Istanbul, de notre envoyé spécial.
Erdogan a donc choisi la ligne dure. Jeudi soir, malgré les dizaines de milliers de Turcs qui défilent depuis maintenant plus d’une semaine dans toutes les grandes villes du pays, le premier ministre de l’AKP (parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis dix ans) a campé sur ses positions. À sa descente de l'avion qui le ramenait d'une tournée de trois jours dans les pays du Maghreb, le premier ministre turc a lancé, devant une foule de plusieurs milliers de sympathisants : « J'appelle à une fin immédiate des manifestations, qui ont perdu leur caractère démocratique et ont tourné au vandalisme. »
« Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les exactions de ceux qui vandalisent nos villes, endommagent les biens publics et font du mal aux gens », a-t-il ajouté, avant de rendre hommage à la police, qui serait « un rempart contre les terroristes, les anarchistes et les vandales. » Depuis la Tunisie, dernier pays de son déplacement, il avait déjà insisté sur le fait qu'il ne renoncerait pas au projet de destruction du parc Gezi.
Alors qu’ils attendaient le retour d'Erdogan, les campeurs du parc Gezi – dont la destruction programmée est à l’origine du début du mouvement – et de la place Taksim à Istanbul étaient tout à fait conscients de l’enjeu d’une journée symbolique, et en ont profité pour se structurer un peu plus. « Nous sommes depuis ce matin une plateforme de 80 organisations, qui réunit aussi bien des partis bourgeois comme le CHP que des partis kurdes ou de gauche radicale comme le nôtre qui est proche de l'association Attac, commente Dinçer Ergül, du parti des résistants socialistes (ESP). Cette mobilisation a créé un précédent dans l’opposition, et la tournée du premier ministre au Maghreb l’a bien montré : ensemble, nous avons mis nos réseaux en commun pour susciter des manifestations en Tunisie, au Maroc, avec les associations qui nous sont proches là-bas. »
Dans le parc Gezi, plusieurs centaines de personnes vivent désormais dans leurs tentes, et le premier potager a vu le jour jeudi matin : « Ce sont des légumes de base, plantés à l’endroit où les premiers arbres ont été arrachés, glisse Murat, 42 ans, agriculteur. C’est notre manière à nous de dire que quelle que soit l‘attitude du premier ministre ce soir, demain, nous serons là. »
La plupart des habitants du parc accueillent le retour d’Erdogan avec scepticisme, et le croient capable de tout. « Il peut à nouveau convoquer les policiers, et faire usage de la force, estime Deniz, 25 ans, un ambulancier venu de Bursa, sur la mer de Marmara, pour aider à installer le centre médical du parc. Erdogan n’a pas compris ce qui se passait. Mais nous n’avons plus peur, seulement du dépit. Se faire expulser par la force, ce serait une grande déception, de voir le gouvernement si loin de son peuple, de nous faire tomber aussi bas. »
Productrice de cinéma, installée sous la tente de l’association de défense du cinéma Emek, une salle d’art et d’essai délocalisée sur Istiqlal (l’une des grandes artères piétonne du centre-ville), Selin veut voir dans ce mouvement un « tournant politique », mais pas seulement : « Il faut absolument que cet élan démocratique ne soit pas vain, qu’il nous permette de préserver nos libertés publiques et culturelles, affirme cette jeune femme. Ce n’est pas possible d’interdire de manifester à tel ou tel endroit, comme le fait le gouvernement. Si l'on cède sur cela, on perdra tout le reste. »
Plus loin, devant le « Capulcuça hotel » (« Capulcu », qui signifie « voyou » en turc, fut le terme utilisé les premiers jours par Erdogan pour qualifier les manifestants), en fait, une grande couverture tendue pour abriter quelques matelas, Ali Ugur, Candan et Gözde font signer le livre d’or du parc. Tous trois sont lycéens, membre de l’Union des jeunes de Turquie, et veulent le « retour de la Turquie laïque, qui respecte tout le monde, tous les cultes, toutes les ethnies. Ce n’est pas pour aujourd’hui », glissent-ils.
« Et le premier ministre, il rentre quand ? Il ne nous l’a pas dit », s’amuse Gözde, reprenant l’éditorial du rédacteur en chef du quotidien Hurriyet, Murat Yetkin, article à l’ironie saillante qui pointe le décalage entre le premier ministre et l’évolution du mouvement social turc.
En fin d’après-midi, plusieurs nouveaux venus ont défilé sur la place Taksim à Istanbul, tels les professeurs d’université, dont ceux de l'université Bogazici, la plus huppée. Le climat reste tendu en Turquie. À Adana, au sud du pays, un policier a succombé à ses blessures après être tombé d'un pont mercredi en poursuivant des manifestants, selon la chaîne de télévision privée NTV. Il s'agit du premier mort dans les rangs de la police depuis le début de la contestation, qui a aussi fait deux morts chez les manifestants.
Depuis deux jours, sept étrangers ont été arrêtés (six sont des étudiants du programme d’échange Erasmus), dont deux Françaises, étudiantes elles aussi, l’une au parc Gezi, l’autre sur une barricade en contrebas de Taksim, alors qu’elle prenait des photos des manifestants. En fin de journée jeudi, le ministre de l'intérieur Muammer Güler a précisé que cinq de ces sept personnes – les deux Françaises, deux Iraniens, un Grec, un Allemand et un Américain – avaient été remises en liberté.
Le barreau d’Istanbul a, lui, choisi de prolonger son mot d’ordre de grève, puis demandé aux Stambouliotes interrogés par les médias étrangers de ne pas donner leur nom de famille, et surtout de s’abstenir de propos injurieux à l’encontre du premier ministre. Des mesures de précaution, quand au moins 29 personnes ont été arrêtées dans la nuit de mardi à mercredi à Izmir, ville d'Anatolie, pour « incitation à l'émeute et pour propagande » sur Twitter, selon le quotidien Hurriyet.
De leurs côtés, les syndicats ont promis de réagir si Erdogan poursuivait dans la même voie. « Le premier ministre a failli à sa tâche, qui est d’assurer la cohésion de la patrie, explique à Mediapart Kasim Zoto, délégué d’Istanbul pour le syndicat de la fonction publique KESK. Il cherche à diviser les Turcs, et il a oublié tout le travail que nous avons fait pour parvenir à une démocratie. C’est insupportable. Les grèves vont se poursuivre. »
Jeudi soir, plusieurs milliers de manifestants rassemblés sur Taksim continuaient de manifester leur colère contre le premier ministre. Très remonté, le syndicaliste Kasim Zoto jugeait qu’il était temps de passer à la vitesse supérieure. « Nous sommes en contact avec le parlement depuis plusieurs jours pour tenter de ramener le premier ministre à la raison, affirme le délégué du KESK. Et si nous échouons, nous nous réservons le droit de paralyser l’économie du pays et les services publics. Nous en avons les moyens. Erdogan doit comprendre qu’il n’est pas seulement le premier ministre de ses partisans, mais de tous les Turcs. »