| 03.03.12 | 16h01 • Mis à jour le 03.03.12 | 16h08
Wukan (Chine) Envoyé spécial - C'est une topographie bénie des dieux et les gens de Wukan en sont fiers : le mont de la Tête-du-Tigre verrouille l'estuaire qui protège le gros village et son port de pêche des périls de la mer de Chine. On est ici en pays teochew, cette communauté de l'est du Guangdong connue pour ses traditions séculaires, ses pirates et sa diaspora. Aujourd'hui, Hutoushan ("la tête du tigre") fait, elle aussi, partie des terres collectives dont les quelque 15 000 habitants de Wukan ont été dépossédés, le plus souvent à leur insu, ces vingt dernières années, par une clique de dirigeants corrompus.
En attendant le jour où elles reviendront aux gens de Wukan, Zhuang Liehong se plaît à imaginer, là-haut, une statue de la liberté, le bras levé, comme à New York. Ce serait une attraction touristique idéale pour le "village de la démocratie", comme Wukan est désormais désigné sur des sites Internet chinois. "Sauf qu'on ne pourrait pas prononcer le mot démocratie, se reprend-il. Mais les gens savent bien de quoi il s'agit !"
A 28 ans, Zhuang Liehong est l'un de ceux qui ont mené la fronde des habitants de Wukan contre un abus du pouvoir local, qu'ils accusent de détourner des biens collectifs à des fins privatives. Il a toujours une plaisanterie en réserve, et chaque fois qu'il reçoit un appel sur son portable, c'est une version tonitruante et rock de L'Internationale qui retentit. Malgré la tragédie de décembre 2011 - lorsque Xue Jinbo, l'un des quatre représentants du village arrêtés au côté de Zhuang Liehong, est mort en détention -, Wukan bruisse d'une effervescence joyeuse en ce mois de février où les habitants se préparent à aller aux urnes pour désigner un nouveau comité du village. Le processus se déroule en plusieurs étapes : l'élection d'une commission électorale début février, puis d'une centaine de délégués villageois, et enfin, samedi 3 mars, de l'équipe dirigeante, le tout au suffrage direct.
L'échelon du village est le seul en Chine où les élections libres sont autorisées depuis les années 1990. Mais l'exercice est vite devenu, en l'absence de garde-fou, une parodie de démocratie : ainsi à Wukan où l'ancien chef du village et secrétaire du Parti est resté au pouvoir pendant quarante et un ans, "protégé" par les échelons administratifs supérieurs. Chassé lors des manifestations de l'automne, il est actuellement détenu par la commission disciplinaire du Parti.
A Wukan, fin février, les 109 délégués réunis dans la salle des fêtes, un théâtre surélevé qui fait face à un temple orné de deux dragons, examinaient sur un plan distribué à chacun la délimitation des terres collectives du village. Et quelques-uns des contrats secrets passés par l'administration précédente. Les villageois n'ont jamais rien touché à l'occasion de ces ventes - sauf lors de la construction de la principale route (50 euros par habitant). Parfois, des terres cultivées étaient préemptées : "On nous disait que cela deviendrait une zone de développement industriel et qu'on aurait des actions. Mais rien ne venait !", explique Zhang Bingchai, un père de famille de 45 ans. Ces terrains gelés auraient permis aux cadres du village et aux sociétés avec lesquelles ils faisaient affaire d'obtenir des prêts bancaires, dénoncent les villageois. L'enjeu du scrutin du 3 mars, pour eux, c'est donc de recouvrir leurs droits sur ces terres. Ils veulent notamment que soient appliquées au plus vite les clauses des contrats prévoyant que les terrains restés inoccupés plus de deux ans retournent au village.
Si le village d'insurgés a échappé à la normalisation à la mode chinoise - répression, diabolisation, déni -, c'est grâce à l'intervention, le 21 décembre, de l'émissaire du chef du Parti de la province du Guangdong. Dans une sorte de "Je vous ai compris", celui-ci a publiquement reconnu, fait extrêmement rare en Chine, que les demandes des villageois étaient "raisonnables". Et dans les jours qui ont suivi, les "meneurs", promis à de lourdes peines, étaient libérés.
Cette approche, qui a eu un grand retentissement dans le pays, s'inscrit dans une dynamique politique nouvelle : Wang Yang, le chef du Parti du Guangdong, une figure montante appelée à rejoindre les plus hautes instances du Parti à Pékin fin 2012, cherche à promouvoir des réformes de gouvernance. Et début février, le premier ministre, Wen Jiabao, s'est rendu dans un autre village du Guangdong, pour en appeler à "respecter les droits des villageois sur leurs terres", notamment au moyen de "procédures électorales justes et transparentes" - un message de soutien évident à l'expérience de Wukan. "Wukan a montré la voie d'une résolution pacifique et rationnelle des conflits. Pour l'instant, le résultat est gagnant-gagnant : les violences ont cessé, et les villageois sont revenus dans un cadre juridique existant", se félicite Xiao Bin, un professeur d'administration publique de l'université Zhongshan, à Canton, qui ausculte les réformes de la province.
