Source : www.marianne.net
Le contexte général d’incertitude et la récession européenne expliquent certes la frilosité des entreprises à investir et à embaucher. Après tout, les perspectives économiques en Europe n’inspirent guère que du pessimisme, en dépit des taux d’intérêt actuels proches du zéro absolu qui devraient – théoriquement – favoriser l’investissement de la part des patrons d’entreprises. Pourtant, c’est précisément ce niveau des taux à leur plus bas historique qui, contre toute attente, freine de manière décisive tout investissement sur le moyen et sur le long terme de la part des entreprises. En tentant de sauver le système, les banques centrales ont involontairement contribué à enfler une nouvelle bulle spéculative. De fait, ces taux d’intérêt réels infimes, voire négatifs dans certains pays, censés à la base favoriser l’investissement et dynamiser les économies…ont créé un monstre !
Tandis que le marché des actions offrait traditionnellement rentabilité et croissance sur le long terme aux investisseurs, et que le marché obligataire devait permettre, lui, de dégager du revenu. La création monétaire a bouleversé cette donne car l’afflux de liquidités à l’échelle planétaire s’est dès lors progressivement agglutiné sur les marchés boursiers internationaux qui disposaient d’un atout de taille en cette période de taux déprimés : les dividendes. Comme les investisseurs en mal de rentabilité se sont rendus compte que la distribution de dividendes sur les portefeuilles actions répondait à leur quête de rendement, ils ont donc détourné le marché boursier de sa vocation originelle de financement des entreprises pour en faire une machine à produire du rendement, par dividendes interposés.
Phénomène sans précédent depuis 50 ans, le marché des actions est ainsi devenu un marché obligataire alternatif ! Cette mue des bourses mondiales en tiroir caisse pour investisseurs friands de revenus réguliers et substantiels est à l’évidence lourde de conséquences pour le monde de l’entreprise, pour les travailleurs,pour les banques centrales comme pour les dirigeants politico-économiques. Alors que la vocation première des bourses était de mettre les pourvoyeurs de capitaux en relation avec les sociétés ayant besoin de liquidités. Alors que, en mettant leurs capitaux à disposition, les investisseurs sont supposés percevoir une participation au développement de l’entreprise, en contrepartie du risque assumé. Le fait est que le contexte des taux très bas stérilise toute la palette des investissements, car la dépendance accrue des entreprises à ces détenteurs de liquidités – uniquement préoccupés par obtenir du rendement sur le court terme – opère une redistribution en profondeur des ressources.
En effet, elle contraint les sociétés à modifier leur stratégie car l’outil de travail se transforme progressivement en un instrument financier. Les banques centrales constatent donc que leur politique de taux d’intérêt proches du zéro - loin de motiver les entreprises à placer sur le long terme - conduit celles-ci à privilégier au contraire la liquidité à court terme, comme la distribution de dividendes ou le rachat d’une partie de leurs propres actions. A l’instar de Ford qui, pour voir décidé de doubler son dividende, a bénéficié de la flambée de son titre de plus 35% les trois mois ayant suivi cette décision ! Le monde de l’argent a donc trouvé une parade pour surmonter l’écueil des taux nuls en parvenant – comme toujours - à trouver une nouvelle « vache à lait ». Les revenus nets distribués par les sociétés (non financières) à travers le monde occidental n’atteint-il pas aujourd’hui un record historique à 10% de la valeur de ces entreprises ? Cet appât du gain a gonflé une nouvelle bulle et a, accessoirement, faussé et dévoyé toute la théorie économique qui veut que des taux d’intérêt à de tels niveaux et qu’une création monétaire dynamique doivent logiquement profiter aux acteurs économiques. Au lieu de cela, les mécanismes de transmission monétaire ont été déroutés pour transformer les marchés boursiers en bandits manchots cracheurs de monnaie.
En outre, la notion de gestion du risque censée privilégier les marchés obligataires - sécuritaires - aux bourses - nettement plus spéculatives – s’est estompée. Le contexte des taux d’intérêt proches du zéro absolu n’a ainsi fait qu’exacerber cette quête effrénée aux profits avec, une fois de plus, des conséquences calamiteuses pour l’économie réelle. Les entrepreneurs préfèrent en effet consacrer leur cash-flow à distribuer des dividendes en lieu et place d’opérer à des placements sur le moyen et sur le long terme dans l’intérêt de leur société et de leurs salariés. Les banques centrales soupçonnaient-elles que leur politique monétaire hyper laxiste ne ferait qu’accentuer cette guerre que se livrent travail et capital ? Toujours est-il que l’influence prépondérante de l’actionnariat sur les stratégies des sociétés cotées dénature le métier d’entrepreneur. Pour avoir cédé à la pression des détenteurs de liquidités ayant pris son titre en otage, le chef d’entreprise et son directeur financier sont progressivement devenus des pourvoyeurs de revenus réguliers, au détriment de l’investissement et bien-sûr de l’emploi.
Que les responsables politiques, économiques et monétaires daignent enfin s’intéresser de près au théâtre boursier et à ses coulisses, si leur souci est bien de pérenniser la croissance et de résorber le chômage. Car les patrons des entreprises cotées ont désormais achevé leur mue en grands argentiers, et jouent à fond le jeu de la financiarisation. C’est pourquoi il n’est plus possible de miser aujourd’hui sur eux, ni sur leurs entreprises, et encore moins sur le marché boursier pour relancer nos économies. Le marché des capitaux n’est effectivement plus qu’un gigantesque « hedge fund » qui exploite opportunément les bourses et qui s’en détournera dès que la bulle sera sur le point d’imploser. Devenue distributrice de capitaux, l’entreprise participe aujourd’hui pleinement de la mort, lente mais inéluctable, du culte des bourses.
(*) Michel Santi est économiste, auteur de « L'Europe, chronique d'un fiasco politique et économique », « Capitalism without conscience » . Son dernier ouvrage est «Splendeurs et misères du libéralisme» (l’Harmattan).
Source : www.marianne.net