
Voici quarante ans environ que le chômage de masse a commencé son ascension ; et quarante ans qu'économistes et politiques s'échinent à le faire reculer. En vain. Au lieu de chercher encore à produire une nouvelle alchimie entre les politiques de la demande et celles de l'offre, examinons les conditions de la forte croissance des "trente glorieuses" et du chômage très faible qui les accompagnait.
Pour quelles raisons cette période a-t-elle été si exceptionnelle ? La reconstruction d'après-guerre ? Dès 1949, la France dépassait le plus haut niveau de production qu'elle avait atteint antérieurement, en 1929. Or, la croissance s'est poursuivie à un rythme soutenu pendant encore vingt-cinq ans.
A contrario, tous les prétendus obstacles à la croissance, dénoncés aujourd'hui par les économistes de l'offre, ont été mis en place au début des "trente glorieuses". A l'évidence, ceux-ci n'ont alors pas entravé la dynamique alors observée.
Dès lors, comment auraient-ils pu, soudainement, trente ans plus tard, devenir un handicap à la croissance ? La mondialisation ? Mais c'est précisément au début des "trente glorieuses" que le démantèlement des frontières douanières fut le plus intense.
Que s'est-il donc passé à cette époque ? Une vérité d'évidence : on a beaucoup produit mais aussi beaucoup consommé ! En particulier, les ménages se sont mis à acheter une série de biens nouveaux dont la diffusion avait été différée par la guerre, mais qui avaient bénéficié durant ce temps de perfectionnements continuels. Il y a tout l'équipement électroménager (lave-linge, réfrigérateur, aspirateur, etc.), la télévision et surtout l'automobile.
Ces nouveaux biens ont suscité un véritable engouement. Conjointement, de nouvelles activités se sont développées : carburants, réparations, tourisme, etc. La voirie a dû être refaite et étendue. A cela s'est ajouté le rôle de l'Etat, qui a stimulé fortement l'offre et la consommation de services publics et privés de santé, d'éducation et de formation.
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ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTIVITÉ
Or, dès la fin des années 1960, les statistiques indiquent que le degré d'équipement des ménages dans ces biens durables est saturé. On passe alors d'un marché d'équipement (croissant) à un marché de renouvellement (stagnant). En même temps, il n'apparaît pas que le relais soit pris par d'autres biens ou services susceptibles d'entraîner le même empressement d'acquisition que ceux apparus dans les années 1950, ni, surtout, qu'ils nécessitent un volume de travail aussi important pour être produits. Parallèlement, l'accroissement de la productivité se poursuit à un rythme soutenu dans l'agriculture et l'industrie.
Illustration de ce décalage : le taux d'épargne financière des ménages (c'est-à-dire le revenu mis de côté) progresse sensiblement entre 1969 et 1981, alors que les taux d'intérêt réels servis sont devenus fortement négatifs avec l'inflation des prix.
De même, à partir de 1966, le volume des heures supplémentaires travaillées se réduit peu à peu au point que, à la fin des années 1970, la durée effective du travail, qui était de 46 heures par semaine en 1965, rejoint la durée légale (40 heures). Au cours des décennies 1980 et 1990, les revendications syndicales pour l'abaissement de cette barrière de la durée légale du travail hebdomadaire se font de plus en plus pressantes. Et, en 2000, elles sont satisfaites grâce à l'obtention de la semaine de 35 heures.
Que déduire de tout cela ? Une chose capitale. La théorie économique n'a pas vraiment compris que le progrès technique exerce sur la dynamique économique deux impacts, fondamentalement différents. L'un porte sur l'offre des entreprises ; l'autre sur la demande des consommateurs.
DEUX DYNAMIQUES
D'une part, il y a le progrès (les innovations dans les processus de production) qui accroît la productivité des entreprises et donc les revenus unitaires distribués – cela est parfaitement connu.
D'autre part, il y a le progrès (les innovations dans les biens de consommation) qui modifie l'arbitrage des ménages entre consommation et épargne, c'est-à-dire qui accroît leur propension à acheter des biens et donc dynamise leurs dépenses.
Or, il n'y a aucune raison pour que les deux dynamiques (productivité et revenus unitaires d'un côté ; consommation de l'autre) évoluent au même rythme sur une longue période.
Ainsi, durant toutes les années 1950, la dynamique de la consommation a été, en France, plus rapide que celle de la productivité du travail, si bien que la durée effective du travail hebdomadaire s'est accrue en dépit du rétablissement de la semaine de 40 heures dès février 1946. Pourtant, depuis le milieu du XIXe siècle, c'est une dynamique inverse qui avait prédominé.
Or, si la nature asymétrique du marché du travail permet un allongement spontané de la durée du travail (par le recours aux heures supplémentaires), autant l'inverse n'est pas possible sans l'intervention directe ou indirecte du décideur politique.
Aussi, dès lors que la durée effective du travail commençait à baisser à la fin des années 1960, il aurait fallu abaisser simultanément la durée légale, afin de maintenir le même écart entre les deux (6 heures en 1965), afin d'inciter constamment les partenaires sociaux à privilégier l'emploi plutôt que la multiplication des heures de travail.
Une telle politique aurait permis de gérer en douceur le partage des gains de productivité entre hausse des salaires et baisse de la durée du travail ; une gestion plus efficace que les baisses épisodiques et brutales de la durée légale.
Pour ne pas avoir intégré ce double impact du progrès technique et l'asymétrie intrinsèque du marché du travail, la théorie économique (et les politiques publiques) n'ont pas compris que la durée du travail a été et reste, de fait, une variable régulatrice fondamentale de l'économie sur le long terme.
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