHSF paraît, à la mission, disproportionnée et incohérente avec les dispositions du bail».
Hôpital inutilisable
Comment en est-on arrivé là ? L'intérêt général a-t-il été sacrifié par les autorités de tutelle de l'époque pour satisfaire des intérêts particuliers ? En 2007, la première pierre du centre hospitalier n'est pas encore posée que, déjà, une mission de l'Igas anticipe la catastrophe, prédisant de «très graves difficultés financières au moment de la mise en service». Mais Serge Dassault, maire de Corbeil et président du conseil d'administration de l'établissement, tenait dur comme fer à son bel hôpital. Et il a su se montrer persuasif, obtenant, avec le soutien des équipes médicales, des subventions pour son projet. Aujourd'hui, le CHSF bénéficie d'une aide annuelle de 20 millions d'euros accordée par l'agence régionale de santé (ARS) Ile-de-France.
Dix millions supplémentaires ont été versés en 2011, et une nouvelle enveloppe pourrait être débloquée pour 2012. «L'ARS nous dit qu'il n'y a plus d'argent. Mais, quand c'est pour payer Eiffage, là il y en a !» tempête Patrick Pelloux, président de l'Association des médecins urgentistes de France (Amuf), effaré qu'un loyer ait été en partie versé en 2011 alors même que l'hôpital était inutilisable. Nombre d'élus, d'usagers et de personnels de l'hôpital appellent de leurs voeux la création d'une commission d'enquête pour que la transparence soit faite sur ce qui restera l'emblème du ratage des unions entre public et privé, et sur la difficulté d'y mettre fin.
L'ancien directeur Alain Verret estime que le contrat aurait pu être résilié pour motif d'intérêt général. «Nous avions suffisamment d'éléments : les conditions économiques du contrat étaient déséquilibrées et l'hôpital subissait l'impact des désordres du chantier. Il y avait 7 000 malfaçons constatées, et non pas des réserves comme cela a été dit. J'ai proposé qu'on rachète partiellement le bail, comme ça a été fait pour le viaduc de Millau. Il fallait mettre environ 70 millions d'euros sur la table. Ça a été écarté. Je pense que l'objectif du gouvernement, c'était d'ouvrir l'hôpital sans vagues avant la présidentielle.» «Le gouvernement précédent n'avait pas une grande volonté de sortir du PPP», se souvient Michel Berson, sénateur PS de l'Essonne, qui précise par ailleurs que Bouygues tenait la corde au départ, et non pas Eiffage. «A quelles conditions en sort-on ? Il ne faut pas brader les intérêts de l'Etat», se contente de dire Xavier Bertrand.
La peur de l'«effet Tapie»
Dans le rapport mis sous le boisseau, les experts de l'Igas et de l'IGF envisageaient trois scénarios de sortie : une négociation amiable avec Eiffage pour rendre le bail plus souple et équilibré ; la mise en oeuvre de la clause de déchéance ; ou la clause de résiliation pour motif d'intérêt général. «Je ne crois pas à l'option de la résiliation pour motif d'intérêt général», balance tout de go Jean de Kervasdoué. L'ancien directeur des hôpitaux sous François Mitterrand, consultant d'Eiffage sur le dossier du CHSF, estime à au moins 500 millions d'euros le coût du divorce. Selon lui, redéfinir à l'amiable le périmètre du contrat serait moins douloureux. Mais, fin 2011, des discussions en ce sens entre Eiffage et l'hôpital ont été interrompues par le cabinet de Xavier Bertrand, assure l'expert : «A si brève échéance électorale, je pense que le gouvernement a eu peur de l'"effet Tapie" et a préféré passer la patate chaude aux suivants. Et charger, injustement, la barque d'Eiffage.»
Aujourd'hui, le groupe de BTP se dit prêt à entamer une négociation globale.Elus et communauté hospitalière réclament, eux, la sortie totale du partenariat. Preuve que ce sont bien ces unions public-privé qui sont dans le collimateur : le gouvernement a commandé un audit des PPP à l'IGF. En attendant, à l'hôpital, les personnels font tourner la machine comme ils le peuvent. La chaudière est en rade. Des dalles imbibées d'eau menacent de tomber du plafond. Des portes attendent toujours d'être réparées. Personne ne sait qui va payer. Bienvenue à l'hôpital.
- Article paru dans le numéro 805 de Marianne, daté du 22 septembre 2012.
- 110 000 m2 : la superficie de l'hôpital (1 017 lits) construit à cheval sur les communes d'Evry et Corbeil-Essonnes.
- 344 millions d'euros : l'investissement initial d'Eiffage.
- 46 millions d'euros : le montant annuel du loyer que l'hôpital doit à Eiffage.
- Trente ans : la durée du bail signé entre Eiffage et l'hôpital. A l'issue de cette période, l'hôpital devient propriétaire du bâtiment entretenu par Eiffage.
- 7 000 : le nombre de réserves ou de dysfonctionnements constatés par huissier une fois l'hôpital livré.