Par Claire Le Nestour.
« Les malades des pesticides existent, j'en suis la preuve », était-il écrit sur leur T-shirt. Une quinzaine d'exploitants agricoles et leurs familles ont fait irruption au salon de l'agriculture, lundi 27 février. Sur le stand de l'Union des industries de la protection des plantes (UIPP), considéré comme le lobby des pesticides, Paul François, président de l'association phyto-victimes s'est exprimé au nom de tous. « Nous voulons montrer au monde de l'agriculture que les pesticides ont fait et font encore des ravages dans la population agricole. » Le céréalier charentais est devenu l'emblème d'un combat.
Lundi 13 février, tous les journaux ont loué sa victoire face au géant américain des produits phytosanitaires. Le 27 avril 2004, l’agriculteur avait reçu au visage des vapeurs de Lasso, un puissant désherbant de Monsanto, en ouvrant la cuve d'un pulvérisateur. Maux de tête tenaces et fatigues chroniques, l'agriculteur est aujourd’hui invalide à 50 %. Monsanto a été condamné. Mais pour un Paul François médiatisé, combien de victimes silencieuses ?
La France est championne d'Europe d'utilisation de pesticides et troisième consommateur mondial après l'Inde et les Etats-Unis. Selon une étude de juin 2007, les agriculteurs exposés aux pesticides auraient deux fois plus de chance de développer une tumeur cérébrale. Au centre d’immunologie de Marseille Luminy, Bertrand Nadel et Sandrine Roulland ont découvert que les agriculteurs exposés aux phytosanitaires développent 100 à 1 000 fois plus de cellules anormales, qui peuvent se transformer en cancer du sang. Les expositions professionnelles peuvent également être impliquées dans plusieurs hémopathies malignes, d’après les recherches de l’équipe de Jacqueline Clavel.
Pourtant, entre 2002 et 2010, seuls 38 agriculteurs ont été reconnus professionnellement malades à cause des produits phytosanitaires. D'autres sont parvenus à faire reconnaître leur pathologie sans établir de lien direct avec les pesticides. Ils figurent parmi les 1 363 “maladies professionnelles de nature allergique” reconnues sur la même période par la Mutualité sociale agricole. Pourquoi si peu de malades des pesticides sont reconnus par l’organisme de protection sociale des salariés et exploitants agricoles ? Il y a d’une part la rigidité de la procédure et de l’autre l’omerta des agriculteurs dans un milieu où lier santé et pesticides est un péché.
« Je mettais des protections pour manipuler les produits mais pas pour traiter. Dans une cabine de tracteur, on ne peut pas travailler toute une journée avec un masque. » Gilbert Vendée a fait « au mieux ». Mais en 1998, ce salarié agricole a inhalé du Gaucho, un insecticide partiellement interdit depuis 2004. « J'ai vomi toute la soirée. Le médecin a établi un certificat et m'a dit : "Si un jour vous avez des complications, il faudra présenter cette attestation." »
Les complications sont arrivées en 2002 : Gilbert Vendée a été diagnostiqué atteint de la maladie de Parkinson. Quand il a frappé à la porte de sa Mutualité sociale agricole, « ils n'ont rien voulu entendre parce que la maladie de Parkinson n'était pas inscrite dans le tableau des maladies professionnelles ». Ce tableau synthétise les critères à remplir pour qu'une pathologie soit reconnue au titre de la maladie professionnelle.
Il ne restait que deux solutions : le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) dont la mission est de démontrer le lien de causalité entre la pathologie et l'activité professionnelle ou le tribunal des affaires de sécurité sociale. « Le CRRMP a refusé ma demande alors j'ai été en justice. » La maladie de Gilbert a été reconnue professionnelle en octobre 2005. « Les institutions savaient que la première qui reconnaîtrait la maladie de Parkinson allait ouvrir la voie à d’autres plaintes d'agriculteurs. J’ai été le premier parkinsonien reconnu malade professionnel à cause des pesticides. »
Depuis, des années ont passé : selon des experts médicaux, la maladie de Parkinson devrait être intégrée au tableau des maladies professionnelles avant l’été. Pris à parti au salon de l'agriculture, le ministre Bruno Le Maire s'est engagé à demander sa révision.
« Les tableaux ne sont pas décidés par la MSA. Ils sont fixés par décrets », explique le docteur Christine Hermouet, médecin conseil à la Mutualité sociale agricole. « Notre axe de travail aujourd'hui, c'est la prévention », ajoute-elle. En 1991, la MSA a lancé le dispositif Phyt'attitude, un réseau de toxicovigilance qui incite les agriculteurs à signaler leurs intoxications aux phytosanitaires.
« Je ne sais pas quels moyens ils mettent pour ce programme, mais personne ne le connaît », soutient Nadine Lauverjat du mouvement Générations futures. L'association se bat depuis 1996 pour dénoncer les conséquences négatives de l'agriculture intensive. Dans sa ligne de mire : l'étude AGRICAN – pour AGRIculture et CANcer – en partie financée par la MSA. Elle suit une cohorte de 180 000 assurés agricoles de 2005 à 2020. Ses premiers résultats, présentés le 16 septembre dernier à Tours, ont surpris : « La santé des salariés et des exploitants agricoles est meilleure que celle du reste de la population française. » Ainsi, selon les chercheurs d’AGRICAN, la mortalité par cancer dans le milieu agricole est 27 % inférieure chez les hommes et 19 % chez les femmes par rapport à la population générale.
