« Dans le hangar, on se fait discret. On distribue les tracts et on donne rendez-vous aux sous-traitants sur le parking au moment du chargement des colis où il y a moins de surveillance car ils auront peur de parler en présence des chefs. OK ? » Six heures du matin. Porte de Pantin dans le XIXe arrondissement de Paris. Thierry Lagoutte, militant SUD à Coliposte, briefe Stéphanie et Olivier, les deux camarades postiers qu'il vient de récupérer à la sortie du métro. Direction : une « ACP » de la banlieue parisienne comme ils désignent dans leur jargon postal une agence Coliposte, cette division de La Poste qui livre les “colissimos”.
Depuis l'avènement du e-commerce et au nom d'une ultra-rentabilité appliquée aux services publics, la sous-traitance s'y développe à outrance (lire nos enquêtes ici et là). Avec elle, une concurrence féroce entre prestataires et, pour rester dans la course, des abus bafouant les règles les plus élémentaires du droit du travail, de l'absence totale de jours de repos au travail dissimulé. En Île-de-France, où le phénomène est le plus criant, Thierry Lagoutte a fait de la traque de ces dérives son combat, sillonnant la région au volant de sa voiture personnelle, multipliant « les descentes » dans les centres. Ce jeudi matin, il a ciblé une grosse agence au nord de Paris où 55 % des colis sont sous-traités.
Ce n'est pas la pire. Elle ne défraie pas la chronique comme l'ACP d'Issy-les-Moulineaux où un prestataire de service, sans papiers, s'est noyé en voulant récupérer un colis tombé à l'eau (lire notre article), mais elle est loin d'être exemplaire. « Comme toutes les agences, rage le syndicaliste, c'est une zone de non-droit, une jungle où tout est permis pour exploiter au maximum les employés sous-traitants de plus en plus précarisés. » Même la corruption. L'ancien directeur du centre, aujourd'hui licencié, est dans le viseur de la justice, soupçonné d'avoir proposé au patron d'une entreprise sous-traitante d'augmenter sa rémunération pour les colis livrés contre quelques centaines d'euros réglables en liquide le 1er de chaque mois.
Particularité de cette « ACP » qui livre des zones industrielles et des quartiers populaires dits sensibles : les sous-traitants (une quarantaine) côtoient encore des « colipostiers » (une trentaine), une exception, La Poste saignant ses effectifs année après année pour mieux sous-traiter à bas coût. « À Pantin, par exemple, 94,60 % des colis ont été livrés en 2012 par des prestataires de service ! On est très loin du discours officiel de la direction qui prétend qu'il n'y a pas de volonté de supprimer l'emploi postier », dénonce Thierry Lagoutte en garant sa voiture devant un immense hangar en tôle blanche, l'agence Coliposte.
Le parking est bondé de fourgons jaunes estampillés La Poste, les trottoirs alentour de camionnettes blanches, l'outil de travail des « ST », comme les postiers désignent les sous-traitants. Les trois quarts sont des véhicules de location. Thierry Lagoutte distribue une pile de tracts à ses camarades où l'on peut lire “Précarité à la Poste, quand le travail tue”, “Postiers et sous-traitants, luttons ensemble”. Il rappelle qu'un livreur prestataire qui parle à un syndicaliste peut être « viré du jour au lendemain » : « Il a la double pression. Celle de son patron et celle du donneur d'ordre qui peut dire à l'employeur “celui-là tu me le vires, il va me poser problème”. »
Mais ce jeudi matin, « la chance » est de leur côté. La neige abondante qui a paralysé une partie de la France et les poids lourds en début de semaine a perturbé le trafic. Il y a moins de colis à livrer, donc moins de pression sur les épaules des livreurs. À l'intérieur du hangar, l'ambiance est plutôt détendue. Elle l’est d’autant plus que les « chefs » sont absents. Le numéro un de l'agence est en rendez-vous à l’extérieur. Son bras droit est occupé par la visite d'une consœur en immersion. Quant aux employeurs sous-traitants, il n’y en a pas un à la ronde. « Un climat propice pour échanger », s’enthousiasme Thierry Lagoutte.
À force de visites impromptues sur le terrain, ce trentenaire qui a découvert Sud sur les bancs de la fac, avant de postuler à La Poste « pour la tranquillité de l'emploi », est devenu un visage familier des travailleurs du colis. Qu’ils soient sous-traitants précaires ou titulaires d’un CDI à La Poste, la plupart lui réservent un accueil chaleureux. Abdel, un postier, vient discrètement le saluer et le féliciter pour la lutte qu’il mène contre les dérives de la sous-traitance. « C’est bien ce que tu fais pour ces gars », lui glisse-t-il à l'oreille en pointant du doigt un sous-traitant d’à peine 20 ans qui fait « six jours sur sept treize heures par jour ».
Usé par quinze ans de Coliposte, Abdel vient de demander sa mutation pour rejoindre une plate-forme logistique. Non-syndiqué mais solidaire, il « enrage de voir le service public encourager l’exploitation des individus » : « Ici, on donne les tournées les plus sensibles aux sous-traitants. Et comme par hasard, ils sont tous noirs ou arabes. Le ghetto livré par des gens du ghetto, c'est ça la vision sociale de La Poste. » La veille, il a refusé de livrer sous la neige. Son statut le lui permet. Les sous-traitants, eux, n’ont pas eu le choix. « Ils ont hésité vu les dangereuses conditions de circulation mais leurs patrons les ont appelés et ils ont démarré fissa. »
Ces derniers mois, un sujet le préoccupe : la réorganisation des agences Coliposte. Celle-ci est vouée à la fermeture dans quelques mois, absorbée par une gigantesque plate-forme à quelques kilomètres de là dans un souci de rentabilité mais, quel que soit leur statut, les livreurs ignorent leur sort. Abdel mise justement sur sa reconversion en interne pour échapper à « ce nouveau démantèlement ».