Pour les villageois, le chemin est semé d'embûches. Les échelons administratifs qui séparent le village de la province - comme le bourg de Donghai et la ville de Lufeng - et qui sont soupçonnés d'avoir profité du pillage des terres, cherchent à reprendre la main : au moins l'un des 109 délégués s'est vu proposer un "salaire" secret de la part du gouvernement local pour servir d'informateur. Les autorités de Lufeng veulent en outre empêcher Xue Jianwan, 22 ans, la fille de Xue Jinbo, meneur mort dans des conditions à ce jour suspectes, de se présenter aux élections au motif qu'elle est institutrice. Aucun dispositif de recours n'a été mis en place pour garantir le bon déroulement du scrutin, le "groupe de travail" envoyé à Wukan par la province se bornant à "observer".
Faire valoir leurs droits les plus élémentaires a longtemps paru illusoire aux gens de Wukan : "On savait tous qu'il y avait des problèmes avec les terres. Quand je demandais à ma mère, elle me disait : "Ils sont violents et trop nombreux." Finalement, ce sont les jeunes qui ont pris les choses en main", explique Chen Suzhuan, une jeune femme de 30 ans qui a fait partie du comité provisoire du village insurgé et a depuis été élue déléguée. La colère a commencé à frémir en avril 2009, quand un tract distribué la nuit dans les boîtes aux lettres, et signé par un mystérieux "Patriote n°1", a dénoncé pour la première fois les ventes illégales de terres. Un numéro de QQ, le service de messagerie en ligne, y était inscrit. Très vite, l'espace en ligne animé par Patriote n°1, et baptisé "Les jeunes au sang chaud", est devenu un lieu de débat animé pour les jeunes adultes du village, souvent employés dans les grandes villes de la région - Canton, Foshan, ou Shenzhen - dans les services ou le petit commerce.
En juin 2009, plusieurs d'entre eux, à l'initiative de Zhuang Liehong, tentent de porter en haut lieu leurs doléances. "On voyait bien qu'ailleurs, les terres, ça rapporte", explique Hong Ruichao, un beau gaillard de 26 ans, l'un des quatre meneurs emprisonnés en décembre. Aucune de leurs démarches auprès du bourg, de la préfecture et de la province n'aboutit. "On était des boules de billard que tout le monde se renvoie", poursuit Hong Ruichao. Leurs familles reçoivent des visites intimidantes en pleine nuit. Parfois, on cherche à les acheter : "Ils m'ont dit, tu vas te marier. Alors on t'offre une maison. Et puis de l'argent. J'ai tout refusé", raconte Zhuang Liehong.
Tout s'accélère en septembre 2011, avec le chantier d'un complexe touristique sur l'une des dernières terres vierges du village. Les villageois organisent des marches de protestation. Mais la police intervient, sous les objectifs des téléphones portables, qui montrent les policiers s'en prendre violemment aux habitants. Vieux, jeunes, femmes et enfants canardent alors la police qui se retire, puis mettent à sac le commissariat. Wukan est aux mains de ses habitants, mais sera assiégé jusqu'au 21 décembre. Lin Zuluan, 67 ans, un cadre du bourg à la retraite très respecté dans le village, rejoint la direction du mouvement après l'arrestation de plusieurs organisateurs. "J'ai appelé un ami qui avait une clinique et me suis porté garant pour tous les frais des blessés. A ce moment, on n'avait aucune réponse de la part des autorités, l'incident était présenté comme instigué par "des forces hostiles" et moi, un manipulateur à leur service", raconte-t-il.
Quand le gouvernement provincial choisit la conciliation en décembre, Lin Zuluan est l'interlocuteur idoine : il sera nommé en janvier chef du Parti de Wukan, en remplacement de l'ancien chef démis. Il est aujourd'hui le favori aux élections pour le poste-clé de chef de village.
La manière dont les gens de Wukan ont su exploiter Internet et les médias a été décisive dans leur combat. Wu Jijin, un fils de pêcheur de 16 ans qui a quitté l'école, fait partie de ceux dont les messages et les photos tweetés ont touché le plus d'utilisateurs sur Weibo, le site de microblogging chinois. Et alors que la presse chinoise n'a jamais été autorisée à couvrir librement ces événements, les gens de Wukan ont courtisé les médias étrangers et d'Hongkong, ouvrant même un centre de presse. "C'est la première fois que je vois une telle conscience et une telle ouverture d'esprit", explique, à Canton, la documentariste Ai Xiaoming, chroniqueuse de la prise de parole citoyenne en Chine par les nouveaux médias.
A Wukan, personne n'a oublié le rôle de deux "anges gardiens" de la révolte. Xue Jinbo, dont la mort, à 42 ans, a galvanisé la résistance de la population. Et le Patriote n°1, qui s'est tu en décembre, quand Internet a été nettoyé des références à Wukan. Est-il caché ? Arrêté ? Personne ne sait. "Son esprit est parmi nous", assure Zhuang Liehong.
Brice Pedroletti
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