Révélations
Ils n’ont pas cédé à la mode automnale de s’auto proclamer « pigeons ». Pourtant, les salariés de Doux, le premier producteur européen de volailles, ont, eux, toutes les raisons du monde de se poser en victimes. « On a l’impression que notre sort n’intéresse plus personne », se désespère Nadine Hourmant, déléguée FO, qui bataille jour et nuit depuis septembre dernier et l’annonce d’un plan social drastique – sur un effectif total de 1700 employés, la direction entend en supprimer 1000. « Une majorité des salariés va finir au RSA en raison de leur âge et de leur faible formation, et Doux lâche le minimum d’indemnités, poursuit la syndicaliste. On en est même à réclamer des formations de base à l’écriture et au calcul pour aider à la reconversion.» Réjouissant.
Mais depuis quelques semaines, la colère s’est ajoutée à la tristesse. Car, selon les délégués du personnel, qui viennent de saisir le procureur en vue d’une plaine pour « faute de gestion », les conditions qui ont mené le groupe au redressement judiciaire et à dégainer un plan social sont douteuses. En fouillant les comptes de l’entreprise – que Marianne a pu consulter – les salariés ont en effet découvert qu’en 2010, 7,470 millions d’euros ont été siphonnés de la trésorerie de Doux vers Agropar, la holding financière qui chapeaute toutes les entités du groupe, et qui est dirigée par Charles Doux (Pdg de Doux) avec sa belle sœur, Rénée Doux. En 2009, 9,824 millions d’euros avaient suivis le même chemin…
Comment s’étonner, dès lors, que le commissaire aux comptes ait tiré la sonnette d’alarmes, fin 2010, en pointant « une incertitude sur la continuité de l’exploitation » ? A l’époque, la raison évoquée était une dette accumulée au Brésil de 146 millions de dollars… Mais les déplacements de trésoreries des sociétés vers la holding que nous dévoilons – 17,3 millions d’euros en deux ans, soit près de quatre fois le montant du capital social de l’entreprise ! – jettent un nouvel éclairage sur la question. Et la situation du groupe, en redressement judiciaire depuis 7 mois, qui sera de nouveau étudiée par le tribunal de commerce de Quimper le 28 novembre, prend une autre tournure.
Et les salariés comptent bien creuser, devant la justice, cette histoire de remontée d’argent. La méthode utilisée est celle, légale, des « management fees » qui permet à une holding de facturer des services aux structures qu’elle chapeaute. « On est en droit même de s’interroger sur la réalité des prestations facturées, s’étonnent les membres du Comité d’entreprise, alors que les frais de personnels d’Agropar, les frais de déplacement, de location immobilière et d’entretien des véhicules sont tous refacturés à Doux. » Le fisc ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui a redressé Renée Doux pour un montant de 2,5 millions d’euros, estimant que sa fonction « ne correspondait à aucun travail réel », alors qu’elle déduisait de sa déclaration à l’ISF ses parts dans Agropar au titre de biens professionnels.
Les représentants du personnels se posent dès lors une question à laquelle il demande à la justice de répondre : sachant la pérennité de l’entreprise menacée, Charles Doux ne s’est-il pas empressé dès 2009 de mettre à l’abri sa famille dont les membres cumulent les postes au Conseil d’administration de Doux? Ils relèvent d’ailleurs que cette même année 2010 (où tout a basculé), les actionnaires se sont octroyé un million d’euros de dividendes, après s’en être versé deux millions en 2009… Autant d’argent qui aurait pu augmenter les indemnités de licenciement. « Comment ne pas soupçonner Charles Doux, argumente la déléguée FO Nadine Hourmant, lui qui en 1995, après trois semaines d’une grève dans les abattoirs nous narguait en disant qu’on pouvait tous crever alors qu’il avait de quoi faire vivre sa famille pendant trois générations. » Au pays du Père Dodu, les dégraissages se font en dépit de toute morale. Aux tribunaux de nous dire si le groupe s’est – en plus – exonéré de la loi.
Dès à présent, au vu de la manière dont Charles Doux a fait de l’entreprise qu’il a créé de toute pièce, le leader que l’on sait, tout porte à croire que les salariés ont toujours été placés au dernier rang des préoccupation du patron. « La règle ici, c’est le SMIC à 9,40 euros de l’heure et rien de plus, raconte Nadine Hourmant. Moi, ça fait 22 ans que j’y suis collée. Chez Doux on ne respecte pas le repos hebdomadaire, pas plus que les temps de pause. D’ailleurs, Doux n’adhère pas à la convention collective de l’agro-alimentaire. Il pleut dans certain atelier. Je vous le dis, c’est Germinal ici, alors que l’entreprise vit des aides et en demande encore plus. »
A entendre les éleveurs intégrés à l’entreprise que nous avons pu rencontrer, le cynisme revendiqué face aux salariés n’est plus de mise lorsqu’il s’agit des producteurs. Et pour cause : sans agriculteur pour élever les poussins qui deviendront les poulets du Père Dodu, Charles Doux n’est rien. Ce qui ne l’empêche pas de faire régner l’ordre et la discipline, pour ne pas dire la terreur, parmi ses troupes. Impossible de trouver un agriculteur qui accepte de témoigner à visage découvert. Certains d’entre eux ne sont toujours pas revenus d’avoir reçu un coup de fil menaçant du siège au lendemain d’une réunion à laquelle ils avaient participé, organisée par la Coordination rural en juin dernier, alors que la faillite du groupe était annoncée. D’autres parlent encore des manifestations à visage masqué quand il s’agissait de réclamer de meilleures conditions de rémunération. Et pourtant, de l’aveu de l’un d’entre eux qui a accepté de nous recevoir quelques semaines après avoir quitté le groupe, « même s’il n’est pas le seul, Doux reste un modèle pour les éleveurs. Si on veut gagner de l’argent, on peut en gagner, à condition de bien travailler et de respecter le cahier des charges. »
Voilà le système Doux : contenir au maximum les charges dans ses abattoirs et choyer ses producteurs pour obtenir un produit au plus près des normes qu’il s’est fixé. « Doux a besoin de nous, mais nous avons besoin de Doux, poursuit notre agriculteur anonyme. Vous me voyez arriver à Paris avec mes 46.000 poulets ? » De là à imaginer que Charles Doux sait se montrer généreux, il n’y a qu’un pas qu’il faut se garder de franchir. Il tient ses producteurs d’une main de fer. Qu’un poulet livré ne corresponde pas au gramme près au cahier des charges, et tout un système de pénalités se met en marche.
Et à la moindre protestation, un chantage à l’exclusion s’exerce. « En contrepartie, il nous a toujours livré des poussins et des céréales de qualité. » poursuit-il. Tout a basculé au printemps dernier, quand les retards de paiement se sont accumulés. La faillite s’annonçait, et notre éleveur a préféré passer à la concurrence qui fonctionne sur le même modèle que Doux, l’inventeur du système d’intégration des éleveurs à l’entreprise. L’endettement en moins. Mais quand le marché du poulet standard est promis à une progression de 20% d’ici 2018, il se trouvera toujours un industriel pour reprendre le flambeau. L’argent arrivera chez les agriculteurs. Quant aux salariés des abattoirs, c’est une autre histoire.