« Un effet d'annonce », pour François Veillerette, de Générations futures. « Les experts essaient d'embrouiller l'opinion publique avant de donner leur conclusion générale. Ils n'ont révélé que les chiffres de la mortalité, pas ceux de la morbidité. Dans la cohorte, 52 % des agriculteurs ne sont pas en contact avec les phytosanitaires, ce qui n'est pas représentatif de la situation française. » Pour lui, cette étude participe de la désinformation sur les risques sanitaires des pesticides, y compris au sein du corps médical.
« Je connais beaucoup de médecins qui n'admettent pas que les produits phytosanitaires causent des maladies », se souvient Dominique Marchal. Agriculteur en Meurthe-et-Moselle, il avait 45 ans quand on lui a diagnostiqué une leucémie. Il en avait 49 quand le tribunal des affaires de sécurité sociale a reconnu sa maladie professionnelle. « J'ai demandé à la MSA de réexaminer mon dossier plusieurs fois. Ils ont toujours refusé, car ma pathologie ne pouvait être causée que par le benzène. Le benzène n’apparaissait pas sur les étiquettes des produits que j'utilisais. » La femme de Dominique Marchal a fait expertiser une quinzaine de phytosanitaires achetés par son mari : la moitié d'entre eux contenaient effectivement du benzène. Le tribunal a reconnu la maladie de Dominique.
Fatigué mais « pas suffisamment pour justifier un arrêt maladie », Dominique Marchal travaille encore mais ne manipule plus les pesticides. « Régulièrement, des agriculteurs m'appellent pour me demander des conseils. L'un d'eux a juste eu le temps de m'annoncer que sa maladie avait été reconnue. Et il est mort. » Il milite avec Gilbert Vendée pour lever le tabou au sein de la profession. « Si on parle peu des conséquences sanitaires des pesticides, ce n'est pas uniquement de la faute de la MSA et des médecins. Les agriculteurs aussi sont responsables. »
Quand le téléphone sonne à la permanence de Phyto-victimes, ce sont souvent des proches d’agriculteurs qui appellent. « Je parle avec des épouses, des enfants ou des amis d’exploitants. Il est assez rare que les agriculteurs fassent le premier pas », explique Guillaume Petit, chargé de mission. Dominique Marchal l’admet : sans la persévérance de sa femme, il n’aurait jamais été jusqu’au tribunal.
Même avec la création de Phyto-victimes, en mars 2011, le mouvement peine à se structurer. Contrairement à l'amiante, les lieux de contamination ne sont pas définis : les victimes sont dispersées sur le territoire. Il est également difficile d'incriminer les firmes vu le nombre de pesticides utilisés conjointement sur les exploitations.
Dominique Marchal et Gilbert Vendée ont accepté de temoigner dans des films diffusés sur internet. « J’ai passé des nuits à faire mon dossier pour le tribunal, se souvient Gilbert. Moi ou un autre, il fallait que quelqu’un le fasse pour les parkinsoniens. J’ai un devoir de prévenir. » Mais prendre la parole à visage découvert n’est pas facile. La culpabilité s’ajoute à la solitude. « Admettre qu’on s’est rendu malade en polluant, c’est aussi sous-entendre qu’on a pu contaminer des proches », selon Nadine Lauverjat.
Gilbert et Dominique appartiennent à la même génération, « une génération qui a traité ses champs sans faire attention », disent-ils. « Il y avait bien des étiquettes sur les produits mais elles étaient incompréhensibles. » Depuis, il y a eu une évolution. Les avancées scientifiques ont souligné la dangerosité des pesticides, les chambres d’agriculture et la MSA se sont saisies du problème. Le plan Ecophyto adopté au Grenelle de l’environnement vise à réduire de moitié l’utilisation des pesticides d’ici à 2018. Enfin, des films comme Notre poison quotidien de Marie-Monique Robin ou Nos enfants nous accuseront de Jean-Paul Jaud ont contribué à médiatiser l’issue.
Pourtant, lundi, c’était la première fois que des agriculteurs malades des pesticides prenaient la parole au salon de l’agriculture. Ils y sont restés la journée pour « briser l’omerta de la profession ».
« Quand je suis allé au tribunal, on était regardés avec de gros yeux, se souvient Dominique Marchal. Les agriculteurs sont dans un système, on ne peut pas revirer de bord du jour au lendemain et se mettre à faire du bio. » Gilbert aussi a ressenti la gêne de ses confrères lorsqu’il a décidé de parler de ses problèmes de santé. « On ne me l’a pas reproché clairement mais on m’a fait sentir que j’allais détruire le système. Sans pesticide, les agriculteurs perdent leur gagne-pain. Tant qu’ils sont en bonne santé, ils préfèrent rester dans l’indifférence parce qu’ils ont besoin de ces produits. » Trop malade pour continuer à travailler, Gilbert s’est éloigné du milieu agricole.
Malgré sa chimiothérapie, Dominique Marchal continue à travailler. « Physiquement, ce n’est pas toujours facile. » Moralement non plus, notamment au sein de la FNSEA, le syndicat qu’il n’a pas souhaité quitter. « Les mentalités évolueront », soupire-t-il. Alors que la victoire de Paul François face à Monsanto faisait grand bruit, le syndicat majoritaire dans la profession est resté silencieux, outré que les agriculteurs soient encore associés aux pollueurs. « Je n’ai pas reçu de soutien de mes confrères, soutient Dominique Marchal. L’agriculture est un métier physique. On ne s’apitoie pas sur notre sort, c’est dans notre mentalité. Pour être soutenu, il faudrait peut-être que je sois plus malade. »