Éric, 26 ans, quatre ans de chômage, d’intérim et de CDD, ne se fait « pas d’illusion ». La Poste doit renouveler le contrat du sous-traitant qui l’emploie à l’automne, au moment du déménagement, explique-t-il, en empilant dans son chariot les colis. Il sait qu’il est une variable d’ajustement, « jetable demain » sans préavis. Lorsque Abdel, le postier, livre soixante colis en six heures, il en livre au minimum le double en douze heures pour 1 200 euros net par mois sans prime. « Et certains matins, alors que je me lève à 4 h 30 pour être là à 6 heures, lorsque le nombre de colis à livrer est plus faible que prévu, on me renvoie chez moi après une heure d'attente. Ce qui n'arrive jamais à un postier. »
Devant la machine à café, un jeune postier en doudoune, jogging et baskets noires, appelle à la révolte ses collègues « ST » dans un grand éclat de rire : « Indignez-vous, esclaves ! » La trentaine, deux enfants, il a enduré leur quotidien de sous-traitant pendant trois ans. Mais c'était en 2008, avant la révolution du e-commerce, « à la belle époque, quand tu gagnais plus que les postiers, 2 000 euros net et que c’était une voie royale pour rentrer à La Poste ».
« Les “ST” faisaient déjà le sale boulot en livrant les colis dans les quartiers chauds mais on était bien payés », se souvient Mohamed. Aujourd’hui, il est « pépère », ne livre que les sociétés et fait ses heures, pas une de plus, « un privilège de titulaire ». Son chef d’agence lui dit de donner « les tournées ingrates » aux sous-traitants. Ça le rend fou. « Tout ça, c'est la faute des Malgaches, c'est eux qui cassent les prix », peste-t-il.
On le retrouve quelques minutes plus tard sur le parking. Il aide un « pote ST » que « tout le monde appelle Mamadou parce qu'il est black alors que ce n’est pas son vrai nom », à charger les colis dans sa camionnette blanche. « Pour se donner du courage », ce dernier, qui a « l'habitude de la discrimination » et ne veut pas « faire de scandale » autour de son prénom, écoute à fond le rappeur Lacrim. Il raconte la galère de livrer la cité, sans GPS, ni plan, les boîtes aux lettres sans noms, les adresses incomplètes, les allées introuvables, les usagers mécontents. Il a démarré son contrat il y a trois mois et, déjà, il est « cassé ». En moyenne, il fait douze heures par jour, six jours sur sept, pour 1 400 euros net mensuels...
Cette cadence infernale aura raison de Mouloud. Ce jeune père de famille, qui accepte de parler pour la première fois à des syndicalistes « car le chef n'est pas là », a pris une décision. Il démissionne à la fin du mois car il ne veut pas « finir au cimetière comme le sous-traitant d'Issy-les-Moulineaux qui s'est noyé ». Son beau-frère ouvre un magasin de vente de matériel paramédical et lui propose un poste de livreur avec des conditions de travail et des horaires « normaux ». Mouloud ne connaît « rien au droit du travail » mais il a l'impression d'être devenu « un esclave ».
Les seules journées de repos qu'il a obtenues depuis le début de son contrat : les dimanches et les jours fériés. Il a pris conscience de son état de fatigue voilà quelques semaines. Il devait livrer 120 colis, sa moyenne journalière, dans un quartier difficile, mais l'épuisement l'a conduit dans un mur en béton, explosant le carter d'huile de sa camionnette de location. Plus de peur que de mal.
Pourtant, Mouloud adore ce métier, « le contact avec les habitants », « le café avec les gardiens », même s'il a rarement le temps de s'arrêter. Il a « charbonné comme un animal » dans l'espoir d'entrer par la petite porte à La Poste. Il avait même récupéré une veste de postier car il s'était rendu compte qu'on lui réservait un meilleur accueil dans les immeubles que lorsqu'il portait le gilet bleu des prestataires... C'est illégal. Il le sait. « Mais tous les sous-traitants font ça, car ça nous protège surtout dans les quartiers chauds. » Même lui « avec (son) profil maghrébin » et sa barbe teinte au henné, il se fait caillasser son véhicule...
8 h 37. Mouloud doit y aller. Il est en train de prendre un sérieux retard sur sa tournée. Sur le parking, il ne reste plus que sa camionnette et les camions jaunes de La Poste. « Ceux-là n'ont plus besoin de sortir puisque les sous-traitants font le boulot », constate Thierry Lagoutte. Il griffonne ses coordonnées sur un bout de papier. « Je suis à ta disposition si tu veux aller plus loin et faire reconnaître tes droits. »
Mais le syndicaliste ne se fait pas d'illusion. « De nombreux précaires du colis sont issus de l'immigration, certains sans papiers. Ils travaillent pour un cousin, une connaissance qui leur a fourni du travail, quand on ne les a pas fait venir du pays. Et rien que pour ça, ils se sentent redevables auprès de leur patron et ne veulent pas aller aux Prud'hommes. » Pourtant, ils seraient assurés de faire requalifier en CDI à La Poste leur statut de sous-traitant tant les abus sont légion. Comme lorsqu'un agent de La Poste se permet de les contrôler, de leur donner des ordres ou de leur dicter leurs horaires et jours de repos alors qu'il n'est pas leur supérieur hiérarchique...