Arnaud Bouillin
Marianne : Par quel prodige des entreprises peuvent-elles déclarer des centaines de millions d'euros de bénéfices en Belgique sans payer, ou presque, le moindre impôt ?
Marco Van Hees : La Belgique propose aux grandes firmes plusieurs armes de détaxation massive ; la plus connue est celle des « intérêts notionnels ». Cette mesure, adoptée en 2005, fonctionne selon le principe suivant : une société X domiciliée en Belgique et disposant, par exemple, de 100 millions d'euros de fonds propres - le capital injecté par ses actionnaires - réalise, disons, 4 millions d'euros de profits. Normalement, ces profits devraient être taxés à 33,99 %, le taux de l'impôt sur les sociétés en vigueur chez nous.
Eh bien, non : avant d'être imposée, la société X a le droit de déduire de ses bénéfices l'équivalent de 3 % de ses fonds propres, soit, dans cet exemple, 3 millions d'euros. Résultat : au lieu de payer 33,99 % de 4 millions, elle ne paye plus que 33,99 % de 1 million !
Mieux : si elle est dotée de 150 millions d'euros de fonds propres, sa déduction d'intérêts notionnels (4,5 millions) dépasse son bénéfice (4 millions). Elle échappe donc totalement à l'impôt.
GDF Suez, EDF, Danone, LVMH, Carrefour, Auchan : de nombreuses firmes françaises, à capitaux publics ou privés, profitent du système...
M.V.H. : Effectivement. Et pour des montants considérables. En 2011, Danone Finance International, qui n'emploie que six salariés à temps plein, a engrangé 243 millions d'euros de bénéfices. Son impôt ? Dix-neuf millions d'euros seulement, soit un taux de 7,8 %.
La même année, EDF Investissements Groupe (trois salariés) a réalisé 306 millions d'euros de profits et réglé au fisc 900 000 $. Taux d'imposition ? 0,29 %.
GDF Suez Belgium (65 personnes) a fait encore mieux : 790 millions d'euros de bénéfices d'un côté, 343 000 $ d'impôts de l'autre, soit un taux epsilonesque de 0,04 %.
Mais la palme revient à Carrefour Finance : 14 employés, 59 millions d'euros de profits et... 0 $ d'impôt. La Belgique est un paradis pour les multinationales françaises.
Quelle est l'activité réelle de ces filiales ?
M.V.H. : Ce sont des banques internes qui prêtent de l'argent aux autres entités du groupe à travers le monde. Leurs bénéfices proviennent des intérêts qu'elles facturent pour ces prêts. Et, comme toutes les banques ou assimilées, elles ont besoin de fonds propres énormes.
Ce qui tombe bien : plus les fonds propres sont élevés, plus la ristourne fiscale est importante. Cerise sur le gâteau, cet avantage est inconditionnel. Aucun investissement dans le pays n'est exigé pour en bénéficier. Il suffit de monter une structure juridique et d'y loger une poignée de salariés, c'est tout.
L'effet sur l'économie est nul. Celui sur les finances publiques, en revanche, est désastreux : en 2010, le fisc belge a perdu, selon les annexes du budget de l'Etat, plus de 5 milliards d'euros de recettes à cause de ce système aberrant qui ne profite qu'aux très grosses entreprises.
Le fisc français est lui aussi lésé dans l'affaire...
M.V.H. : Evidemment. Une partie des milliards qui alimentent les fonds propres de ces pseudo-banques est prélevée sur les bénéfices réalisés en France, ce qui réduit d'autant la base fiscale. Dans cette histoire, tout le monde est cocu. Sauf les multinationales...
Propos recueillis par Arnaud Bouillin
* Les riches aussi ont le droit de payer des impôts, éd. Aden, 158 p., 12 €.